lundi 16 janvier 2012

Le Maghreb face aux défis islamistes /étude 1994 /partie I

Le Maghreb face aux défis islamistes

Étude réalisée par Ahmed BENANI

pour l'Office Central de la Défense

3003 Berne

Décembre 1994

Table des matières

Préambule 4

Première partie 6

Introduction 6

1. Le fondamentalisme et ses avatars 6

2. La démocratie et ses impasses 7

3. L'Etat-nation et ses convulsions 10

4. Les systèmes politiques et le poids de l'islam 12

4.1 Algérie 12

4.2 Maroc 15

5. Islam et Etat 19

6. Les expressions de l'islamisme 20

6.1 Le cas algérien 20

6.2 Le cas marocain 28

6.3 L'islam et l'islamisme dans l'immigration et en Europe (aperçus) 37

7. Deux dossiers potentiellement explosifs 39

7.1 La question berbère (points de repère) 39

7. 2 Le Sahara Occidental 41

8. Les gestions de la contestation Islamiste 43

8.1 Le modèle égyptien 44

8.2 Le modèle jordanien 44

8.3 Le modèle marocain 44

Deuxième partie 49

1. Maroc-Algérie 49

Analyse comparative de leur évolution économique 49

1.1 Algérie 50

1.2 Maroc 51

2. Le système productif en Algérie 53

2.1 Les politiques agricoles 53

2.2 La politique industrielle 56

3. Le système productif au Maroc 58

3.1 La politique agricole 58

3.2.La politique industrielle 60

4. La pression démographique 63

5. Chômage et sous-emploi 65

5.1 Maroc 65

5.2 Algérie 67

6. Les investissements étrangers 68

6.1 Algérie 69

6.2 Maroc 70

7. Impacts de l'émigration 71

sur les économies marocaine et algérienne. 71

7.1 Algérie 71

7.2 Maroc 71

Conclusion 73

Annexes 75

Bibliographie 76


Préambule

A Casablanca le 15 décembre 1994, lors du sommet de l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI), le roi Hassan II a, au nom de ses pairs, jugé nécessaire la création d'une "Haute instance", chargée de rectifier les lieux communs et les préjugés visant l'islam et les musulmans. Il est intéressant de relever que c'est la première fois que l'OCI délivre un message de "convivialité", de "paix” et de "tolérance" parallèlement à une dénonciation d'une "campagne effrénée qui vise l'islam en tant que religion et mode de vie". Cela en dit long sur les rapports actuels entre le monde musulman et le monde occidental.

L'Islam a indiscutablement mauvaise presse en Occident, et ce dernier n'a pas la cote en terre musulmane. Rien ne décrit mieux cet état de crispation, de suspicions et d'anathèmes réciproques que la vision du professeur Samuel Huntington de l'Université de Harvard. Cet intellectuel américain pense l'avenir de l'humanité en termes de choc des civilisations. Il n'est plus question de rivalités entre nationalismes, Etat-nations ou bloc idéologiques, l'heure serait à l'affrontement entre grands ensembles culturels.

L'aire culturelle arabo-islamique "aux frontières sanglantes" (Palestine, Algérie, Bosnie, Afghanistan, Iran, Cachemire, Soudan, Caucase, etc.) et au fanatisme rampant, est au centre de la pensée de Huntington. La vision négative qui s'en dégage constitue l'indice le plus sûr d'une confrontation imminente avec l'Occident.

Ce pessimisme, pour l'heure théorique, eu égard à la mise en oeuvre de conflits réels, militairement parlant, n'en génère pas moins des attitudes inquiétantes qu'on peut ici grossièrement esquisser.

Chaque camp a fini, en effet, par se figer sur un certain nombre d'attitudes: l'Occident brandit l'étendard de la modernité dans lequel l'Islam ne veut voir qu'une agression culturelle sous couvert de démocratie et de laïcité. Ce faisant, et aux yeux d'un certain nombre de musulmans, toutes sortes de réactions de défense, de repli sur soi, de violence aveugle s'en trouvent légitimées. Ces dérives sont d'autant plus inquiétantes qu'elles sont souvent le fait de croyants sans réelle formation religieuse ou de manipulateurs sans scrupules.

Dans cette étude, il est hors de question, d'analyser sous tous ses aspects ce contentieux ou de devoir situer les responsabilités des uns et des autres. Une chose est certaine: depuis le dernier quart du XIXe siècle, l'aventure coloniale a structurellement modifié la donne. Le modèle occidental ne s'est implanté qu'imparfaitement pour ne pas dire inadéquatement ailleurs, le nationalisme des colonisés n'a pas produit d'allocations positives suffisantes pour répondre aux attentes multiples des peuples et depuis cet échec, ce sont des processus idéologico-religieux porteurs de nouvelles utopies qui ont pris le relais.

En attendant que des études sans complaisance s'attellent à l'appréhension du contentieux Occident /Orient en amont et en aval, nous nous intéresserons essentiellement à l'évolution de l'islamisme au Maroc et en Algérie, sa genèse, ses perspectives de développement et les enjeux multiples qu'il implique tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de cet espace (notamment en Europe). Nous mettrons également l'accent sur les données économiques propres aux deux pays. L'instance économique étant un élément clé de cette crise que traverse aujourd'hui le Maghreb.

Un chiffre suffirait à signaler l'étendue du drame qui se joue actuellement au Maghreb et plus particulièrement en Algérie: 33'000 morts pour la plupart des civils ces deux dernières années; ce chiffre est avancé par Amnesty International et chacun connaît la traditionnelle circonspection de l'organisation humanitaire pour savoir que la réalité sur ce plan peut être encore plus alarmante.

Dans ce pays central du Maghreb, partout sont visibles les prémices d'une guerre civile, et nombreux sont les observateurs qui postulent déjà la contagion de cette violence à une échelle régionale. Ce qui est certain aujourd'hui, c'est que la crise algérienne n'est pas circonscrite dans le strict cadre du pays, elle touche les milieux de l'immigration, alimente l'exode ou le flux de requérants d'asile, implique des États; la France ex-puissance coloniale en mesure actuellement les effets.

L'instabilité dans laquelle le Maghreb est entré, près de quatre décennies après son accès à la "souveraineté nationale", sera sans doute longue et en cela, elle reflète aussi les défis d'une adaptation à un monde en profonde mutation.

L'étude présentée ici est une invitation à une lecture à la lumière de paramètres inédits, dont les modes d'actions populaires de la mouvance islamiste.

Au-delà des éclairages apportés sur certains États de la rive méridionale de la Méditerranée, l'autre intérêt de l'analyse est de permettre à ceux qui, de la rive occidentale, planifient, gèrent et organisent les relations stratégiques, politiques et économiques, avec le Maghreb d'aujourd'hui et de demain, d'intégrer à leurs savoirs une approche en rupture avec les schèmes traditionnels.


Première partie

Introduction

A l'aube du troisième millénaire, nombreux sont les Maghrébins qui évoquant les siècles d'or de leur histoire passée (chute de l'Andalousie, vécue depuis cinq siècles, comme celle du Paradis perdu), s'interrogent sur leur repli, leur isolement, leur crise identitaire.

Le reflux de la vague coloniale sur la vitrine de la langue et de la culture a laissé partout encore béantes à différents niveaux, des érosions décisives et des dépôts hétéroclites: controverses idéologiques, systèmes politiques variés emboîtés et chevauchants, rapports sociaux en compétition, technologies disparates, droit, morale et moeurs étirés vers tous les extrêmes. Bref, une profusion hétérogène qui n'est jamais entrée en écho avec un projet intégrateur susceptible de faire succéder au souffle du consensus anti-colonial un mouvement historique et social nouveau.

Le Maghreb donne cette impression de se chercher encore. Vu d'Occident l'évolution de cette aire culturelle paraît encore plus complexe. Alors que l'Europe a développé une part laïque de son espace social historique à mesure que le capitalisme a élargi ses conquêtes, les sociétés maghrébines travaillées par l'islam renforcent, au contraire, la perception religieuse d'elles-mêmes à mesure qu'elles se laissent envahir par la civilisation matérielle et ses modèles de pensée et d'action.

Au Maghreb, depuis les années soixante, les manifestations de l'islam, les références à ses enseignements n'ont cessé de se multiplier alors que les impacts du développement, social et politique atteignent les structures les plus anciennes et les mentalités les plus solidement ancrées.

Comment alors expliquer cette distorsion entre une revendication religieuse de plus en plus exacerbée et l'adoption de modèles exogènes?

Les approches sociologiques ou politologiques, rapides ou fortement imprégnées d'ethnocentrisme réduisent cette question de fond à un débat entre modernistes et traditionalistes, mélangeant ainsi les temporalités, nourrissant imaginaires sociaux et fantasmes, confondant modes d'actions populaires et modes d'actions par le haut etc.

Il convient, dans la perspective de la clarification la plus large, de recentrer certaines de ces problématiques autour de trois axes de réflexion:

le fondamentalisme et ses avatars;

la démocratie et ses impasses;

l'État-nation et ses convulsions

1. Le fondamentalisme et ses avatars

Le professeur Mohammed Arkoun[1], un des plus grands historiens de la pensée islamique, fait observer qu'on a tendance dans le monde arabo-musulman à tout ramener au concept d'asâla[2], autour de ce concept récurrent dans toute l'histoire de l'Islam on ramène tout ce qui cherche à s'y dire à la visée et aux catégories bien connues de la pensée réformiste fondamentaliste. En d'autres termes il s'agit de l'affirmation commune que l'âge fondateur de l'Islam doit demeurer la Source Modèle de toute l'action historique et de l'espérance religieuse des musulmans. Arkoun esquisse des hypothèses de travail qui nous paraissent particulièrement fécondes pour l'explication et l'analyse de l'islamisme d'aujourd'hui qui se présente comme un avatar du fondamentalisme. L' islamisme, se manifeste dans l'aire qui nous intéresse sous deux aspects:

- par l'affirmation de la nécessité d'un retour aux préceptes islamiques de comportement et d'organisation qui contiendraient en eux-mêmes la solution à tous les problèmes contemporains3

- par le rejet du matérialisme, du modernisme, de la sécularité et de l'immoralité induites par la domination occidentale.

De manière générale, les islamistes à la suite des fondamentalistes affirment, dans les espaces où ils agissent par tous les moyens, que l'islam est non seulement compatible avec le socialisme, mais l'a enseigné et pratiqué avant les expériences occidentales; que rien dans le Coran ne s'oppose à la croissance économique dans la justice; qu'inversement, cette croissance ne saurait porter préjudice à la qualité du sentiment religieux et que de toute façon, l'islam ne saurait se laisser envahir par les errements matérialistes de l'Occident.

Cela revient à dire en d'autres termes, que la corrélation colonisateur/colonisé développé/sous-développé oblige les sociétés islamiques à renforcer l'idéologie de combat déjà suscitée par la corrélation colonisateur/colonisé. Et dans leurs modes d'action, les militants islamistes sollicitent conjointement des fragments d'histoire et de philosophie pour justifier des comportements politiques sociaux et économiques nouveaux. La nouveauté résidant essentiellement dans une lecture politique de l'islam et non dans une réinterprétation théologique ou une profonde réforme de l'islam. Leur revendication essentielle est d'instaurer une société et un état gouvernés par la chari'a, c'est à dire par les prescriptions coraniques, les normes établies et sûres de la sunna, faisant fi sur ce terrain d'ailleurs de la pensée politique ou juridique classique séculaire, c'est à dire du savoir religieux 'ilm.

Le phénomène islamiste progresse à mesure que se détériorent les conditions socio-économiques au Maghreb et bien entendu ailleurs, dans le Machrek (Égypte, Jordanie en particulier). Le mot phénomène n'est pas exagéré, il existe plus de 23 "associations de défense de l'Islam", dans le seul Maroc, la plus ancienne datant de l959. Il est difficile d'établir une typologie précise les concernant, d'autant qu'elles prolifèrent au rythme de la crise sociale multiforme, qu'elles sont de caractère récent (la plupart sont nées dans la première moitié des années soixante-dix) et que l'enquête à proprement parler de terrain est exclue (méfiance à l'égard des non -pratiquants). Plus loin dans cette étude, nous consacrons un chapitre aux expressions de l'islamisme, l'essentiel ici est de bien comprendre que fondamentalisme et islamisme ne se confondent pas, ce dernier n'étant qu'un avatar ou une resucée du précédent.

2. La démocratie et ses impasses

Il faut peut être commencer par rappeler que nulle part, la démocratie n'a été l'aboutissement logique et automatique de systèmes de valeurs hérités, elle a au contraire été le fruit d'une âpre lutte pour le droit et la liberté. Par contre l'idée d'un despotisme se reproduisant par la culture a surtout permis à l'État qui fabriquait la dictature et aux élites qui la pratiquaient de se présenter comme les victimes de l'histoire face à des peuples retardataires.

Nombreux sont les analystes qui soulignent que dans la pensée traditionnelle arabe et islamique le pouvoir autoritaire est généralement perçu comme la norme, et la démocratie comme l'exception. Au nom sans doute du refus de la "fitna" , du désordre ou de la guerre civile, Ibn Taymiyyah[3], jurisconsulte musulman (XIIIe - XIVe) avouait préférer "un tyran pour une année à une seule nuit sans gouvernement".

Ces thèses participent indiscutablement du relativisme culturel, renforçant ainsi la spécificité de l'Islam et faisant la part belle au credo des islamistes radicaux, voire à celui de nombreux orientalistes.

