lundi 17 mai 2010

État, monarchie, public - Marcel Gauchet

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20 | 1998 : Miroirs de la Raison d'Etat
État, monarchie, public
Marcel Gauchet
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11. Une observation générale, pour commencer, sur la démarche dont relève l'étude ici débattue. Elle ambitionne d'être une contribution de l'histoire intellectuelle à l'histoire générale. Elle voudrait montrer que les idées constituent parfois d'irremplaçables documents historiques. C'est le cas du corpus de la « raison d'État », à la charnière des xvie et xviie siècles. Il est à traiter comme une source. Il constitue le témoignage le plus éloquent dont nous disposions pour prendre la mesure de l'événement qu'a représenté la surrection de l'« État » dans la période, de l'État en possession de son concept. Il y est allé d'une mutation mentale dans ce qui a rendu l'État de la sorte dénommable. Une mutation qu'on ne peut guère apercevoir et déchiffrer que depuis le faisceau d'arguments déployé par les théoriciens de la raison d'État. Leur entreprise est avant tout, en effet, une réaction et une riposte à une réalité perçue comme nouvelle et menaçante. Elle est effort de maîtrise en même temps que tentative de sauvetage d'un cadre de pensée ébranlé par l'irruption d'une image inédite de la politique, de son ordre et de ses fins. En quoi ce discours, une fois convenablement situé, nous offre une chance unique de saisir l'un en regard de l'autre le système qui meurt et le système qui naît.

1 En quoi cette paix de religion française de 1598, paix « par en haut », paix si difficile à trouve(...)
2Voilà ce que la raison d'État a l'exceptionnel intérêt de faire apparaître. Elle donne à lire les tenants et les aboutissants religieux d'un événement par ailleurs bien connu, mais mal compris, aisément réductible, qu'il est à une dimension instrumentale ou fonctionnelle : la clôture des guerres de religion, en France, dans et par l'« État ». Pour opérer une telle pacification, il faut une autorité pourvue d'une légitimité comme on n'en avait jusqu'alors jamais connu, que ce soit dans ses liens avec le ciel, ses rapports avec ses assujettis ou la norme de ses entreprises1. Il faut une autorité « de droit divin », directement autorisée de Dieu, hors de quelque canal médiateur que ce soit ; il faut une autorité « souveraine », en position de supériorité « absolue » vis-à-vis de quelque membre du corps politique que ce soit ; il faut une autorité ancrée dans un « État », matérialisant la permanence du royaume et l'autosuffisance des raisons de la communauté terrestre. Une autorité transgressant de partout, par sa physionomie, par ses prétentions, par son mode d'action, non seulement les modèles de la politique chrétienne, mais beaucoup plus profondément encore l'ensemble des repères reçus de la politique, l'articulation entre l'ici-bas et l'au-delà qu'il lui revient d'assurer, l'image de la communauté des hommes qu'elle présuppose, la figure du pouvoir sur laquelle elle s'appuie. C'est cette subversion sourdement entraînée par la prime cristallisation de « l'absolutisme » (et la cristallisation de la conceptualité politique moderne qui l'accompagne) que la littérature de la raison d'État nous permet d'apercevoir. Dans leur application à conjurer le maléfice de cette politique émergente, dont les « politiques » français représentent la pointe avancée, de par la situation qui est la leur, les théoriciens de la bonne raison d'État nous livrent les proportions de la révolution religieuse et métaphysique de la politique qui se joue dans les parages de 1600. Une révolution de portée comparable à la révolution scientifique du mécanisme qui chemine parallèlement à elle – elle manifeste comme elle les incidences de l'éloignement de Dieu vis-à-vis de l'univers habité par les hommes. Elle n'est vraiment discernable, dans ce moment initial, que depuis le contre-discours qui lui est opposé. Je ne vois pas d'autre observatoire à partir duquel il serait possible de l'appréhender dans toutes ses dimensions.

3En la circonstance, en un mot, il faut passer par l'« histoire des idées » pour rejoindre la vérité des faits historiques. Cela requiert de désenclaver l'histoire intellectuelle ; cela demande symétriquement d'ouvrir l'histoire générale. Il s'agit, d'un côté, de mettre le travail de l'idée dans son contexte (qui n'a rien à voir avec l'étroitesse mutilante du « contexte de discours » où Quentin Skinner entend se tenir). Mais cela, de l'autre côté, afin d'éclairer le contexte, afin d'obtenir des informations historiques que le travail et le mouvement de l'idée sont seuls à pouvoir délivrer.