L'idée ressassée à l'envi est que les pays de l'aire culturelle musulmane sont rétifs au changement, à la modernité politique et seraient par conséquent sourds aux encouragements ou aux pressions externes ou internes les poussant à engager de véritables processus de démocratisation. Ainsi s'instaure la conviction pour reprendre la formule de Ghassan Salamé"[4] d'un "exceptionnalisme" arabe et/ou islamique développé par les thuriféraires globalistes de la démocratie autant que parmi les orientalistes patentés". Cette spécificité serait donc source de légitimation pour les tenants de l'autoritarisme. De même qu'elle expliquerait l'hostilité des islamistes à l'universalisme des Droits de l'Homme ou à la transition vers la démocratie, parce que l'islam est une religion organiquement différente de toutes les autres, en ce qu'elle voudrait être à la fois din wa dawla (religion et monde), le prophète Mohammed ayant à la fois révélé une religion et fondé un Etat, ses successeurs ne pouvant, sans trahir son message, isoler ces deux éléments consubstantiels depuis les origines.

Nous verrons plus loin la traduction concrète de ces approches, en regard non seulement des expériences en cours dans le cadre des modernisations politiques engagées par les pouvoirs marocain et algérien sous la pression conjuguée de certains États de l'hémisphère Nord et de larges fractions de leurs sociétés, mais plus précisément encore par l'analyse des stratégies multiformes mises en branle par les mouvements islamistes dans ces deux pays.

A ce stade, il convient cependant de rappeler, qu'aujourd'hui les lieux communs, les a priori ne manquent pas au sujet de la démocratie ou des processus de démocratisation. Pour les uns, il n'y a pas de regain démocratique. Prédire, au vue des évolutions à l'Est et au Sud, la "démocratisation inévitable du monde", c'est énoncer une idée fausse et dangereuse. Pour justifier les attitudes réfractaires ou supposées telles des sociétés islamiques à la démocratie, des analystes n'hésitent pas à écrire que même dans les pays où elle paraît la plus solide, la démocratie peut être altérée par la corruption, le triomphe de la communication spectacle sur les problèmes de fond, l'affaiblissement de l'esprit public et l'abstention électorale, la dégradation de l'enseignement etc.

Pour les autres, l'humanité est "condamné à la démocratie" si elle veut survivre. Ils ajoutent que le développement n'est pas la condition de la démocratie, c'est le contraire qui est vrai. Ils sont convaincus que si les peuples ne savent pas toujours ce qui est bon pour eux, ce sont les élites qui doivent être à l'écoute des aspirations et travailler au consensus.

Au Maghreb, il nous paraît important de mettre en exergue une donnée importante: les modernisations de la production industrielle et agricole n'ont pas généré de développement, de progrès, d'harmonisation des relations sociales internes, de démocratie etc. Ce qui est nouveau, c'est peut-être la fin du développement pour les sociétés dans leur globalité interne, l'insertion d'une fraction dirigeante dans le système d'accès aux biens, la marginalisation enfin de la plus grande partie des populations. On pourrait rajouter que ce qui a cours dans ces pays , c'est un dédoublement, c'est à dire une explosion interne entre les couches sociales intégrées au système politico-économique mondial et la majorité de la population placée en dehors de ce système. C'est là d'ailleurs que réside le fond du problème actuel, problème gros de dimensions sociales, culturelles, politiques etc. que l'on commence à peine à démêler.

En Algérie et au Maroc, il y a ceux qui sont pour la modernisation, pour la sécularisation, pour les droits de l'homme et la démocratie (souvent mais pas toujours, nous y reviendrons) et ceux qui en raison de leur exclusion du système politico-économique vivent ou plutôt survivent, aux frontières de leurs sociétés. La première catégorie est constituée des couches dirigeantes, des nouvelles bourgeoisies, des technocrates, des couches moyennes nanties ou salariées, la seconde représente tout ce monde incertain et hétéroclite des couches rurales parachutées dans les villes, les fractions importantes d'ouvriers non-qualifiés et même ces dix ou vingt dernières années des "chômeurs" diplômés c'est à dire toute une intelligentsia potentiellement disponible pour des dérives utopistes islamistes ou autres.

Les élites maghrébines de manière générale sont aujourd'hui plus intégrées au système mondial qu'à leurs sociétés. Elles laissent entendre qu'elles ont intégré ou intériorisé les critères de "bonne" gestion économique, selon la loi ricardienne de l'offre commerciale qui domine le marché mondial. Comme l'écrit remarquablement Susan George[5] selon cette rationalité pour elles "l'objectif n'est jamais de mettre en valeur les caractéristiques spécifiques, locales ou originaires du pays et des populations"; elles traitent plutôt celles-ci" comme une sorte de glaise informe qu'il faut modeler conformément aux exigences du marché et du capital international, conformément aux goûts standardisés des bureaucrates internationaux" du FMI et de la Banque Mondiale. Les contraintes externes, les programmes d'ajustement structurel sont assumés ou plus ou moins acceptés par les élites, c'est le prix qu'elles doivent payer bien entendu à l'ouverture des frontières, à l'adéquation avec les normes du système dominant. Ce prix signifie aussi l'exclusion sociale de tous ceux qui n'entrent pas dans la machine à calculer du F.M.I.. Il va de soi et nul besoin de s'étendre que ces contraintes produisent systématiquement des conflits sociaux, la marginalisation, l'endettement et dans des cas extrêmes comme en 1981, 1984, 1988, 1990 des émeutes de la faim.

Dans ce contexte de disparités sociales, de contestations fortes, parmi lesquelles celle d'essence politico-idéologique (islamisme), la démocratie voit sa prétention à l'universalité fortement réduite et son instrumentalisation sur le plan local hypothéquée. Cette démocratie est donc très incertaine pour beaucoup et barbelée pour la plupart. On peut à partir de ces considérations et d'expériences concrètes qui se sont déroulées dans la plupart des pays arabes (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte etc.) comprendre que l'existence d'une vie démocratique ne découle pas automatiquement de la mise en place du pluralisme et de l'existence d'une vie parlementaire. On comprendra tout aussi aisément que les élites le plus souvent sur proposition des régimes, acceptent une démocratisation formelle, limitée, mais qui a l'avantage certain de reproduire leurs positions de domination à l'intérieur des sociétés considérées. Cependant dès que leurs positions sont menacées , en raison même de l'acuité de la misère, des pénuries et, partant, de la nécessité d'un partage collectif des richesses, elles mettent entre parenthèse la démocratie et se rangent derrière les cordons de sécurité ou les armées pour la protection de leurs privilèges.

3. L'Etat-nation et ses convulsions

Nous pensons que le processus complexe de la formation des États arabes à l'époque moderne peut expliquer le blocage démocratique qui les caractérise aujourd'hui. A l'usure de l'autorité impériale ottomane, sensible dès le XIXe, les sociétés arabes, à quelques exceptions près, répondirent par deux types de réaction.

Dans certains espaces à tradition bureaucratique (Égypte par exemple), on assista à une modernisation politique par le haut; dans les sociétés plus segmentaires, c'est une multitude de révoltes par le bas qui éclatèrent soulignant tout à la fois des solidarités tribales, régionales ou religieuses et concourant au déclin de l'autorité centrale (exemple marocain, bien qu'il n'ait pas connu de domination turque).

On peut voir dans ces deux attitudes les germes des comportements politiques des sociétés arabes d'aujourd'hui. En l'occurrence, l'opposition entre modernisme et traditionalisme, étatisme et tribalisme, laïcité et islamisme, occidentalisation et entretien du mythe de l'authenticité. De ces deux situations contrastées vont naître deux types de rapports entre sociétés et États.

Partout où les solidarités tribales ont été récupérées et maintenues par l'autorité coloniale, un pouvoir patrimonial s'est crée, alliant les techniques de l'État moderne à des valeurs dites traditionnelles. Le pouvoir qui dans ce cas se fonde sur le prestige, nourrit des rapports d'obligation mutuelle. En fait il s'agit de revivification de conduites de type féodal.

Par contre, là où l'action triompha par le haut, on vit apparaître un embryon de pouvoir plus ou moins rationnel qui présida à la mise en place de structures modernes: politiques, administratives et juridiques.[6] Mais les deux modèles ont un dénominateur commun, c'est leur opposition structurelle à la notion même d’État-nation[7] qui fonde la citoyenneté ou pour le moins une relation de réciprocité entre individus souverains et un État de droit.

Au Maghreb et de manière schématique on peut dire que l'État est étranger à la notion d'éthique ou de projet politique cohérent, c'est un instrument étranger à la société qui tire sa force de sa capacité de transformer les communautés libres en clientèles concurrentes. En gros, qu'il s'agisse d’État-parti agissant au nom du développement et de la modernité, d'État makhzénien ou d’État-tribu se légitimant par la défense de la pureté du patrimoine religieux ou profane, il s'agit toujours de la même machine d'assujettissement tandis que la politique se trouve réduite à un ensemble de mesures contraignantes. Durkheim proposait de considérer l'Etat comme lieu suprême de l'éclaircissement de la conscience collective, on peut pour l'espace arabe renverser totalement cette proposition. Dans le meilleur des cas, la politique n'a fait naître que résignation, attente, indifférence ou fuite en avant.

Les régimes maghrébins par exemple (dès la fin des années 50, début des années 60) dans leur processus "légitimatif" se fondent sur des principes réducteurs de l'autonomie individuelle. Les références systématiques à la communauté des croyants, à la collectivité, à la nation etc., les autorisent à gérer le destin individuel comme une donnée non séparable du destin collectif. En gros la légitimité politique continue de fonctionner sur des valeurs de groupe englobantes, calamiteuses et mystifiantes; elle exclut le statut de citoyenneté en opérant ou en tentant d'opérer une fusion entre société et appareil d'État ou État-parti.

Le nationalisme, pour les équipes dirigeantes, a été non seulement le creuset obligé de l'intégration sociale mais aussi la panacée à tous les maux de la société.

La question des Droits de l'Homme à été jusqu'à une date récente, évacuée de l'espace politique maghrébin, non à cause du lieu de leur émergence historique (Occident) ou de leur utilisation univoque par ce dernier, qu'en raison de la prégnance d'un ordre social impératif dans ce même espace arabo-berbère. Encore une fois et en schématisant nécessairement, on peut affirmer que les sociétés prises en compte ici concèdent positivement à la violence et à l'autoritarisme, parce que dans la phase pré-islamique elles étaient "anarchiques" et que communautaires ensuite, elles n'ont jamais pu accéder à ce principe inaugurateur d'individualité comme source de légitimité du pouvoir et source de droits opposables à l'État. A ce stade, l'explication serait incomplète si l'on ne se référait pas également au corpus juridique musulman, dans lequel les droits de l'individu ne sont pas ignorés. Tout le travail des réformateurs musulmans de la Salafyya, à travers leur credo de retour aux sources, relevait d'une démarche anthropologique politique et culturelle posant le problème de l'articulation entre l'instance de l'autorité légitimante et l'instance du pouvoir politique. A grands traits, on peut dire que pour les salafi (réformistes musulmans du XIXe) le gouvernement devait être soumis à la loi Chari'a, que cette dernière et non la volonté du prince devait présider à l'organisation de la vie sociale, car la loi de Dieu accorde des droits imprescriptibles aux hommes. A travers l'histoire de l'islam on peut relever des séquences où le pouvoir des ‘Uléma était indépendant du politique et garant entre autres des droits et devoirs des croyants; aujourd'hui et pour ne citer que le cas du Maroc, la centralisation de la légitimité religieuse instituée comme pôle par la monarchie a fini par ôter définitivement toute initiative politique aux 'Uléma lesquels sont confinés dans un rôle de gardien de l'orthodoxie religieuse et non de la Chari'a.

On peut donc admettre que la culture politique arabe a généré des pouvoirs despotiques ou du moins une conception patrimoniale de la chose publique. La configuration actuelle est bien entendu à l'opposé d'un espace de droit et repose sur deux constantes: légitimité imposée et violence.

Il est en effet frappant de constater, au delà des discours idéologiques et des balises conventionnelle (gauche-droite, tradition-modernité, progressiste-réactionnaire), la forte personnalisation du pouvoir (charisme entretenu et / ou d'essence souvent religieuse) et l'omniprésence du recours à la coercition arbitraire dans les sociétés maghrébines et de manière plus générale, arabes.

L'absence d'un espace de droit dans cette aire maghrébine s'explique aussi par l'idéologie nationaliste, la plaie coloniale encore ouverte constituant un autre terreau du discours de la régénérescence et bien entendu le monarque, l'État, le parti ou le chef historique[8]se substituent à l'individu ou à la société pour miner les chances d'un ordre démocratique. Dans la rhétorique nationaliste les priorités seront savamment établies et les besoins habilement hiérarchisés "Au-dessus des droits de l'homme, il y les droits de la Nation qui priment sur tous les autres". Ou, pour reprendre encore une fois le cas du Maroc, cette autre sentence royale[9] les droits de l'homme ne doivent pas porter atteinte aux valeurs sacrées:

"Dieu; le Roi, et la Patrie". Autrement dit ces trois valeurs-balises seules, circonscrivent les limites de l'État de droit.

4. Les systèmes politiques et le poids de l'islam

Les sociétés musulmanes actuelles sont traversées, de part en part, par les effets déstructurants des luttes politiques, économiques, culturelles qui se déroulent en leur sein et dans le monde. Elles se tournent vers l'islam qui fonctionne comme modalité de légitimation/délégitimation des conduites étatiques et/ou sociales, individuelles et collectives et joue comme instance d'intégration ou de résistance/rejet des forces et des conceptions exogènes. Il en découle une diversité de langages, de stratégies, d'attitudes, d'expressions politiques et culturelles. Ces "expressions de l'islam" concernent non seulement les langages écrits ou parlés, mais également les conduites rituelles, les pratiques économiques, les institutions politiques, l'organisation de l'espace, les créations littéraires, artistiques, techniques, etc., bref tous les domaines où s'organise l'imaginaire.

Au Maghreb cette référence à l'islam ne date pas d'hier, elle n'est pas imputable en tant que telle aux discours ou à l'activisme des militants de l'islamisme. On a vu précédemment comment le fondamentalisme créait ses avatars, il convient ici de revenir sur quelques expressions de l'orthodoxie musulmane et leur instrumentalisation en Algérie et au Maroc. Là encore, tout en apportant des éclairages utiles sur les idéologies étatiques, nous saisirons mieux la genèse des islamismes avant d'en étudier les expressions locales.

4.1 Algérie

Deux courants ont particulièrement marqué l'histoire de l'Algérie contemporaine:

Le mouvement des ‘Uléma,

Véritable parti de la "modernisation conservatrice". Il définit dès les années vingt avec Ben Badis les valeurs et les normes qui constituent les éléments de cohésion et de sauvegarde d'une communauté musulmane sous domination occidentale.

Conservateurs, les 'Uléma voulaient en prônant le retour aux sources, préserver l'islam et la langue arabe. Inévitablement comme au Maroc, ils sont entrés en compétition avec les confréries religieuses qui défendaient des formes d'un islam fermé au monde moderne et coopératif, pour des raisons souvent tactiques à l'égard de l'administration coloniale.

Il est indispensable de rappeler les luttes à l'intérieur de l'islam algérien confronté au problème du changement, pour en finir avec les discours de certains "démocrates" d'aujourd'hui, sur les vertus de l'islam traditionnel.

Fondé sur les principes de la spécificité religieuse et de l'incompatibilité culturelle, le programme des 'Uléma prenait consciemment le contre-pied des idéologies nouvelles et mettait l'accent sur la primauté de l'éducation morale et religieuse.

Bien que rejetant le libéralisme, le socialisme et la lutte des classes, les 'Uléma considéreront les communistes algériens et les libéraux comme un des alliés privilégiés.

Le populisme

Ce courant insiste sur la primauté des questions politiques. En son sein convergent deux tendances contraires, l'une transformatrice et moderniste, l'autre millénariste, égalitaire et xénophobe, fortement enracinée dans les classes populaires. Malgré ses origines, par le jeu des factions, le populisme évolue avec le PPA (Parti du Peuple Algérien) - MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) comme avec le FLN (Front de Libération Nationale) et le MNA (Mouvement Nationaliste Algérien) qui en dérivent, à travers un mouvement chronique de ruptures et de scissions.

'Uléma et populistes définissent l'Algérie comme une nation arabo-musulmane, insistant sur les liens avec le monde arabe, sur le rôle de l'islam et de la langue arabe dans la formation de l'Algérie et excluent, au détriment du berbère, tout pluralisme culturel et linguistique. Ensemble ou concurremment, ils ont mené des campagnes puritaines contre les phénomènes d'anomie en 1944, en 1947, en 1948, conformément au principe qui impose à tout croyant de "recommander le bien et de pourchasser le mal". Mais si les 'Uléma peu désireux d'attirer sur eux les foudres coloniales, censuraient les comportements par la seule parole, les populistes malgré la présence en leur sein d'un courant séculier, n'hésitaient pas à recourir à la pression physique. Les techniques de mobilisation des uns et des autres avaient leurs racines dans le patrimoine religieux, mais s'appuyaient sur des moyens de communication modernes: journaux, tracts, programmes, slogans, etc.

Au cours de la guerre d'Indépendance, les symboles religieux sont abondamment utilisés. Sur ce terrain, 'Uléma et populistes, par conviction ou par tactique, rivalisent. Dans les campagnes, ils mèneront une véritable guerre contre les confréries religieuses et avec l'aide des courants laïcs poursuivront leur entreprise après l'indépendance.

La question de la sécularisation refoulée au cours de la guerre, réémerge en août 1962. Au cours de la crise du FLN, sa Fédération de France acquise à la séparation du temporel et du spirituel, tente de sortir du double discours qui caractérise les élites modernistes et propose la sécularisation de la société. "La culture arabe islamique, lit-on dans son programme, doit être restaurée mais il ne peut s'agir en aucun cas d'un repli nostalgique vers le passé."; "Les institutions algériennes doivent reposer sur le principe de la séparation du culte et de l'État"; "L'enseignement religieux est libre; il est dispensé hors des établissements publics."

La réaction des 'Uléma (21 août 1962), dont certains leaders songeaient à s'ériger en corps indépendant du FLN, est rapide et vive: "A tout cela, nous nous opposons. Nous sommes algériens, et cela veut dire que nous sommes un peuple ayant une personnalité propre. Cette personnalité apparaît dans sa religion, dans sa langue, dans sa tradition, enfin dans son histoire. Quant au pain, à la liberté et au travail, ils ne peuvent nous distinguer des autres peuples."

L'exode européen rend à l'Algérie une homogénéité qu'elle n'avait pas. Avec l'éclatement du FLN, le poids du courant laïc divisé en chapelles nombreuses diminue. Cet affaiblissement bénéficie aux ‘Uléma qui, avec l'aide d'un frère musulman égyptien, Tewfik Chawi, conseiller du secrétaire général du FLN, Mohamed Khider, influencent les rédacteurs du Code de la nationalité et obtiennent l'introduction à l'école de l'enseignement religieux. Mais l'étatisation de la religion les divise. Une partie des 'Uléma est absorbée par l'establishment religieux qui se met en place. Une autre partie, opposée à la transformation des structures sociales, prend ses distances à l'égard du régime et s'investit dans l'enseignement. C'est dans ces conditions que se forme, en liaison avec les adversaires du "socialisme", une opposition religieuse. Malgré son agitation et ses relais dans l'État et dans le FLN, ses fatwa et ses appels, elle n'arrive cependant pas à coller au mouvement social, ni à produire une critique efficace du régime.

Le coup d'État du 19 juin 1965 permet aux 'Uléma d'investir la sphère de l'enseignement en alliance avec les arabophones populistes. Dans cette sphère se nouent les processus d'appropriation du capital symbolique dont l'importance, du point de vue des stratégies de légitimation politique, est capitale (cf. cas du Maroc, très éclairant sur ce plan).

Les 'Uléma l'ont toujours su. Le désintérêt des populistes pour la culture, le mépris injustifié dans lequel les francophones tout imprégnés de la pensée évolutionniste tenaient les arabophones, jouaient en leur faveur.

En associant d'une manière autoritaire la transformation des structures sociales à un rythme accéléré, à une volonté de restaurer l'ancienne culture, les populistes ébranlaient la société sans se donner les moyens d'affronter la crise d'identité d'un pays tiraillé entre la fidélité à un patrimoine culturel idéalisé et la diffusion des valeurs de la modernité. Il en résultera des conflits, des tensions, la rupture de la communication entre les générations et le développement d'un anti-féminisme féroce.

La modernisation autoritaire sur fond d'assèchement du terrain culturel représente un choc psychologique, un déracinement et une crise des valeurs. Parce que le développement national prolongeait toutes les tendances initiées par la colonisation (exode rural, désintégration du secteur traditionnel, etc.), le fantôme de l'Occident entretenu par la geste anti-impérialiste va, à nouveau, sous le signe de l'incompatibilité culturelle, hanter les esprits. L'annonce et les réactions culturalistes, berbère et islamique accompagnent les contraintes imposées à la population.

Progressivement les enjeux culturels redeviennent l'un des enjeux essentiels de la société. Les attaques contre la francophonie par exemple se multiplient au nom bien sûr de l'arabité et de l'affirmation véhémente de l'identité. Derrière la revendication et l'instrumentalisation de l'arabisation à outrance des nationalistes, se profile la demande d'une islamisation de la société (émergence du courant islamiste en tant que tel). Dès que la conquête du secteur de l'éducation est achevée, et ici il convient d'insister lourdement sur le poids de l'instance linguistique dans la diffusion de la pensée islamiste, le passage du religieux au politique va s'opérer sans heurt particulier. Dès les événements d'octobre 1988 (connus surtout par le slogan médiatique des émeutes de la faim) les fruits de la contestation sociale sont largement capitalisés par les islamistes et la confrontation avec l'Etat devient plus franche. Cette confrontation se greffe à une autre, celle des luttes entre fractions au sein du FLN et de l'Etat dans un contexte d'érosion avancée du mythe nationaliste.

Coupés de la société, les élites de l'appareil d'Etat et de l'armé vivaient comme des prédateurs à partir de la rente pétrolière. Face à la crise, la nomenklatura algérienne désigne l'islamisme comme interlocuteur; dans ce sens le terrain avait déjà été préparé en 1984 par l'élaboration du Code la famille (cf. annexe), code conforme à la chari'a. Il reste à relever l'étonnante myopie ou l'affligeante naïveté de la classe dirigeante algérienne, car l'islamisme ne pouvait se constituer que sur la base d'une culture nouvelle, en rupture avec celle qu'incarne le FLN.

Comme le souligne remarquablement Ahmed Rouadjia[10] "Pour l'islam politique et populiste, si le système fonctionne mal au point de produire les inégalités, la corruption au sens tant matériel que moral, le népotisme et l'arbitraire, c'est qu'il est sorti de la "voie"; c'est qu'il a répudié la loi de l'islam pour épouser celle de l'Occident, quoique cette dernière ne soit pas totalement rejetée. En réactivant cette notion qui sommeille dans l'imaginaire social épris d'égalitarisme et de justice sociale, l'islamisme politique a réussi à s'imposer aux yeux des masses délaissées comme une volonté réformatrice face à un État corrompu et inamendable".

4.2 Maroc

C'est une approche, forcément succincte, du rapport entre religion et Etat au Maroc que je pose ici. Ce pays offre une des meilleures illustrations de ce rapport très ambigu entre un mode d'organisation collective et un des registres de sa légitimité ou légitimation , en l’occurrence ici le religieux.

Il faut rappeler que le triomphe de l'Islam mystique est tardif au Maroc : il s'affirme à partir du XII-XIIIè siècle, quand les formes d'intégration de la société s'affaiblissent et que la Umma éclate en corps sociaux et politiques multiples.

De la compétition directe entre zaouia[11] , Makhzen et tribu (concepts clé de toute littérature historique et anthropologique sur le Maghreb) il faut retenir l'essentiel. Le rapport Makhzen / tribu s'ordonne aussi bien sur des facteurs oppositionnels qu'intégrateurs, et dans ce jeu complexe, s'insère la dimension symbolique comme facteur de cohésion et de légitimation mais, elle aussi, non exempte d'adultération et / ou de crise.

Lorsque s'installera la dualité du pouvoir avec la colonisation, lorsque le Makhzen sera aliéné, et que du procès colonial résulteront entre autres, de nouvelles stratifications sociales, de nouvelles ambitions (hégémonie, centralisation politique nouvelle), les clercs, les ‘Uléma, les bourgeois nationalistes et last but not least, le sultan, entreront en lutte ouverte contre la zaouia pour en finir avec l'équilibre instable. On peut donc dire que le poids de la zaouia dans le croisement du symbolique et du politique est loin d'être négligeable; il agit indiscutablement comme modérateur de la toute puissance de l'exécutif y compris au niveau qui nous intéresse ici, celui de la légitimité religieuse du souverain.

La Bey'a / contrat ou allégeance

La bey'a constitue sans aucun doute le maître mot, dès lors que l'on considère le concept de légitimité. A côté de ses implications strictement politico-idéologiques, le mot lui-même possède plusieurs acceptions . Commençons par restituer ces définitions au nombre de trois, avant de considérer les autres dimensions.

La bey'a / contrat politique

pour l'élite réformatrice (salafi) et musulmane moderniste, le consensus de la communauté (Ijma') est l'instance unique de la légitimation du pouvoir. Ce consensus au même titre que la Sunna, complète le Coran (la vérité divine) et traduit toute l'essence "démocratique" de l'Islam. la bey'a apparaît dans ce cas comme un acte impliquant à la fois l'idée de serment et celle de contrat.[12]

La bey'a / mûbaya'a: l'obligation de réciprocité est contenue dans cette seconde acception qui est surtout celle des militants islamistes. Ces derniers assimilent le concept de bey'a à celui de contrat de mariage ils revendiquent fermement la réciprocité de l'engagement de la part de l'Imam et déclarent nulle toute bey'a obtenue sous la contrainte[13] . La mûbaya'a concept qui se réfère à la réciprocité donc, est utilisé en lieu et place de celui de bey'a comportant une connotation de soumission / allégeance. La mûbaya'a est bien entendu soumise à des conditions strictes et demeure révocable. Mais dans son essence elle signifie " se soumettre au Prince dans sa soumission à Dieu". La "bey'a devient mûbaya'a quand un chef honnête, et des croyants honnêtes s'engagent à gouverner selon la loi de Dieu (Chra' Allah)" déclare Yacine une des têtes pensantes du mouvement islamiste marocain actuel[14] .

La bey'a / acte d'allégeance: Au Maroc, le pouvoir sultanien, (royal aujourd'hui), est institué ou proclamé sous la forme d'une bey'a, le peuple devra au sultan une soumission (acte d'allégeance), le sultan lui est censé assurer à son peuple la paix intérieure et extérieure. Ce contrat se présente d'emblée sous l'équation : autorité absolue contre garantie de sécurité et découle d'un système de pouvoir charismatique fort (du moins en théorie) que résume le dicton populaire: "sans gouvernement (Makhzen) c'est le désordre (siba) où le puissant mangerait le pauvre".