4Le cas de figure est particulier, sans doute, mais je crois qu'il n'est pas sans exemplarité, au moins dans le domaine de l'histoire politique moderne. Nous avons à apprendre à lire historiquement les œuvres, grandes et petites ; nous avons à apprendre à mesurer leurs enjeux en regard de l'histoire politique où elles sont prises – pas l'histoire superficielle des péripéties de la politique, l'histoire profonde des formes politiques. Loin de les dissoudre dans l'insignifiance du flux événementiel, l'opération leur confère un surcroît de relief. Dans l'autre sens, nous avons à apprendre à lire l'histoire à la lumière des œuvres et à la lumière du langage que parlent les acteurs de l'histoire. Mots et discours recèlent des enseignements qui ne se trouvent pas ailleurs ; ils donnent à voir des dimensions de l'effectuation historique qu'aucune autre donnée positive ne nous ferait directement subodorer. La connaissance du passé, depuis qu'elle se veut science, n'avance et ne bouge que par l'élargissement de ses sources documentaires et le renouvellement corrélatif des façons de les interroger. S'agissant de la politique à l'époque moderne, nous avons de la sorte sous la main de considérables archives jusqu'à présent inexploitées, non parce qu'elles étaient reléguées dans un dépôt inaccessible, mais parce que nous ne savions pas les traiter comme telles. Le problème est de les inventer comme archives, en trouvant les bonnes manières de les faire parler.

52. À propos du corpus de la raison d'État, Michel Sénellart m'objecte la spécificité du Wohlfahrtstaat allemand et de la doctrine aristotélo-luthérienne de l'État autoritaire de bien-être, que j'aurais trop hâtivement enrôlé sous la même bannière que l'entreprise de théoriciens catholiques diversement portés par l'esprit de la Contre-Réforme. La question est de savoir si la spécificité, indiscutable, va jusqu'à la discontinuité, dont je doute – Michel Sénellart ne l'affirme d'ailleurs pas, si je le lis bien. Le geste intellectuel dont sort la policey est-il radicalement hétérogène à la sphère d'intention des théories de la raison d'État ? Ou bien ne participe-t-il pas du même mouvement de pensée, tout en empruntant des accents différents, du fait d'abord du décalage dans le temps, de l'enracinement dans un autre moment, avec d'autres tâches à l'ordre du jour (la Guerre de Trente ans est passée par là), et du fait ensuite de l'inscription dans un autre cadre religieux, avec d'autres traditions politiques ? Les théoriciens italiens s'approprient le mot pour rejeter la chose. Seckendorff rejette le mot et la chose. Mais en affirmant l'extériorité de la policey par rapport à l'univers de la souveraineté absolutiste, aisément reconnaissable derrière la caricature, il n'en continue pas moins de la situer et de la définir par rapport à lui. Elle ne s'entend, au vrai, que comme alternative à la double dissociation qui mine le monde de l'État selon la raison d'État, sous l'effet de l'émancipation de l'appareil de puissance et de l'autonomisation de ses fins temporelles. La policey, elle, comme plus tard le Wohlfahrtstaat, offrent le contre-modèle d'une intégration des instruments de la puissance au sein d'une communauté demeurant ordonnée au bien commun, en même temps que d'une conciliation des voies du bien-vivre en ce monde avec le souci du salut dans l'autre monde. L'objet me paraît du même ordre, à distance, que celui des théories de la raison d'État. Le problème, sur le fond, est le même, et il n'y a pas lieu de s'en surprendre, puisque c'est aussi bien le problème central de tout le xviie siècle européen : l'accommodation à cette entité nouvelle, l'État, qui bouleverse à la fois la religion, les formes établies de la vie collective et l'idée du lien entre les hommes. La bonne démarche ne consiste-t-elle pas à essayer de tenir les deux bouts de la chaîne, en articulant l'unité de la problématique et la diversité des réponses qui sont susceptibles d'y être apportées, compte tenu de la variation des contextes et de la différence des temps ?