La pratique actuelle de cette bey'a s'ordonne autour d'une double particularité. Elle est un rituel de soumission célébré annuellement et un acte solennel, constatant et reconnaissant la légitimité du pouvoir royal ou marquant l'adhésion à l'autorité d'un nouveau monarque. Dans ces cas, la bey'a revêt la forme d'un acte dressé par un juge religieux (qadi) qui va invoquer pour sa rédaction toute la chaîne référentielle du sunnisme classique. Il nous a semblé très opportun à ce stade d'illustrer notre propos par la reproduction de larges extraits d'une des dernières bey'a qu'a connu le Maroc, on remarquera la récurrence des formules de succession malgré la très grande mutation du contexte politique de ce pays .

"Louange à Dieu qui fait du Khalifat[15] un moyen organisant la vie des hommes et leurs affaires religieuses." "Louange à Dieu qui fait du Khalifat l'expression suprême du pouvoir préservant la vie, les biens et l'honneur des sujets. Louange au Tout Puissant qui fait de lui un moyen mettant fin aux exactions des tyrans "."Le Prophète avait dit : "Ne foulez pas une terre qui vous paraît sans autorité(...)" "Le Prophète avait dit également: "Celui qui est décédé sans allégeance est mort comme ceux qui ont vécu pendant la Jahilyya (l'âge des ténèbres avant l'arrivée de l'Islam), nul n'est censé ignorer que Dieu est dépositaire de la sagesse infinie et source de générosité, il a organisé la vie ici bas à l'aide des sultans , des rois et des khalifes qui servent d'exemple édifiant. Ils assurent la sécurité, exigent le respect des préceptes de l'Islam et régissent les rapports entre individus (...)" "...Le prophète, sur lui salut et bénédiction, a dit :" le sultan est comme l'ombre de Dieu et du Prophète sur terre (nous soulignons), il est le refuge du faible et le défenseur des victimes de l'injustice. "Dans un autre hadith, le Prophète précise que le sultan est l'ombre de Dieu sur terre, celui qui lui circonvient est un égaré et celui qui emprunte sa voie est sur le droit chemin". "(...) Nous Chorfa (descendants du Prophète), 'Uléma, notabilités, hommes et femmes, jeunes et vieux avons décidé donc à l'unanimité de renouveler à Amir Al Mûminin (Commandeur des Croyants), défenseur de la foi et de la nation, Sa Majesté le Roi Hassan II, le serment d'allégeance comme l'avaient fait nos pères et ancêtres aux souverains Alaouites". "Notre serment d'allégeance est conforme à celui prêté par les compagnons du Prophète Sidna Mohammed sous l'arbre du Ridouane. Aussi avons nous pris un engagement de loyalisme à son autorité et avons juré de lui être fidèles et de suivre à tout moment et en toutes circonstances ses conseils (...)". "(...) Cet acte d'allégeance est fait selon la tradition, il est conforme aux critères de fond, de forme et de procédure requis pour sa validation". [16]

Cette bey'a , mêlant arguments scripturaires et coutumiers (encore que le qadi ne s'est pas embarrassé de scrupules pour donner un caractère très extensible aux hadith lesquels deviennent dans ce contexte très opportunément appropriés), met en exergue la nécessité du Khalifat.. La relation Commandeur des Croyants / communauté des croyants dévoile un fait d'importance : l'adhésion ne se fait pas à un pouvoir central anonyme ( en tant que structure organisée : l'Etat) mais à un khalife, personne à la fois mythique (référence au Prophète) et réelle (Hassan II).

La bey'a, par cette remontée idéalisée aux sources (généalogie sacrée) consacre cette présence sacrée du Khalife incarnée aujourd'hui par la personne du roi du Maroc.

La bey'a argument de contestation de la légitimité

On imagine l'intérêt de la controverse autour de cette bey'a ; quand d'un côté se trouve un discours politique et religieux extrêmement diversifié et de l'autre absence d'une formulation unique ou absolue de la norme politico-religieuse. Il est significatif à cet égard de relever qu'à la veille du Protectorat français sur le Maroc, l'autonomie du pouvoir symbolique des ‘Uléma et des confréries / Zaouia par rapport au pouvoir central était loin d’être négligeable. Les ‘Uléma, sans nécessairement constituer un corps distinct, pouvaient se démarquer du Makhzen, tout en ayant sur lui une influence politique (indirecte).

Ils constituaient le seul groupe de la Khassa (élite du pouvoir) vis-à-vis duquel le sultan estimait devoir justifier ses actions[17].

Légitimité et constitution

Dans le milieu des années soixante et compte tenu des très grandes mutations qu'a connu la formation sociale marocaine depuis la fin de la colonisation, une question de fond commençait à préoccuper les sphères dirigeantes de ce pays : la légitimité quasi divine du souverain, lisse et fonctionnant sans aspérité, pouvait-elle suffire à susciter une forme de consensus de la société civile. Pour les sociologues avertis du caractère très composite de la société la réponse était négative, bien que les attitudes puissent varier selon que l'on prenait en compte les acteurs du champ religieux ou les autres, ceux particulièrement engagés dans les formes de luttes politiques à caractère laïque. C'est sur cette toile de fond que la légitimité de type légale-rationnnelle (constitutionnaliste) allait intervenir en complément en somme de la précédente . Par rapport à cette nouvelle norme et contrairement au souverain, les élites "modernistes" , qui pensent et agissent dans le cadre de l’Etat-nation , dans lequel selon eux doivent s'enraciner le pluralisme politique et la démocratie, se situent d'entrée de jeu en rupture avec tout dessein de continuité. Par quel cheminement est-on arrivé à cette forme de syncrétisme politique, qui aujourd'hui à son tour, a réactivé les acteurs du contre-champ et leur idéologie islamiste utopiste- messianique?

C'est ce modèle de changement politique qui semble être à l'ordre du jour ou du moins postulé par les islamistes marocains. Compte tenu que: “La tradition islamique reconnaît dans une certaine mesure le principe de la révolte légitime; tout en concédant des pouvoirs autocratiques au souverain, elle pose que le devoir d'obéissance des sujets devient caduc lorsque le commandement est coupable et que "l'obéissance à une créature contre son créateur est inadmissible"[18]. La centralisation de la légitimité religieuse, loin donc de provoquer un processus de laïcisation ou de sécularisation, entraîne au contraire au Maroc une espèce de surenchère religieuse qui s'exprime par un renouveau confrérique (toroqisme) ou associatif (les islamistes) constituant dès lors des exemples du contre champ. Sans équivoque aucune, nous pouvons dire que c'est la monarchie qui, directement ou indirectement, a construit ce contre champ. C'est elle en effet, qui a produit cette conception autoritaire qui veut que les ‘Uléma soient dorénavant des pourvoyeurs de valeurs idéologiques en faveur du Commandeur des Croyants. Ainsi, le modèle marocain apparaît totalement à contre-pied de l’algérien.

5. Islam et Etat

Toute approche de nature comparatiste (surtout quand il s'agit de l'aire islamique face à l'Europe) pose de nombreux et redoutables problèmes épistémologiques. Ainsi la culture européenne ne devrait être prise que comme un élément de comparaison non comme un terme de référence.

Mais il y a deuxième précaution méthodologique qui doit entrer en ligne de compte. Ce que les livres d'histoire nomment l'Etat arabe est en fait une entité politique apparue dans la société bédouine du nord de la péninsule arabique dont elle a gardé les caractéristiques tribales essentielles. Cette entité est devenue islamique à travers un processus à la fois révolutionnaire et d'expansion territoriale.

Laroui[19] dans son essai "Islam et Modernité" écrit: “l’islam est en effet une révolte éthique contre la moralité tribale qui s'est transformée en révolution politique tout en maintenant ses prémisses; la contradiction entre l'Islam et la moralité contre laquelle il s'est il s'est élevé ne s'est jamais résorbée. En fait on pourrait presque parler de trois types idéaux: l'Etat arabe, l'Etat islamique et l'Etat asiatique".

L'Etat classique islamique serait une sorte d'entité non intégrée. Jamais n'ont disparu complètement les éléments de l'Etat arabe, jamais n'a pu s'y incarner l'esprit coranique, jamais l'organisation asiatique n'y a perdu son autonomie. Tant est si bien que l'Etat qui suit la lettre de la Loi révélée (Coran) est plus ordonné, plus civilisé que celui qu'il a supplanté, mais il ne retient que la forme du Message, il ne maintient pas en totalité l'héritage du prophète, il n'est donc pas un Khalifat, au sens propre, c'est à dire un Etat successeur à celui de Médine. Il ne s'agit que d'une structure juridique pour que les hommes puissent vivre dans un minimum d'ordre. Cet Etat n'est évidemment pas celui du Prophète où la Chari'a visait à hausser l'homme, public ou privé, au niveau de l'idéal éthique, proposé par Mohammed. Si le prophète a été inspiré, l'apparition d'un califat véritable relève elle de l'utopie ou du miracle jamais réalisé. Par la suite l'Etat islamique historique n'aura plus aucune spécificité. Il deviendra le patrimoine du monarque (sultan, substantif qui signifie pouvoir, autorité), dans ce régime politique, l'Etat ne se distinguant pas de la personne du monarque. Celui-ci est presque une abstraction puisqu'on dit que l'armée est sa main, la bureaucratie sa plume, la police ses yeux, l'héritier son avenir. L'histoire montre que bien que ce soit en fait un groupe, une famille, un clan, une tribu, qui gouverne, tout se trouve lié, à travers une chaîne plus ou moins longue d'intermédiaires, à la volonté du souverain qui estime être le représentant de Dieu sur la terre, et non plus le successeur du Prophète comme devait être le calife musulman. L'Etat devient donc la personne magnifiée du monarque tout autant que le monarque est l'incarnation de l'Etat. De tout cela naît une séparation entre l'Etat et la société; séparation que symbolise une série d'antithèses: malik opposé à sujets, amr (ordre) à qanun (loi) , sultan (autorité physique) à Coran (autorité morale) etc.

On arrive ainsi à l'antinomie extrême: tout dans l'histoire et la pensée islamique nous pousse à conclure que l'Etat est distinct de la valeur c'est à dire de la religion. Pourtant dans toute l'aire islamique chacun dit que l'islam est à la fois Din wa Dunya (religion et monde, religion et société) Din wa daoula (religion et Etat).

Or, si on entend par religion l'idéal éthique de l'Islam (maqasid al chari’a) cette affirmation est manifestement fausse puisque cet idéal n'a été, à aucun moment et nulle part, réalisé. L'expression même d'Etat islamique est contradictoire. L'islam, en tant que culture historique spécifique, est une religion à laquelle s'agrège un Etat, mais rien ne permet de conclure que la première est l'âme du second, ni que le second est la réalisation temporelle de la première. L'Etat qui a été édifié en terre d'Islam peut être une théocratie comme disent la plupart des orientalistes mais fondée sur autre chose que le Message de Mohammed. L'Etat actuel de l'aire arabe n'est pas du tout la résultante d'un développement naturel de celui qui a existé à l'époque classique et que nous venons de passer en revue, car il y a dans l'histoire moderne des Arabes une coupure, ou plutôt un accident de parcours, qui s'appelle la colonisation européenne. l'Etat actuel est un complexe où l'on discerne les conséquences de deux séries de faits: d'une part, une politique de réformes qui a bouleversé les superstructures de la société arabo-berbère pour ce qui est du Maghreb par exemple et, d'autre part, la persistance d'une bonne partie de l'organisation, des valeurs et des comportements du passé.

6. Les expressions de l'islamisme

6.1 Le cas algérien

Genèse de l'islamisme

"L'islamisme algérien a commencé par être un état d'esprit puis une mouvance, avant de se développer en mouvement et de s'organiser en partis."[20]

On se souviendra que le mouvement islamique est né dans les années 30 dans un contexte de cristallisation d'une tendance arabo-islamique au sein du mouvement nationaliste algérien, par la voix des 'Uléma fondé en 1931 par le Cheikh Abdelhamid Ben Badis.

Les 'Ulémas sont des notables dotés d'une autorité religieuse et morale, formés dans les universités et mosquées du Moyen-Orient.

Leur revendication essentielle réside dans la reconnaissance du statut de musulman au sein de la société algérienne dominée par la France.

Selon Mohamed HARBI, historien algérien, leur vision de la structure de la société musulmane algérienne révèle deux catégories sociales: El-Khassa (l'élite éclairée) et El-Amma (La plèbe inculte et tentée par l'immoralisme).

La classe politique coloniale se comporte à leur égard en alternant les mesures de répression à un principe de tolérance.

Tendances à l'extension dans les sociétés politique et civile

L'idéologie identitaire arabo-islamique subit une extension dans l'imaginaire social grâce à la force manipulatrice du FLN qui, dès 1954 (révolte du 1er novembre) s'en empare pour renforcer sa légitimation en tant que parti monopoliste dans le mouvement d'indépendance (1954-1962).

Pour illustrer ce type de manipulations, nous rappellerons le mot d'ordre du FLN de couper le nez et les et les lèvres de ceux qui fument et boivent de l'alcool ou les interdits concernant les femmes.

Tendances à l'isolement ou évolution discontinue

Dès l'indépendance (le 5 juillet 1962), le pouvoir politique, avec à sa tête Ahmed Ben Bella et influencé par une coalition "militaro-gauchiste" tend à isoler la mouvance des 'Ulémas ou à les phagocyter.

Illustrant cette opposition entre les deux tendances des premières années de l'indépendance:

Au nom des 'Ulémas:

Cheikh Bachir El Ibrahimi dénonce la corruption, les options socialistes, l'attaque de la propriété privée, la dégradation des moeurs.

Le pouvoir Ben Belliste:

Caractérisé par la démagogie de l'autogestion, nomme un seul ministre (Tewfik El Madani) représentant les 'Ulémas. Le verbiage socialiste est le discours dominant (Charte d'Alger, pratique discursive imprégnée de l'idéologie socialiste).

Dès juin 1965, suite au renversement de Ben Bella par le clan du colonel Houari Boumediene, le triptyque du pouvoir Boumedieniste (Révolution industrielle, agraire et culturelle) est l'axe essentiel de la nouvelle idéologie:

"Les deux premières révolutions sont marquées par l'idéologie socialiste. Mais le troisième est, en quelque sorte, donnée en sous-traitance aux Ulémas." [21]

Dans un tel contexte, les 'Ulémas "colonisent" le ministère de l'éducation nationale en développant le réseau de "l'enseignement originel" dans les années soixante:

-Rédaction des manuels d'histoire avec une version totalement tronquée de l'histoire (pureté arabo-islamique, effacement des faits marquants/historiques de la guerre 1954-1962...).

-Changements des noms de rues, intitulé des plaques minéralogiques, volonté d'arabisation systématique.

Force est de constater l'importante interférence idéologique entre le FLN et la mouvance islamique des 'Uléma.

Au niveau sociologique, cette idéologisation conjuguée aux pratiques économiques étatistes et jacobines se traduit par la formation de deux couches sociales:

- Les élites francophones reproduisant leur pouvoir, parce que les critères de compétence dans le recrutement (administration hypertrophiée par les sociétés nationales) restent "occidentalisées".

- Les arabophones, suivant à la lettre les recommandations officielles, foncièrement démagogiques, se retrouvant massivement exclus du marché du travail et se marginalisant socialement. Cette catégorie sociale va être la pépinière des rangs du FIS.

L'adoption du code de la famille, le 12 juin 1984, "entièrement façonné par le fondamentalisme musulman"[22], révèle la plus lourde concession du FLN à la mouvance islamiste, attestant cette imbrication d'une culture islamiste avec l'idéologie du FLN.

Parmi les fractions composant le FLN, des personnes d'obédience islamiste ont insufflé à l'idéologie de ce parti un contenu islamiste irréductible: "Ils ont réussi ainsi à poser les bases d'un Etat à moitié islamisé" [23] .

L'Etat algérien dominé par l'armée[24] qui constitue un important corps social s'accommode d'une connivence avec une sorte de clergé d'Etat issu de fractions islamistes provenant essentiellement de la mouvance des 'Uléma.

Certaines fractions "radicales" nourrissant une idéologie d'opposition résolue au caractère "occidental et socialiste" du régime constituent les éléments embryonnaires des organisations islamistes actuelles.

La revendication d'une identité arabe homogène est affermie dans sa prégnance islamiste, par une importante coopération de pays Moyen-Orientaux (surtout avec la Syrie et l'Égypte) dans le cadre de l'enseignement.

Paradoxalement, l'extension de cette mouvance, en opposition à la mouvance gauchiste (PAGS, Trotskistes...) est encouragée par l'Etat[25].

A l'instar du pouvoir colonial qui oscillait entre répression et tolérance du mouvement des 'Uléma, l'Etat algérien indépendant réprime ceux-ci ou les tolère au gré des enjeux du moment. De surcroît, il leur extirpe les références idéologiques pour nourrir le champ de sa légitimité, par des procédés manipulatoires. C'est cette particularité "utilitariste" qui va fissurer l'idéologie du parti- Etat qu'est le FLN pour que la prégnance islamique y soit définitive.

Ordre d'apparition sur la scène publique des organisations islamistes (organisations, partis et associations)

-Le MIA ( Mouvement Islamique Armé)- organisation armée-:

Initialement, ce mouvement lancé par Mustafa Bouyali ( Mouvement Islamique Armé)- organisation armé-:

Initialement, ce mouvement lancé en juillet 1982 par Mustafa BOUYALI(tué dans une embuscade tendue par la gendarmerie nationale le 3 février 1987) se nomme Groupe d'interdiction de l'Illicite dès sa fondation en 1979 dans le cadre de deux mosquées, avant de se nommer Mouvement Islamique Armé.

-Al-Irshad Wal-Islah-association- fondé par Cheikh Nahnah à la fin de l'année 1988.

Le FIS (Front Islamique du Salut)-parti-:

Avec un rassemblement de 1000 islamistes à Alger, sous l'impulsion de Abassi MADANI et Ali BENHADJ, le FIS naît le 21 mars 1989. Sa légalisation s'opère en septembre 1994. Le numéro 1 du journal de ce parti "Al-Mounqid" (édité en arabe) paraît le 5 octobre 1988. Le numéro 1 du journal "Al-Forqane"(édité en français) paraît le 20 janvier 1990.

(Voir l’organigramme du FIS, établi par Farid Aichoune et René Backmann, en annexe).

En même temps que le FIS, le mouvement Daâwa (du Cheikh Sahnoun)-association-, concurrent du FIS, se constitue en mars 1989.

En-Nahda Al islamiyya (Mouvement de la renaissance islamique)-association- présidé par le Cheikh Djaballah est légalisé en décembre 1990.

Le 29 avril 1990, une tentative d'alliance entre le FIS, En-Nahda et la Daâwa échoue.

Le GIA (Groupe Islamique Armé)-organisation armée-, est né peu avant les élections législatives de 1991. Dirigé par Tayeb El-Afghani (vétéran des brigades islamiques de la guerre d'Afghanistan, condamné et exécuté en 1992) auquel a succédé Abdelhak LAYADA, cette organisation est la plus radicale dans ses positions vis-à-vis du pouvoir d'Etat en s'opposant à toute trêve, négociation ou arrangement. Son optique est la lutte armée systématique pour la conquête du pouvoir et l'instauration d'un Etat islamique.

l'AIS (l'Armée Islamique du Salut): -organisation armée- C'est le bras armé du FIS. A l'image du GIA, la date de sa création reste incertaine. Vraisemblablement, la rupture brutale des élections législatives semble être la période de son avènement.

La constitution du CSFAI (Conseil Supérieur des Forces Armées Islamiques) "pour répondre à la montée en puissance du GIA", en alliance avec le MIA, se traduit par la mise en place de l'AIS (Armée Islamique du Salut). Les chefs du FIS, Abbasi MADANI et Ali BENHADJ recommandent d'éviter une opposition militaire au GIA.

Remarques

En-Nahda, la Daâwa et Al-Irchad wal Islah constituent les plus importantes associations parmi les très nombreuses "qui se vouent à la construction de mosquées ou à leur entretien, à des actions de bienfaisances" [26].

Avant de se cristalliser dans les MIA, GIA ou AIS, cet écheveau inextricable d'organisations, de courants, de groupuscules et de clans est représenté entre autres par:

-Al takfir wal hidjra: liée au mouvement égyptien créé en 1971 (assassinat de Sadate) ce mouvement paraît en Algérie dès 1974 par la diffusion de tracts dénonçant "l'impiété de l'Etat". Par la suite, dans les années huitante, assassinats de plusieurs policiers dans les régions d'Alger et Blida.

-Al-djihad 54: Revendication d'une filiation au mouvement de novembre 1954. Autre nom de ce mouvement : Al Baqoun alal Ahd (les fidèles au serment).

-Le Hezbollah, créé le 27 mars 1990.

-les activistes chi'ites

-Al Mourabitoun

-Les Brigades de Dieu

-Kataeb Al Qods (les Phalanges de Jérusalem)

-As-Sunna wa charia’a (Tradition et Loi Islamique).

La mouvance Islamiste

Deux tendances animent l'ensemble de la mouvance: les légalistes et les activistes.

D'importantes similitudes sont à relever avec la structuration du MTLD [27] en trois catégories: Centralistes, Messalistes et Activistes.

Cette configuration du mouvement nationaliste naît durant la période 1953-1954 en égard aux frictions qui traversent le MTLD.

L'ébullition nationaliste se traduit par la création de l'Organisation Spéciale (structure d'action armée élaborée au cours de l'année 1947 par Hocine Aït -Ahmed). Tous les militants du MTLD qui s'engagent dans cette organisation, véhiculent la conviction que la lutte armée est le seul moyen de conquérir l'indépendance. Ils constituent la mouvance activiste. Après le démantèlement de l'OS vers la fin des années 1950, sera créé le FLN en octobre 1954.

Messali Hadj, homme politique d'une extrême importance dans le mouvement nationaliste, à l'origine du Parti du Peuple Algérien[28] et du MTLD, restant figé dans sa position de leader charismatique et nourrissant l'idéologie populiste et communautariste va s'isoler des fractions d’adhérents qui lui ont confisqué ses positions de militantisme armé en créant le FLN. Refusant obstinément de s'allier à tout mouvement qui n'émane pas directement de son entourage immédiat et sous-estimant très maladroitement le mouvement embryonnaire du FLN, il crée le MNA (Mouvement Nationaliste Algérien) quelques mois après l’avènement du FLN (en décembre 1954). Ce qui va se traduire par de terribles luttes fratricides entre militants gagnés à la cause du FLN et les messalistes restés dans le giron du MNA.

Certains membres des instances dirigeantes du PPA-MTLD (cadres de l'appareil du comité central) s'opposent au maintien de la lutte armé suite au démantèlement de l'OS par la répression coloniale, préférant une lutte légale dans le cadre des institutions coloniales.

Malgré ce choix légaliste, ces militants qui vont être désignés de centralistes, sont munis d'un esprit opportuniste qui leur permet de procéder à une analyse réaliste de l'émergence du FLN et à définir des alliances avec les activistes pour se reconvertir dans le FLN et étouffer la mouvance messaliste.

Il est intéressant ici d’établir un parallèle entre le PPA et le FIS. Il existe effectivement une similitude quant à l’interdiction qui frappe les deux organisations. Ainsi, on peut mieux comprendre que la rupture brutale du processus électoral de 1992, a un effet de radicalisation et de multiplication des organisations armées. Comme le relève très justement Aichoune et Backmann: "Le centre de gravité de la mouvance islamique algérienne se déplaçait des politiques vers les militaires, des partisans du compromis vers les adeptes de le l'Etat islamique à tout prix"[29].

Notons rapidement que socialement, la mouvance islamiste se compose grossièrement de:

Commerçants (parmi lesquels de riches bijoutiers), la masse de jeunes sans travail, exclus de l'école formant le nouveau "lumpen-prolétariat", et des intellectuels en ascension sociale.

Implantation géographique

Le GIA est implanté en bonne entente avec l'AIS dans la région Ouest (Tlemcen, Tiaret, Sidi Bel Abbès, Maghnia, Monts de l'Ouarsenis), dans une région faite de zones de cultures et villages où l'armée régulière n'ose pas s'aventurer.

Le GIA est aussi bien implanté à Alger, très actif en Kabylie et à Lakhdaria, mais son véritable fief est l'Ouest.

Dans la région de Batna, de même qu'à Khemis-Meliana, Chlef et Tissemsilt, Djelfa (Sud), implantation commune des GIA et MIA.

Dans le Sud, le GIA est seul à Laghouat et El-Oued.

Les régions d'Alger et Blida subissent les pressions communes des deux mouvements. Blida est une réelle ville "pilote" (avec l'important maquis de Chréa, mont surplombant la ville de Blida) et connaît les plus importantes pressions islamistes (attaques armées, règles de comportement collectif, de consommation...).

Rappelons également l'existence du MEA (Mouvement pour un Etat islamique Armé), représenté par de petits groupes armés sous l'autorité de deux Émirs (un à l'Est et un à l'Ouest), organisation à propos de laquelle nous ne disposons que d’informations disparates et aléatoires.

Il va de soi que cette configuration n'est nullement figée, mais qu'elle évolue en fonction des enjeux, du mode d'organisation de la répression d'Etat...

Stratégies d'attaque des organisations

Elles participent essentiellement d’embuscades, d’appels à la désertion des casernes, de poses d’affiches aux alentours des mosquées, d’attentats contre des gendarmes et des policiers ainsi que contre des établissements d'États. Il est cependant frappant de relever que plus de 700 établissements scolaires ont été détruits; il y a là une incohérence par rapport au message coranique qui préconise l’acquisition du savoir comme un devoir religieux.

Peut-être conviendrait-il ici de prêter quelque attention aux propos de Rabah KEBIR (voir annexes, interview de ce dernier au magazine l’Hebdo du 15.09.94).

L'idéologie islamiste

A ce sujet, le sociologue algérien Lahouari Addi[30] parle d’une "représentation communautaire du pouvoir qui agit par manquement à la morale" pour qualifier le mode de perception du politique par les islamistes. Ces derniers se définissent en opposition à un pouvoir impie pour leur légitimation et non pas par un projet de gouvernement.

Les islamistes ont des recettes, pour le moins, simplifiées. Ainsi, Abassi Madani refuse, par exemple, d' organiser un congrès du FIS avant l'avènement de l'Etat islamique, propose le remplacement de l'impôt par la zakat (l'aumône) ou l'abolition de la police. Il s’agit, selon lui, d’une application stricte de la charia’a.

L’idéologie se réduit ici à des "représentations sociales traditionnelles" de l'imaginaire social communautaire, caractérisées par un archaïsme objectif face à une pensée ou une représentation moderne de la société et du politique.

Les deux tendances classiques du FIS:

Djazara: Les membres de cette tendance expriment les valeurs d'un Islam "nationaliste", adapté à une certaine "algérianité" (chef de file Abassi Madani).

Salafiste: Les salafistes prônent le retour à la communauté des croyants de l'époque du prophète et des Khalifes (chef de file Ali Benhadj).

La deuxième tendance est nettement plus prédisposée à l'action armée.