63. Je n'ai traité qu'un aspect du problème et dans une optique qui me voue au soupçon de « moderniser » abusivement cet « État », qui, pour accéder à sa notion à ses conditions de repérage modernes n'en demeure pas moins pétri d'« archaïsme ». Je n'ignore pas cette autre face de la réalité. Davantage, je crois que la ligne d'analyse développée ici est de nature à lui reconnaître toute sa place. Ce n'est pas seulement, en effet, que le nouveau s'accommode de la survie de l'ancien, c'est qu'il passe pour une bonne part au travers de lui. Je n'ai aucune peine à suivre Christophe Blanquie, par conséquent, lorsqu'il rappelle qu'« avant d'être un État, la France forme une monarchie ». Je demande juste, de nouveau, qu'on veuille bien tenir les deux bouts de la chaîne en admettant qu'à un moment donné cette monarchie s'est néanmoins transmuée pour un de ses aspects en quelque chose comme un « État ». Un État monarchique, inséparable du support que lui fournit le pouvoir royal, mais un État quand même. Un État dont les traits novateurs s'affirment de concert avec la réaffirmation de l'institution traditionnelle qui le porte. L'impersonnalité de l'État se forge au travers de la réactivation du pouvoir en personne. Il est stérile d'opposer indéfiniment les deux volets, de ne regarder alternativement que le versant modernisateur ou le versant traditionnel pour les jouer l'un contre l'autre ; ils sont indissociables ; ils représentent les deux volets de la contradiction politique inexpiable fichée au cœur de la monarchie absolutiste.

2 Sur cette double genèse, voir les études de Robert Descimon, « Henri III et Henri IV. Le triomphe(...)
7J'y ai fait allusion plus haut, le concept d'« État » n'est qu'un maillon dans une chaîne notionnelle où il se présente lié à la « souveraineté », ce qui ne fait pas difficulté (encore qu'il ne soit pas simple d'apprécier la signification exacte de la notion), mais aussi au « droit divin », chose beaucoup moins évidente, alors pourtant que l'intelligence de la formule religieuse de l'absolutisme y est suspendue. À cette chaîne, il faut ajouter encore un élément supplémentaire, si l'on veut prendre la mesure de la contradiction qui nous intéresse : la dynastie. Un élément d'allure carrément traditionnelle, celui-là, mais dont le passage au premier plan participe cependant du même travail de redéfinition que les éléments qui précèdent. L'accent porté sur la continuité héréditaire du pouvoir constitue le pendant exact de l'appel au droit divin du monarque. Pour saisir cette cristallisation du principe, il faut remonter à la scène primitive de la pensée absolutiste en France : la légitimation de l'hérétique Henri de Navarre comme prétendant à la Couronne. Légitimité de droit divin et légitimité dynastique sont les deux voies permettant de contourner, par le ciel et par la terre, l'interdit de l'Église romaine. Le roi ne tient sa couronne que directement de Dieu seul, par dessus la médiation du prêtre ; il ne la doit qu'au sang qui coule dans ses veines, indépendamment de l'intervention des hommes2. Dans l'un et l'autre cas, l'argument d'opportunité eût été faible s'il n'eût autorisé la condensation, en quelque sorte, d'une vision du ciel et de la terre qui était dans l'air. L'occasion a été le vecteur de la coagulation d'un système de pensée profane et religieuse, ou d'une théologie juridique et politique qui resteront sans être jamais complètement explicitées, mais qui n'en formeront pas moins le socle efficace et l'implicite inspirateur de l'affirmation absolutiste.