L'idéologie du mouvement islamiste dont le discours oscillent entre, d'une part, l'instauration d'un Etat islamique même dans le cadre des structures actuelles de l'Etat Algérien et, d'autre part, l'hostilité à tout dialogue, toute trêve et toute réconciliation avec l'Etat impie, reste engloutie dans le Messianisme et la représentation communautaire du politique.

Rapports avec l'étranger et financement

Séverine LABAT, chercheur spécialiste du CNRS travaillant sur le FIS, pense que: "l'islamisme algérien est un phénomène sui generis"[31].

Il n'y aurait pas de "chef d'orchestre" étranger à la société algérienne. Cet islamisme s'articulerait fondamentalement au nationalisme.

"La force du nationalisme algérien imprégnant la mouvance islamiste, exclut toute manipulation de l'étranger, exceptés les liens financiers."[32]

Quant aux rapports que les islamistes entretiennent avec l’extérieur, il faut noter d’abord la présence de membres de leur instance dirigeante dans des pays occidentaux où ils assument déjà un travail important sur le plan diplomatique (États-Unis d’Amérique et République Fédérale d’Allemagne).

Par ailleurs, les États-Unis d’Amérique, la Grande-Bretagne, la République Fédérale d’Allemagne, l'Italie et l'Espagne font partie des pays qui considèrent les islamistes comme des interlocuteurs incontournables de la société politique.

Tandis que les garants des institutions françaises, appuient le pouvoir militaire tout en souhaitant que le dialogue se rétablisse entre toutes les parties.

Il est intéressant de relever sur un point d’intérêt régional que le FIS entretient des rapports relativement étroits avec le Front POLISARIO, ce qui pourrait lui faire adopter, au sujet du Sahara Occidental, des positions analogues à celles du régime de Houari BOUMEDIENE; mais là encore l'ambiguïté est présente car, nombreux seraient les dirigeants islamistes qui ont donné des garanties au pouvoir marocain et à l’opposition de ce pays.

Le financement des islamistes

En Algérie, les notables aisés, commerçants et entrepreneurs constituent une source de financement régulière.

Les deux sources principales seraient:

- L'aide financière de l'Arabie Saoudite et de certains États du Golfe.

- Le trabendo.

L'aide de l'Arabie Saoudite et des États du Golfe

Si l'aide importante de l'Etat Saoudien est tombée suite aux positions des islamistes algériens lors de la guerre du Golfe, les " personnalités" de ce pays, à titre individuel, ont continué à multiplier les gestes de générosité en faveur des combattants de l'Islam (à l'instar du richissime saoudien Youssef Djamil Abdellatif au "trésorier occulte du FIS à l'étranger, Simozrag"...)

"Les monarchies du golfe et les réseaux du marché noir sont les principales sources de financement de la mouvance islamique algérienne (...) La majeure partie des fonds collectés au Moyen-Orient transitent vers les caisses des islamistes algériens et tunisiens- via des sociétés écrans basées en Suisse, en France, aux Bahamas et aux États-Unis. Certaines de ces sociétés-écrans se dissimulent derrière des entreprises d'engineering, pétrolier ou des sociétés d'études industrielles. D'autre part, le FIS, mais aussi le Hamas algérien de M. Nahnah et les islamistes tunisiens possèdent des biens immobiliers aux États-Unis, notamment à Chicago, où vit une importante communauté musulmane."[33]

Le trabendo

Trabendo est un terme d'origine espagnole signifiant grossièrement commerce illicite de marchandises. Il s'agit d'un marché parallèle dans lequel les islamistes peuvent jouer un rôle prépondérant:

" Il est impossible d'évaluer le montant des fonds tirés du "trabendo" par les islamistes. Ce qu'on sait, cependant, c'est la quasi-totalité des réseaux de commerce illicite et de contrefaçon, qui alimentent les petits marchands de faux Lacoste et Rolex made in Taiwan depuis les ruelles de la Casbah jusqu'aux trottoirs de Barbès paient un impôt aux "barbus". A cet impôt s'ajoutent les "contributions volontaires" versées plus ou moins régulièrement par une bonne partie des commerçants licites, qui espèrent ainsi s'acheter, discrètement, une assurance sur l'avenir. L'efficacité de cette pompe à finances explique sans doute que les islamistes algériens n'aient pas besoin jusqu'à présent, de recourir à la violence ou à l'intimidation pour financer leurs activités. Ce qui ne manque pas de contribuer à leur popularité"[34].

Pour l'Algérie comme pour le reste des pays du Maghreb, une des sources de financement qui est peu citée est celle d'un réseau commercial organisé à partir de l'immigration. Mohamed TOZY, lors d'une conférence donné à l'université de Lausanne en novembre 1993, a parlé d'une "internationale commerciale islamiste" composée de plusieurs relais: Pakistan, Turquie, Belgique, Hollande, France, Italie, Espagne, Pays du Maghreb. Ce sont des immigrés en situation régulière ou de doubles nationaux, qui constituent cette "internationale" faisant commerce de toutes sortes d'objets (tapis de prière, corans, chapelets, parfums, bibelots religieux, habits religieux, matériels audiovisuels, appareils électroménagers...). L'intérêt de cette organisation n'est pas seulement financier, il permet de nombreux contacts (prosélytisme, échange de documentation) et peut à l'occasion et dans des circonstances particulières faciliter des opérations de trafic d'armes et d'actions terroristes.

6.2 Le cas du Maroc

L'extrême diversité de la mouvance islamiste

Au début des années 80, le professeur Mohamed Tozy a pu recenser 23 associations religieuses plus ou moins explicitement politisées[35]; selon François Burgat[36], dont je partage entièrement le point de vue, "du Hizb tahrir al islami, section locale du Parti de libération islamique, implanté dans la quasi-totalité du monde arabe (....), aux petites associations conversionnistes d'implantation régionale, cette diversité de la scène islamiste atteste autant de l'écho que recueille la nouvelle da’wa que de l'efficacité de l'action du pouvoir à en diviser les rangs et à en contrôler les effets politiques".

Nous ne nous référons ici qu'aux deux associations les plus importantes en l'occurrence :"Jama’t attablîgh wa da’wa" (association pour la transmission et la prédication), et "Achabîba al Islamiya " (jeunesse islamiste).

La première pourrait être désignée comme réformiste et monarchiste, rattachée aux conceptions de Mawdoudi; l'autre radicale de type "Frères Musulmans" rattachée aux conceptions de l'égyptien Sayyid Qutb[37].

Le réformisme de la première repose sur le postulat: "changer l'homme avant la société", ce qui revient à dire qu'il faut agir sur l'homme pour mieux transformer la société.

L'archétype étant celui du Prophète Mohammed et sa vie exemplaire. Quatre orientations sont fixées par la "Jama’t attablîgh wa da’wa" :

1-enseigner et apprendre (exégèse, hadith);

2-servir les autres (son prochain);

3-prier;

4-prêcher et convertir.

En somme, il s'agit de faire sortir la communauté des croyants des ténèbres de la période anté-islamique (Jahilyia[38]) par la sacralisation du quotidien. Mais tout en favorisant cette religiosité à bien des égards banale, la Jama’t ne porte pas moins d'intérêt aux affaires publiques.

Son discours dévalorise le droit positif et met l'accent sur ce qui est devenu un leitmotiv "Il n'y a de puissance que celle de Dieu et de soumission qu'à Dieu seul", ce qui pourrait signifier une mise en garde indirecte au monarque quand ce dernier oublie sa qualité de simple intercesseur de la divinité.

Le radicalisme de "Achabîba al Islamiya" est sur bien des plans similaire à celui des gauchistes des années soixante-huit et, comme lui, il s'exprime sur le registre de l'exploitation économique et sociale. L'association, sans atteindre l'anathème du groupe égyptien "Attakfir wal Hijra" (ce dernier allant jusqu'à accuser le peuple d'apostasie et prône l'assassinat politique, chacun se souvient de celui d'Anouar al Sadate), consacre son énergie à la défense des "mustad'afine" (opprimés) et légitime d'un point de vue religieux la lutte contre leurs oppresseurs. Si le terrorisme politique semble inexistant au Maroc, par opposition à ce qui se passe en Algérie, les islamistes ne sont pas moins féroces dans leurs attaques verbales pour l'heure (?) aussi bien du "Commandeur des croyants" que des réformistes salafi et autres confréries "obscurantistes".

Jam'iyat ach chabîba al islamiya.

Fondée en le 22 octobre 1972 par Abdelkrim Motii (ex-inspecteur de l'enseignement primaire) et Kamal Ibrahim (instituteur), l'association de la jeunesse islamique marocaine (appellation employée par ses membres dans leurs communiqués en langue française) s'est construite idéologiquement autant en s'érigeant contre le discours de la gauche marxiste, qu'en lui empruntant une partie de son discours, social notamment. Elle s'est posée comme le pourfendeur des "doctrines subversives" d'inspiration occidentale "marxisme, maoïsme, [...] mouvement hippie" menaçant la jeunesse marocaine, pour la pousser à chercher dans l'islam des solutions jugées moins allogènes à ses interrogations[39]. L'association est née dans un contexte politiquement très lourd (deux tentatives de coup d'Etat militaire en 1971 et 1972; 1973 quatre procès simultanés, ceux des militaires, des membres de l'UNFP accusés d'atteinte à la sûreté de l'Etat, des gauchistes d'Illal Amam et du Mouvement 23 mars, enfin celui des ministres "corrompus" ).

François Burgat[40], écrit très justement "jusqu'à la fin de l'année 1975, le mouvement de la jeunesse islamique, qui recrutait presque exclusivement dans la mouvance estudiantine et lycéenne, univers professionnel de ses deux fondateurs, n'a pas passé la rampe médiatique. C'est la violence exercée à l'encontre de deux personnalités de la gauche laïque (dont Motii, ex-membre de l'Union nationale des forces populaires, est lui-même issu) qui le fera sortir de l'anonymat et assurera à certains égards sa promotion. Le 27 octobre 1975, Meniaoui Abderrahim, professeur au Lycée Moulay-Abdallah et membre du secrétariat du Parti du progrès et du socialisme (PPS), est blessé à l'arme blanche devant son Lycée. Moins de deux mois plus tard, Omar Benjelloun, directeur du journal de gauche Al Muharrir et membre du bureau politique de l'USFP (Union socialiste des forces populaires, anciennement Union nationale des forces populaires), est mortellement frappé devant son domicile. Les agresseurs, dont l'un (Saad Ben Driss) est arrêté sur place, disent appartenir à un groupuscule qui se fait appeler Al moujahidoune al Moughariba, dirigé par un étudiant en droit de la faculté de Rabat du nom d'Abdelaziz Naâmani, que l'accusation va s'employer à faire apparaître comme le bras armé du mouvement dirigé par Motii. Depuis lors, les fidèles de ce dernier se sont employés et sont en grande partie parvenus (en s'appuyant notamment sur des documents présentés comme des procès-verbaux des interrogatoires des huit membres du groupe) à démontrer que Naâmani entretenait avec la police une relation très privilégiée. Moins crédibles, par contre, sont les dénégations de Motii sur son absence supposée de relations avec Naâmani. Celui-ci a été condamné par contumace en 1985, à la prison à perpétuité. Compte tenu du fait qu'on le croit en liberté, bien que personne ne sache où il se trouve, ses détracteurs pensent qu'il ne s'agit là que d'une ultime manœuvre de ses commanditaires pour rendre a posteriori crédible son activité au sein du MJIM".

Ces éléments sont extrêmement intéressants, non pas tant sur le plan de la nature, de la puissance ou du devenir de la Chabîba Al Islamiya, que des connections qui peuvent être établies entre ce mouvement, la police marocaine (donc le pouvoir du Commandeur des Croyants) et d'autres services étrangers. On ne comprend pas jusqu'ici pourquoi après leur arrestation, au lendemain du meurtre d'Omar Benjelloun, Abdelkrim Motii et son lieutenant Abdelaziz Naâmani ont pu quitter clandestinement le pays.

Toujours est-il que Motii s'est retrouvé en Algérie (nombreux sont les observateurs qui affirment qu'il a été pris en charge par la Sécurité Militaire), dans un contexte extrêmement tendu entre les deux pays (Marche Verte et annexion du Sahara Occidental par le Maroc). En Algérie, Motii met sur pied un "Conseil Supérieur du Mouvement Islamique au Maroc". L'aventure tourne court et il se retrouve en Arabie Saoudite, où il participe, en 1979, à l'occupation de la mosquée Al Haram, à la Mecque. Passé au Koweït un certain temps, il quitte ce pays pour la Libye où il est imam-conservateur à la Mosquée de la Place Verte de Tripoli. Entre 1975 et aujourd'hui, Motii, dont on peut dire qu'il est entièrement "pris en charge" par les autorités libyennes, aura développé de manière sommaire quelques thèses et justifications.

Les explications d'Abdelkrim Motii[41]

"La Sûreté marocaine ne m'accuse pas personnellement de meurtre, mais d'incitation au meurtre du militant Benjelloun. Son meurtrier effectif est en effet entre les mains du pouvoir marocain et, pour être précis, il est emprisonné à Kénitra. A toutes les étapes de l'enquête policière et judiciaire, il a déclaré qu'il ne me connaissait pas, qu'il ne m'avait jamais rencontré, qu'il ne connaissait pas la Jeunesse islamique et n'en faisait pas partie.

Dès lors, plusieurs questions se posent:

1. Pourquoi ne me suis-je pas présenté au pouvoir judiciaire plutôt que d'être jugé par contumace ?

2. Que vise le régime en essayant de m'impliquer dans cette affaire ?

3. A-t-on éclairci notre attitude et les changements de celle du régime marocain dans cette affaire ?

La réponse à la première interrogation est qu'il est impossible à un être sensé, quel qu'il soit, de se placer entre les mains d'un régime oppresseur et d'un appareil judiciaire dénué de toute compétence et de toute indépendance.

S'agissant de la deuxième question, le régime marocain se considère personnellement comme le représentant de Dieu sur terre et le seul à parler officiellement au nom de l'islam; L'accusation lancée contre nous de propager l'islam le met en contradiction avec lui-même, avec ses slogans et avec la position qu'il occupe, et c'est pour cela qu'il a décidé de nous frapper de l'accusation d'un crime inventé.

De même est-ce lui qui a décidé, en 1974 et 1975, de donner à la démocratie un espace formel pour refaire le front intérieur, afin de lancer la guerre du Sahara, mais il craignait l'opposition intérieure représentée par la tendance d'Omar Benjelloun et d'Abdelkrim Motii. Ceux-ci étaient des amis et des collègues aussi bien à l'Union marocaine du travail qu'au secrétariat régional de l'Union nationale des forces populaires à Casablanca, ou encore à la commission politique de formation de ce même parti en 1965-1966, et à la commission de coordination syndica1e qui dirigea les négociations à l'intérieur de l'UMT et fonda le Syndicat national de l'éducation.

Le régime marocain décida alors de faire d'une pierre deux coups et de se débarrasser de tous les deux ensemble, le premier par le meurtre direct, le second par ce meurtre légal qu'est la peine de mort.

Le cerveau qui a planifié l'assassinat du militant Benjelloun est celui qui a planifié et exécuté l'opération d'enlèvement de Mehdi Ben Barka et son assassinat au cœur de Paris, où il se trouvait pour rencontrer le président de la République française. Et si l'on dit que Chebiba islamiyya, en la personne d'Abdelkrim Motii, a incité au meurtre d'Omar Benjelloun, c'est un peu comme si on disait que c'est le pouvoir français qui a incité a l'enlèvement de Mehdi Ben Barka et à son assassinat, bien que tout être sensé refuse cette logique.

La ressemblance est grande entre les méthodes de liquidation de ces deux hommes. L'appareil marocain a utilisé des Français dans l'affaire Mehdi Ben Barka et, dans l'affaire Benjelloun, des Marocains, qu'il a ramassés dans les mosquées. Le régime a tenté de dégager sa responsabilité de l'affaire Ben Barka et d'impliquer la Sécurité française. On n'a ainsi rendu aucun jugement contre des Marocains, alors que des sanctions très lourdes ont été prises contre des citoyens français [...l De la même façon, le régime a essayé de dégager sa responsabilité de l'affaire Benjelloun et de la faire porter à Chebiba islamiyya.

Le régime a éliminé tous ses agents impliqués dans l'affaire Ben Barka pour essayer d'effacer les traces du crime. De même a-t-il assassiné en prison l'un des accusés du meurtre de Benjelloun, Abdelmajid Khachane, qui avait déclaré devant le tribunal que lui-même et ses associés n'avaient aucun rapport avec Chebiba islamiyya, non plus qu'avec Abdelkrim Motii, et que lui-même et ses associés surveillaient le quartier d'Omar Benjelloun cachés à l'intérieur du commissariat du second arrondissement, dont dépendait le domicile de Benjelloun et devant lequel il fut tué".

La Chabîba al Islamiya et ses avatars

Motii, exilé, a beaucoup circulé entre l'Europe et le Moyen-Orient; il tente de recueillir subsides et soutiens politiques, bien que traqué en permanence par les services marocains, qui, à Bruxelles, en 1984, essaieront de l'enlever. Son mouvement n'en garde pas moins une certaine audience, grâce à l'apport d'éléments extérieurs, en particulier d'étudiants expatriés en Europe. A travers la publication depuis la Belgique du journal Al Moudjahid, Motii continue d'orienter la doctrine de son groupe. Il édite divers recueils d'articles, dont la révolution islamique, où il plaide l'inéluctabilité d'une alternative islamique au Maroc, compte tenu de l'échec des formations de l'opposition laïque.

A l'intérieur, l'activité militante est longtemps tournée, pour l'essentiel, vers l'obtention de la libération d'Ibrahim Kamal et l'amnistie de Motii, condamné (à perpétuité) en 1980. Mais l'éloignement du leader accroît peu à peu les difficultés de gestion interne du mouvement; les tensions se multiplient entre la direction marocaine, qui est collégiale, et les directives de Motii, décrit par certains de ceux qui l'ont connu comme un personnage rompu aux ficelles du pouvoir et désireux d'en exercer seul les responsabilités. Les équipes dirigeantes se renouvellent en tous les cas à un rythme accéléré, évolution qui paraît attester cette dégradation du consensus et va entraîner de nombreuses défections à partir de la fin des années 70.

Au début des années 80, une bonne partie de ses membres, lassés par la personnalité de leur chef en exil et la ligne très provocatrice du journal publié depuis l'Europe, Al Moudjahid, marqués en outre par la répression, mais aussi peu à peu convaincus de l'inanité de maintenir une action de stricte opposition dans un paysage "fondamentaliste", choisissent de quitter la clandestinité au début de l'année 1982. Ils forment, avec l'accord implicite des autorités et vraisemblablement leur soutien financier, un nouveau groupe qui prend le nom de Jema’a islamiya, en hommage au pakistanais Mawdudi. Le groupe dispose de la possibilité de publier un journal (Al Islah), sous la responsabilité de l'un de ses dirigeants, Abdallah Benkirane, ancien des Jeunesses de l'Istiqlal, puis membre agissant de la Chabîba al Islamiya jusqu'à sa rupture avec Motii en 1982, et aujourd'hui directeur d'une école primaire privée à Rabat.

Depuis, on peut affirmer qu'à l'intérieur du pays la Chabîba al Islamiya a connu un auto-démantèlement progressif, quatre groupes en sont nés:

-La Jema’a islamiyya

-La commission révolutionnaire

-L'Avant garde estudiantine islamique

-Le mouvement des Moudjahidines.

Ces dernières années, les groupes islamistes marocains se sont particulièrement distingués par une violence meurtrière, essentiellement dans certains campus universitaires. La presse locale a abondamment parlé durant l'été et l'automne 1994, d'Abdelkrim Motii, lui imputant directement ou indirectement la responsabilité des attentats de Marrakech et de Fès. Motii redevient une figure médiatique et certains éditorialistes marocains n'hésitent pas à le désigner comme un agent actif des services secrets algériens qui souhaiteraient exporter la violence de leurs islamistes au Maroc.

Nous n'avons sur ce plan aucune information digne de foi. Ce qui reste certain, c'est que l'activisme des islamistes marocains s'exprime beaucoup plus dans un discours religieux aux connotations moralisatrices, que dans le contre-champ politique qu'ils estiment du ressort des partis. Il y a, là, mis à part le cas de la mouvance Motii, une exception notable celle de la "Jama’t attablîgh wa da’wa"

Jama’t attablîgh wa da’wa

Son chef, Abdessalam Yacine[42] restera sans doute l'islamiste le plus célèbre du Maroc, par la lettre ouverte, que ce 'alim de Marrakech, a écrit au roi du Maroc et qu'il a intitulée "l'Islam ou le déluge". Il s'agit d'une critique théologique et politique menée à l'endroit de Hassan II, qui, plus de 20 ans après sa publication, reste non seulement d'une étonnante actualité, mais constitue sans doute une plate-forme de référence pour de nombreux islamistes de ce pays. Car, au-delà de la transformation de l'espistémè politique que nous avons décrite plus haut dans le texte, c'est à dire le passage d'un lieu de pouvoir identifiable (sultan), ce qui supposait a priori l'efficacité du procédé de défi (lettre d'un 'alim à un descendant du prophète impliquant une réponse), à un lieu de pouvoir plus ou moins anonyme et en tout cas plus complexe, soit un Etat moderne coiffé par un monarque absolu et éclairé (Hassan II), la lettre (qui se présente sous la forme d'une brochure[43] de cent quatorze pages, rendue publique au moment de son envoi 1973) apporte des éclairages déterminants sur la Jama’t attabligh wa da’wa.

Nous en donnons ci-après les passages les plus significatifs par rapport à notre objet.

"Mon épistole n'est pas comme toutes les lettres que tu reçois, elle fait de la réponse une obligation et même le silence est une réponse éloquente. C’est une lettre ouverte; j'ai tenu à ce que la communauté en prenne connaissance avant que tu ne reçoives ta copie(...). Quelque soit ta réponse mon cher neveu du Prophète, tu ne pourras interdire la parole de Vérité et de Justice que je clame. Quel que soit l'homme qui se dressera devant moi, le roi et son autorité (sultane), ou le croyant, esclave de Dieu qui accepte le conseil, sache que Dieu le Glorieux ne peut être vaincu. Il est de ton droit et de celui des Musulmans de connaître celui qui ose t'écrire(...) Je suis l'esclave de Dieu, pêcheur, fils de paysan, élevé dans la rareté et la pauvreté matérielle. J'ai appris le Coran, il est, et sera ma lecture préférée, j'ai étudié auprès de nos grands 'alim dans un institut religieux. Mais très tôt j'ai su rechercher un savoir plus large, que la médiocrité qui caractérise nos instituts religieux. (...).

(...)J'ajoute une précision nécessaire, c'est que le fils du paysan berbère est un pauvre idrisside d'origine chérifienne et en tant que ce que je vais écrire sur le nationalisme arabe, aura son véritable sens. Je me défends de toute velléité régionale ou tribale. Dieu m'a comblé par ma descendance chérifienne et j'ai pu connaître les bienfaits des arabes, ceux qui sont parents et proches du Prophète. A une seule condition, c'est que "l'arabité" ne doit pas être une chaîne autour de nos cous et un obstacle barbare à l'universalité de la da’wa islamique"(...) Le devoir de te donner conseil est une obligation qu'a imposée Dieu aux Uléma de la Umma" . "(...)"Dieu t'a prévenu deux fois[44] , alors que tu désespérais de vivre. Mais quand il t'a sauvé, tu t'es détourné de lui (...) et ceci (la lettre), est un troisième avertissement(...).Deux rois et un président[45] ont eu à affronter trois hommes de Dieu. Les deux rois et le président ont tué le prédicateur. Les premiers ont reçu la malédiction et la déroute rapide, et les seconds ont été des martyrs bénis. Je suis le quatrième de ce siècle. Choisis ton camp : Abd El Hafid le Alaouite.

(...) Tu as annoncé, petit fils du Prophète, il y a quelques années après que tu aies été déçu par tes alliés et tes serviteurs de l’armée, la renaissance islamique et tu as choisi pour réaliser cette renaissance les plus vils et les plus trompeurs parmi tes gens(...)Je ne t'écris pas ce défi parce que je suis déséspéré de toi ni pour t'attaquer mais espérant que Dieu illumine ton pouvoir de discernement (bassira) envers la justice. J'ai toujours détesté le "putchisme" comme solution aux problèmes et je le suis encore parce qu'il déclenche un processus infernal. Je t'écris espérant que tu prendras "finalement" l'initiative de faire renaître l'Islam, après que, les espoirs de la communauté aient été déçus par ton projet de renouveau et qu'il s'est avéré que nous sommes un jouet pour ta politique flottante. (...)Je suis aujourd'hui, Malékite tenu par le devoir de repousser la fatwa de ton 'alim fou, qui t'autorise à sacrifier le tiers de cette communauté par une autre fatwa de notre imâm (MaliK) qui accule le despote injuste à son destin s'il ne devient pas un Omar ibn Abd El Aziz".

Yacine fixe alors les six conditions du salut. Celles-ci apparaissent comme un projet politique qui élimine du futur islamique, les politiciens corrompus, les 'alim imposteurs et permettent le maintien d'un roi juste et bon assisté d'une armée de Dieu.

Les six conditions sont les suivantes:

"1.-Les sociétés de la "Jahiliya" que tu prends comme modèle à cause de la situation qui te rend roi de tes semblables incapables d'avoir une réflexion indépendante, sont des sociétés d'animaux parce qu'elles ne réfléchissent pas au but pour lequel Dieu a créé l'homme (...). Il y a au Maroc une foi très forte chez les opprimés (mûstad' afûn), héritiers des lendemains radieux et de l'avenir faste de l'Islam. Autour du roi, il y a des gens qui l'empêchent de voir les bonnes choses il y a aussi les experts impies qu'aucun musulman ne doit côtoyer: ceux-là sont les compagnons et les conseillers du roi et on doit les écarter tous. Le roi n'a de salut que dans la compagnie des hommes pieux comme c'était le cas chez Ibn Abd El Aziz. Ces gens sont la semence à partir de laquelle se construira la communauté des croyants fondée sur une allégeance réciproque (mûbaya'a et non bey'a) et non une allégeance à sens unique, imposée par la force. Nous sommes malékites et malik répétait le hadith du Prophète: le divorce sous la contrainte est nul, c'est-à-dire la beiya sous la contrainte est nulle. Cherche-toi alors une nouvelle légitimité que tu mériteras avec dignité et remplis les conditions que je mets entre tes mains (sic)."

2-"Tu annonceras publiquement et clairement ta Rédemption, ta volonté de rénover l'Islam (niya). Tu expliqueras ton programme pour arriver à cette rénovation et tu demanderas pardon pour ta comédie que tu as appelée renaissance islamique."

3- "J'entends par repousser les injustices, une réparation globale de ce que tu as perverti et qui t'a perverti: surtout, ton monopole de l'argent et du prestige (...)"