3 Traité de la puissance du pape, Pont-à-Mousson, 1611, fo 86 ro.
8L'exemple type où de vieilles formules acquièrent une signification nouvelle, et l'on peut bien dire une portée révolutionnaire, de par les conditions de leur emploi et la charge dont les transformations de l'économie sacrale les investit. Le principe du droit divin, ainsi entendu, assoit la complexe suprématie religieuse du pouvoir politique. Il rejoint la souveraineté pour prêter consistance concevable à la figure d'une autorité métaphysiquement à part, exhaussée qu'elle est par-dessus toutes supériorités de ce monde. La continuité dynastique (la loi salique érigée en « loi fondamentale » du royaume) s'associe à l'« État » conceptuellement émergent pour prêter corps à la notion d'une consistance autosuffisante de la chose publique dans l'élément de la perpétuité terrestre. « La royale puissance ou autorité politique […] demeure toujours et consiste par elle-même », traduira Guillaume Barclay en 16113. Mais dans l'un et l'autre cas, il est frappant de voir la reviviscence de l'antique principe d'incarnation se nouer à l'avancée de l'abstraction juridique. L'immédiate désignation de Dieu ne conspire pas seulement à la concentration exclusive de la légitimité dans l'institution royale (dont la souveraineté tire les conséquences en droit), elle renforce en outre la dimension personnelle de l'investiture du roi (c'est en tant qu'individu singulier qu'il est appelé à son office). De façon analogue, la loi de dévolution fait du monarque à la fois le véhicule d'un principe qui le transcende et le dépositaire unique de ce principe. Il n'est, par un côté que le représentant visible d'une entité invisible, mais en même temps, de l'autre côté, cette entité invisible n'existe que par lui, de telle sorte qu'elle est contenue toute entière, d'une certaine façon, dans sa personne tangible. Il est simultanément l'espèce et l'individu, selon la symbolique du phénix dont Kantorowicz, puis Ralph Giesey et Sarah Hanley, plus près de nous, nous ont éclairé la teneur et le rôle, lors de la succession de Henri IV. Plus le roi est l'agent d'une fonction impersonnelle, plus il l'exerce en la personnifiant. Le dégagement de l'État souverain comme entité indépendante s'effectue en liaison intime avec une réinvention du pouvoir incarné.

9C'est ce qui fait de l'absolutisme une forme politique d'emblée et intrinsèquement contradictoire. Une forme politique extrêmement difficile à saisir, susceptible qu'elle est des appréciations les plus opposées, et largement en trompe-l'œil, de surcroît, pour ce qui regarde, en particulier, ses aspects « traditionnels » – ne pas confondre continuité effective de la tradition et refabrication de la tradition, avec ce que cela implique chaque fois de modification voire de renversement de son sens. L'aspect religieux que je viens d'évoquer en constitue l'illustration privilégiée. À de certains égards, la repersonnification de la monarchie de droit divin peut donner l'impression d'une intensification de la sacralité traditionnellement attachée à l'incarnation royale. Or, en réalité, cette personnification est désacralisante, si l'on veut bien ne pas se payer de métaphores et donner aux termes leur acception rigoureuse. Elle ne se conçoit que dans un monde où la participation charnelle et spirituelle de l'humain au divin est exclue. Elle signifie cette exclusion. Elle manifeste une supériorité qui, si elle fait du souverain la « vivante image de Dieu en terre », exhibe d'autre part l'éloignement du Dieu du ciel. On peut se livrer à des analyses du même ordre à propos des rapports avec l'Église, ou des autres réinvestissements de l'ancien ordre, l'hérédité, le privilège, la hiérarchie, l'appropriation patrimoniale des fonctions publiques. Sous tous les angles, on retrouve, dans des dispositions variées, le même entrelacs contradictoire d'ancien et de nouveau, de redéfinition de l'ancien au service du nouveau. Aucun fil « moderne » qui soit pur, dans cet écheveau, qui ne soit lié d'une manière ou d'une autre à un support archaïque ; aucun élément de tradition qui soit brut, dans l'autre sens, et qui ne puisse jouer comme véhicule du moderne, ou comme instrument de subversion du passé dont il est théoriquement issu.

10La raison d'État est l'un de ces foyers de contradiction. Elle participe par un côté du renforcement des modalités d'exercice les plus archaïques du pouvoir. Elle ranime de façon violente le pouvoir en personne, le pouvoir par possession, soustrait à la règle commune, comme à l'intelligence de ses sujets, retranché dans son mystère – avec ce que ce recours à l'extraordinaire emporte de subversion des liens traditionnels du monarque et du royaume, sous le signe de la justice. De l'autre côté, la raison d'État fait du pouvoir un objet déchiffrable à distance ; elle soumet sa conduite à une loi d'airain qui promet le secret où il s'abrite à être percé ; elle participe de la création des conditions d'une appropriation collective du pouvoir.

11C'est l'anatomie subtile d'un hybride que nous avons à dresser. Elle demande de se départir de l'opposition tranchée entre une tradition « traditionnelle » et une modernité « rationnelle ». Tant que l'on se contentera pour critère de cette identification sommaire entre modernité et rationalité (la rationalité est un résultat, elle ne définit pas le chemin), on s'enfermera dans une querelle sans issue au sujet de la monarchie absolutiste, assurément bien peu moderne, et cependant modernisatrice. N'est-il pas temps de sortir de ces affrontements stéréotypés ? La naïveté traditionalisante n'est pas moins trompeuse que la naïveté modernisante. Je peux n'avoir pas réussi, mais si j'ai eu une préoccupation, en proposant cette grille d'analyse, c'est celle d'échapper au piège de l'unilatéralité.

124. J'ai proposé, en somme, d'aller une couche plus profonde dans l'archéologie de l'espace public. Pour que la politique devienne publique, encore faut-il qu'elle ait été au préalable rendue publicisable. Elle n'est pas un objet naturel dont la collectivité se serait peu à peu emparée. Elle a été constituée à un moment donné d'une manière telle qu'ensuite une saisie collective de ses tenants et aboutissants est devenue possible. La raison d'État nous permet de remonter à l'une des voies par lesquelles elle s'est de la sorte trouvée pourvue d'une objectivité déchiffrable. En d'autres termes, avant que d'entrer dans le domaine du connu, et de devenir l'objet légitime du discours social ordinaire, la chose politique a dû être érigée en objet connaissable. C'est sur l'existence de cette couche primordiale que j'ai voulu appeler l'attention. En la circonstance, l'organisation cognitive précède et conditionne l'appropriation sociale : voilà ce que j'ai essayé de mettre en lumière. Mais je me suis arrêté là. Je n'ai pas été plus loin que l'analyse de cette mise en forme du domaine politique sous les traits de l'État de la raison d'État, mise en forme qui l'a offert, par principe, au discernement d'un observateur impartial. Je me suis borné à la reconstitution d'une virtualité. Reste, à partir de là, j'en suis bien conscient, l'énorme question, soulevée par Christian Jouhaud, de l'actualisation historique de cette virtualité. A-t-elle, peut-elle avoir, au xviie siècle, le moindre commencement de concrétisation ? Et si oui, lequel, où, comment ? Je ne puis faire plus, sur ce terrain, qu'avancer quelques modestes hypothèses de travail. Je les présenterai sous forme d'observations sur les judicieuses observations de Christian Jouhaud.

13Partons de la logique de l'intérêt, qui me semble fournir, en l'occurrence, le bon fil conducteur. Admettons comme plausible, en effet, qu'il « n'existe pas, au xviie siècle, d'observateur des intérêts qui soit lui-même extérieur aux intérêts qu'il s'agit de reconstituer du dehors ». Mais cette extériorité, qui n'est pas donnée (l'est-elle jamais vraiment, jusque dans notre monde ?), on peut néanmoins la vouloir. Davantage, on peut avoir intérêt à la rechercher. On peut être puissamment intéressé à adopter la posture idéale de l'observateur désintéressé. Je suis tout à fait Christian Jouhaud lorsqu'il souligne le poids des appartenances clientélaires. Mais nous connaissons l'ambiguïté de ces liens, redoutés pour leurs contraintes autant que recherchés pour leurs bénéfices. Nous savons leur relative instabilité – il faut parfois savoir changer de camp au moment opportun. Les fidélités sont une chose, le pari sur le gagnant en est une autre. L'intérêt des membres de ces réseaux est d'avoir une appréciation de la situation aussi distanciée que possible, abstraction faite de leurs implications obligées. Le problème est qu'il ne suffit pas ici de vouloir, il faut aussi pouvoir se la fournir. C'est précisément la nouveauté que les transformations de la politique à l'époque leur apportent.

14De la même façon, on peut parler de l'intérêt fondamental qu'ont les agents de l'État de la raison d'État, au sens large, à comprendre les ordres qu'ils exécutent, à saisir les ressorts de la politique dans laquelle ils sont pris, à démêler les tenants et les aboutissants de ce qui se trame au centre. Pour ne prendre que les personnages les plus en vue, pensons aux dilemmes de l'officier, aux perplexités du magistrat, aux affres du financier : ils sont les plus engagés, mais aussi, en fait, à ce titre, les plus intéressés à se procurer une vue désengagée des données de la partie. La demande existe, donc, je crois – on pourrait essayer d'en dresser une carte sociale. La grande nouveauté du moment, encore une fois, c'est que cette demande rencontre une offre. L'action du pouvoir se donne, malgré qu'elle en ait et en dépit de ce qu'elle dit d'elle-même, pour décryptable. Elle est reconstructible indépendamment de ce qu'elle avoue. Il existe des repères et des critères grâce auxquels percer à jour le secret dont elle vous enveloppe.

15C'est dans l'objet même et ses propriétés que la position de l'observateur impartial trouve à se construire, position qui relève par nature du projet, et jamais du fait acquis, contrairement à ce que l'institutionnalisation ultérieure de la démarche tend à nous faire croire. Position, il vaut la peine de le relever, dont la conquête a la forme d'une désolidarisation intime de l'acteur d'avec ses appartenances et ses implications. L'objectivation du domaine observé autorise et suscite une individualisation du point de vue de connaissance. Deux traits, soit dit au passage, qui expliquent les limites du déterminisme sociologique en la matière, sans l'annuler : il est de la nature de l'objet qu'il y ait des gens inattendus pour s'en mêler, et l'acte même qui s'efforce de le rendre intelligible vaut prise de distance de l'acteur avec son identité sociale et ses adhérences personnelles.

4 De l'intérêt des princes et des États de la chrétienté vient de faire l'objet d'un travail exempla(...)
5 Pierre Dupuy, Traités concernant l'histoire de France, savoir la condamnation des Templiers, Paris(...)
6 L'Histoire du concile de Trente a été publiée pour la première fois à Londres en 1619. Une traduct(...)
7 J. A. de Thou, Historia sui temporis, à partir de 1604 (en français, Histoire de M. de Thou, des c(...)
16Nous avons quelques raisons de penser, par conséquent, qu'il existe, dans la France du xviie siècle, un nombre significatif d'acteurs intéressés au désintéressement, de gens appelés par fonction à se soucier d'une déchiffrabilité du champ politique, de gens pour lesquels l'abstraction cognitive de la place qu'ils occupent est le moyen de tenir leur place. Nous avons même quelques raisons de croire que nous pouvons y joindre un nombre indéterminé d'improbables, mus par la curiosité avant les contraintes de leur position. Ce qui est vrai, en même temps, c'est qu'il est exclu, pour l'essentiel, que ce travail d'observation et de réflexion trouve un débouché public direct, même dans une situation de crise comme la Fronde (qui mériterait une étude spéciale sous ce seul angle). Ce travail, par ailleurs, Christian Jouhaud le signale justement, est voué à buter sur le facteur temps. Il ne peut arriver le plus souvent qu'après-coup. Compte tenu de cette double limite, il est condamné à une expression indirecte. C'est là qu'il faut le chercher, sur d'autres scènes que l'intervention dans l'actualité, dans l'exercice de rétrospection du mémorialiste, dans le travail de reconstruction de l'historien, sous le voile de l'exemplarité fictionnelle. Ce qu'on ne peut saisir au présent, on peut le démonter dans l'intemporalité de l'action théâtrale, on peut le mettre en lumière dans l'interprétation du passé, on peut le donner à comprendre au travers du témoignage. Sa leçon d'analyse, le duc de Rohan ne la délivre pas que sous l'aspect des maximes générales des Intérêts des Princes, il la distille également dans les pages de ses remarquables Mémoires sur les choses advenues en France, depuis la mort de Henry le Grand jusques à la paix faite avec les Réformés, au mois de juin 16294. La leçon de politique, elle est dans les ouvrages historiques des frères Dupuy à propos du procès des Templiers ou des démêlés de Philippe le Bel avec la papauté5. S'agissant des retombées temporelles des choses de religion, quelle plus ravageuse leçon de réalisme que celle administrée par Paolo Sarpi dans son Histoire du concile de Trente6 ? On ne saurait trop insister, dans cette ligne, me semble-t-il, sur le rayonnement des grands modèles issus de la période de fondation, l'Histoire de De Thou, les Négociations du président Jeannin, les Lettres du cardinal d'Ossat. Fait significatif, lui aussi, l'ouverture de la veine des Mémoires d'État, à partir de ceux de Villeroy, les premiers du genre, sauf erreur, en 16227. Quant à la littérature, on attend, au-delà des précieux travaux qui peuvent exister sur tel ou tel auteur, l'étude qui s'attacherait, en sortant résolument du corpus consacré, à dégager l'idée de la politique que met en scène la tragédie classique, idée qui se développe parallèlement au déploiement de la forme même de la représentation moderne. Le théâtre s'impose, à l'âge de l'État de la raison d'État, comme l'un des lieux éminents où les ressorts normalement cadrés de l'action des Princes se trouvent donnés à voir et à concevoir

17Ces quelques suggestions n'ont d'autre prétention que d'indiquer la direction. Il y aurait d'autres éléments à prendre en compte : le développement d'une réflexion stratégique, dans le sillage de la « révolution militaire », l'intégration de la dimension des « relations internationales », pour affronter sans crainte l'anachronisme, par l'intermédiaire d'une littérature de voyages tournée vers la pesée des puissances, l'arrivée de la préoccupation d'« actualité » par l'extérieur (je pense par exemple à la révolution d'Angleterre, objet chaud du récit politique au xviie siècle). Mais pour le principal, l'apprentissage de la politique selon l'objectivité me paraît s'être effectué de manière détournée, via sa projection dans l'irréel ou dans le passé. C'est à l'écart de la scène officielle que s'est forgé son mode d'emploi, sous l'aspect d'une culture du déchiffrement à l'usage du quant à soi des acteurs. Une culture qui a trouvé ensuite à s'employer au présent, à mesure que s'établissait le régime de la publicité de la chose politique, c'est-à-dire, centralement, le régime de la contemporanéité de l'action et de la réflexion, de l'événement et de l'analyse. Si je ne me trompe pas, il conviendrait, donc, de distinguer trois étapes dans le processus de formation de l'espace public : l'étape de l'objectivation de la politique (l'étape de la raison d'État proprement dite), l'étape de la constitution des outils du décryptage de la politique, à distance de l'action politique, et l'étape de l'investissement de ces outils dans le champ de l'actualité politique. Il reste à le démontrer.


Notes

1 En quoi cette paix de religion française de 1598, paix « par en haut », paix si difficile à trouver depuis que le chancelier de L'Hôpital a commencé à en formuler les exigences dès 1561, sort du cadre des paix de religion telle qu'on les connaît depuis la paix d'Augsbourg de 1555 et dont Olivier Christin vient de nous montrer le modèle à l'œuvre « par en bas » ; La Paix de religion. L'autonomisation de la raison politique au xvie siècle, Paris, Seuil, 1997. Il y a ici un chantier d'importance pour une histoire comparée.
2 Sur cette double genèse, voir les études de Robert Descimon, « Henri III et Henri IV. Le triomphe dynastique », in Léo Hamon, Guy Lobrichon (eds), L'Élection du chef de l'État en France de Hugues Capet à nos jours, Paris, Beauchesne, 1988, et Marie-France Renoux-Zagamé, « Du juge-prêtre au roi-idole. Droit divin et constitution de l'État dans la pensée juridique française, à l'aube des Temps modernes », in Jean-Louis Thireau (ed.), Le Droit entre laïcisation et néo-sacralisation, Paris, PUF, 1997.
3 Traité de la puissance du pape, Pont-à-Mousson, 1611, fo 86 ro.
4 De l'intérêt des princes et des États de la chrétienté vient de faire l'objet d'un travail exemplaire d'édition de la part de Christian Lazzeri, Paris, PUF, 1995. La première édition des Mémoires date de 1644 (édition complétée en 1646).
5 Pierre Dupuy, Traités concernant l'histoire de France, savoir la condamnation des Templiers, Paris, 1654, du même, Histoire du différend d'entre le pape Boniface VIII et Philippe le Bel, Paris, 1653.
6 L'Histoire du concile de Trente a été publiée pour la première fois à Londres en 1619. Une traduction française est intervenue dès 1621 (à Genève), suivie de plusieurs autres au cours du siècle.
7 J. A. de Thou, Historia sui temporis, à partir de 1604 (en français, Histoire de M. de Thou, des choses arrivées de son temps, Paris, 1659). Les Négociations du président Jeannin ont paru en 1654, les Lettres du cardinal d'Ossat, en 1624 (édition tronquée) et 1627.

Pour citer cet article

Référence électronique
Marcel Gauchet, « État, monarchie, public », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 20 | 1998, [En ligne], mis en ligne le 20 avril 2009. URL : http://ccrh.revues.org/index2530.html. Consulté le 17 mai 2010.

Auteur

Marcel Gauchet
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Avènement de l’esprit bourgeois ou naissance de l’idéologie ? [Texte intégral]
Paru dans Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 32 | 2003

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