4- "Fais allégeance à un conseil élu selon les procédés islamiques, c'est-à-dire que tu demanderas conseil pour son choix aux hommes de la da’wa (les ulémas), après avoir interdit les partis politiques et permis aux hommes de la da’wa de montrer à la umma ses pêchés et les moyens d'accéder au salut. L'ossature de ce conseil sera constituée par l'élite des jeunes militaires , parce qu'elle est la seule force organisée au pays .Ce conseil s'associera à toi pour le travail et il te surveillera jusqu'à ce que tu atteignes ta majorité et tu prouves que tu as réalisé ce que tu as promis.

5- "Le développement au profit de la communauté contrairement à ce que tu fais maintenant, et que ne sert qu'une classe privilégiée t'obligeant à chercher le compromis entre les factions qui se disputent les biens des Musulmans. Il faut que tu écartes progressivement le capitalisme et le socialisme utopique (...), et imaginer une économie islamique basée sur ces trois principes qui préparent un développement rapide et à la mobilisation générale:

a) répartir les droits et les obligations de telle sorte que la richesse ne soit pas un état consacré à un groupe de gens, sans la communauté (...)

b) l'Etat doit disposer de toutes les richesses et les utiliser avec liberté et courage pour accéder à l'opulence générale et une entraide entre les Musulmans.

c) annuler l'injustice sociale et annuler la pauvreté de la communauté que tu as tant cachée par ton slogan "enrichir le pauvre, sans appauvrir le riche". Le Prophète a ordonné le don du superflu : tout argent qui permet à une faction de jouir dans le gaspillage, au détriment de l'économie de la umma est prohibé (haram) et doit revenir à celle-ci.

6- "La Rédemption générale, c'est-à-dire que les énergies de la umma éparpillées et perdues doivent être rassemblées autour de la bonté islamique qui est le substitut de la violence de classe et de la guerre civile qui nous menace. Les énergies des jeunes et leur pouvoir de changer les choses par leur enthousiasme permanent, les capacités des intellectuels et des hommes de sagesse et d'expérience se perdent dans les discussions doctrinales politiques et sectaires. C'est autour de l'Islam que les efforts doivent être décuplés (...).La renaissance islamique tant attendue ne fera ni couler le sang ni opprimer quelques-uns, elle invite au contraire chaque homme à participer dans un projet grandiose et à lutter pour une cause noble (...); cette Rédemption générale n'est possible que sous les ordres d'un chef absout et avec une nouvelle allégeance (...)".

Parce qu'au Maroc, de force d’opposition, l'islam est devenu au lendemain de l'indépendance la principale force de légitimation du pouvoir, le lecteur comprendra aisément, la capacité de délégitimation de discours et de pratiques se référant au même registre ou matrice. Hassan II a répondu à la lettre de Yacine par l'enfermement psychiatrique de ce dernier, trois ans durant, en l'embastillant ensuite pour une durée similaire et en le mettant en résidence surveillée jusqu'à ce jour. Il est intéressant de garder en mémoire cet épisode, sa signification est grande si on le met en regard de situations analogiques. Rappelons que le roi Farouk d'Égypte a fait pendre Hassan al Banna fondateur des Frères Musulmans, que Nasser a fait assassiner Sayyid Qutb, héritier spirituel d'al Banna en 1966.

Quoiqu'il en soit Yacine, est aujourd'hui plus qu'un symbole au Maroc, ses publications restent interdites[46], mais de tout le territoire, ses adeptes lui rendent visite à Salé sollicitant conseils et avis qu'ils diffusent largement. L'impact de ce courant reste difficile à apprécier sur le terrain, mais toutes les formations politiques du pays s'accordent pour réclamer la reconnaissance officielle de la Jema’a de Yacine, qu'elle soit enregistrée comme parti politique à la condition expresse que le mot islam ne figure pas dans le sigle. En clair, les élites politiques marocaines, sont unanimes pour intégrer dans le jeu institutionnel cet acteur, mais elles ne veulent pas lui laisser l'exclusivité de la dimension symbolique. Yacine jouit d'une position plutôt confortable, accentuant sa volonté de réformer le pouvoir et non de l'abolir en le déclarant impie, il a intelligemment changer l'appellation de son association. Connue aujourd'hui sous le nom "Usra al 'adl wal-ihsân" (la famille de la justice et de la réforme), elle est déjà structurée sous la forme d'un véritable parti politique et d'un moyen d'encadrement totalitaire de la société.

Usra al 'adl wal-ihsân : organigramme[47]

ÉMIR ou MURSÌD AL 'ÀM

Chef spirituel

majlis al irshad al 'am

Conseil général de direction, 7 membres.

majlis al watanì an tenfìdì

Conseil exécutif national, 40 membres

naqib mursìd al gìha

Chef de région

majlis al gìha

Conseil régional

naqib mursìd al mantaqa

Chef de département

naqib mursìd al shu'ba

Chef de district

majlis al-shu'ba

Conseil de district

naqib mursìd al usra

Chef de famille

usra

Famille

Yacine est bien entendu le mursìd al 'am, c'est-à-dire le guide, celui qui montre la voie, le leader ou grand maître. Il est assisté d'un Conseil général de direction , composé de sept membres, et d'un Conseil exécutif national comprenant 40 membres et présidé par un naqib (chef ou, dans l'armée, capitaine, dont le rôle vis-à-vis de l'assemblée se rapproche de celui d'un secrétaire général, mais qui doit être dans toute la mesure du possible le khatib, c'est-à-dire le prêcheur de la mosquée de l'endroit) dont les membres sont élus pour trois ans. Une assemblée identique siège une fois par mois sous la présidence d'un naqib à chacun des trois niveaux territoriaux, à savoir:

—la province (ìqlim);

—la région (gìha al ìqlim); une grande ville pouvant être divisée en plusieurs gìhate;

—la cellule ou la branche (shu'ba), regroupant en moyenne 10 familles. La famille, dernier échelon de la structure, comprend une dizaine de membres et fonctionne elle aussi comme une assemblée sous la direction d'un naqib al 'usra.

Les nuqaba (pluriel de naqib) de ces assemblées élisent les membres du Conseil exécutif national. Le militant de la base s'appelle un nasir. Au bas de la hiérarchie se trouve enfin l'émigré, absent mais néanmoins représenté.

L'émir a un droit de regard sur le choix des nuqaba et un droit de veto sur toutes les décisions des conseils. Il peut dissoudre le Conseil général de direction, révoquer un naqib ou un membre du Conseil exécutif national. Il gère le budget en collaboration avec le Conseil général de direction et le Conseil exécutif national.

Remplacé en cas de décès par le membre le plus âgé du Conseil général de direction, l'émir peut être destitué par un vote des deux tiers des membres du Conseil exécutif national, réuni à la demande du Conseil de direction.

6.3 L'islam et l'islamisme dans l'immigration et en Europe (aperçus)

Il n'est nul besoin de s'y attarder longuement, mais rappelons-le à grands traits: le discours médiatique[48] au sujet de l'islam et de l'islamisme demeure, à de très rares exceptions globalisant, en termes de rejet de l'Autre dans l'irrationnel et le fanatisme. Certes, il n'affabule pas, il puise beaucoup de ses raisons dans des faits réels qui ont sensibilisé l'opinion occidentale: les prises d'otages au Liban, les attentats terroristes en Europe et aux États-Unis d'Amérique, les assassinats de touristes en Égypte, ceux de coopérants, de religieux chrétiens en Algérie etc.. Mais la visibilité de ces faits comme leur tragique réalité, entraîne délibérément voire systématiquement des omissions, des silences lorsqu’il s'agit de l'Arabie Saoudite, du Soudan ou du mouvement d'émancipation des musulmans (catégorie ethno-culturelle) de Bosnie considéré comme hors champ de tout commentaire sur le rapport islam /politique. Le cas bosniaque est, à un autre titre, très éclairant. On a le sentiment qu'il y a dans certains milieux politiques et médiatiques (avec une notable exception pour la Grande-Bretagne, cf. annexes), une volonté de nier l'existence d'un islam européen. L'opinion publique européenne de manière large, ne semble découvrir son islam qu'à travers l'immigration d'installation et plus grave encore, qu'aux détours de phénomènes aussi dérisoires que celui du voile porté par des écolières ou des lycéennes ici ou là.

Ainsi, l'analyse de l'islam en Europe est délaissée, rien n'est entrepris sérieusement pour appréhender les représentations et présupposés qui sous-tendent la plupart des discours relatifs aux musulmans et à l'islam, en bref de tenter de combattre la méconnaissance et les stéréotypes produisant des effets sociaux catastrophiques[49].

Or, à travers le processus de l'immigration, l'islam européen s'est considérablement renforcé tout en se manifestant plus ou moins ostensiblement y compris, pour ce qui nous concerne en Suisse (cf. annexes, tableau représentatif des populations musulmanes en Suisse avec positions culturelles et politiques).

La recherche sur l'islam en Europe demeure donc impérative et doit se référer à l'émergence d'une affirmation islamique pendant les années 1970-1980, laquelle se manifeste grâce à un certain nombre d'indicateurs: essor des salles de prière, création d'associations déclarées comme culturelles, revendications de cimetières musulmans, multiplication des boucheries halal (licite), etc. Ce phénomène a été mis en relation avec le processus de sédentarisation qui prend forme au milieu des années 1970 ainsi qu'avec la relativisation d'autres modes d'identification (nationale, statut d'immigré, origine sociale, etc.). 11 s'agit donc d'analyser cette demande d'islam, de questionner sa signification au regard de la sédentarisation des musulmans en nombre croissant dans les sociétés françaises, de mieux connaître ceux qui s'en font les porteurs, de mettre en évidence les rapports entre immigrés musulmans et citoyens européens musulmans (de souche ou convertis).

Cette analyse partiellement faite en France[50] , élargie au reste du continent ouvrira indiscutablement sur des pistes heuristiques. Elle pourra montrer ce que des chercheurs avertis ont déjà constaté, par exemple que la mise en œuvre des pratiques islamiques constitue un moyen d'éviter l'aliénation et d'échapper au modèle allogène de la société d'accueil. En gros, pour reprendre les termes de J. Césari[51], cette "totalisation existentielle" dans et par l'islam opère alors un processus d'unification du groupe par les pratiques et représentations des sujets à partir du référent islamique. Soulignons que cette totalisation existentielle ne signifie pas automatiquement pratique orthodoxe ou islamiste.

Il convient, en conclusion des ces aperçus, et en attendant l'élaboration d'une étude/enquête exhaustive sur l'islam européen, de dégager quelques points forts. Tout d'abord, il faut relever chez les acteurs sociaux retenus la volonté de créer une communauté musulmane qui fonctionnerait comme un lobby ayant en charge la prise en compte de la religion islamique dans les sociétés européennes, en acceptant les principes démocratiques voire laïcs, et en s'appuyant sur une lecture moderniste de l'islam. Dans ce premier groupe, prennent place certains acteurs institutionnels émanant des pays d'origine, notamment algériens, marocains, tunisiens, turcs, yougoslaves.

Autre est la stratégie de milieux islamistes radicaux (vaste nébuleuse) qui, refusant toute définition ethnique, mettent en œuvre des processus d'autonomisation des espaces islamisés et prônent l'évitement et la non-intégration dans les sociétés européenne. Dans ce registre, nous ne sommes plus dans le cas de l'importation d'un islam traditionnel ou orthodoxe des pays d'origine; cet islam politique ou très politisé qui se prêche aujourd'hui dans certaines salles de prière (souvent clandestines) est en rupture ouverte avec la religiosité populaire du Maghreb si l'on considère la situation de la France, de la Belgique ou des Pays-Bas, ce qui ne manque pas d'ailleurs de produire des conflits avec les pratiquants installés. Les techniques utilisées sont en effet celles de la prédication ou du porte-à-porte, jouant sur la culpabilité du musulman qui a cessé de pratiquer, sur la reconquête de sa dignité dans un univers incompatible avec les valeurs de l'islam. La césure significative qui se dessine ici est celle opposant le monde de la pureté (celui du musulman pratiquant) à celui de l'impureté (environnement constitué par la société non musulmane). Les agents de cet islam militant à la mesure des musulmans transplantés sont en général des prédicateurs issus des pays d'origine ou du Moyen Orient (étudiants, formateurs, commerçants) mais aussi quelques Européens convertis, les uns comme les autres étant extérieurs au monde des immigrés auprès desquels ils s'activent. Il peut s'agir également d'individus liés aux mouvements d'opposition et qui utilisent opportunément les idéologies et stratégies islamistes; les références au socialisme ou au marxisme ne faisant plus recette aujourd'hui.

Il va de soi que ces attitudes sont à l'origine de problèmes nombreux relevant de la sécurité ou touchant à la vie et la paix civile. Les questions les plus aigües demeurent néanmoins, celle de la coexistence ou convivialité entre groupes sociaux aux appartenances symboliques différentes ou concurrentes d'une part, celle de la relation, entre communautés religieuses dans leur diversité et les États dans leur capacité à gérer les demandes de ces communautés d'autre part. D'évidence, le concept de laïcité dans ce contexte, mérite les plus grandes clarifications et de nouvelles formes d'instrumentalisation.

7. Deux dossiers potentiellement explosifs

- la question berbère

- le Sahara Occidental

7.1 La question berbère (points de repère)

Le professeur Salem Chaker[52] dans un article récent écrit, non sans ironie et humour, que "l'actualité (...) en Algérie a montré une fois de plus, qu'en ce qui concerne les Berbères, les poncifs ont la vie dure. La plupart des organes de presse français ont allègrement puisé dans le stock inusable d'images d'Épinal sur le "bon Berbère", "le Berbère résistant et démocrate", devenu en ces temps menaçants, le dernier rempart contre la vague obscurantiste et fanatique. Les imposantes manifestations en faveur de la langue berbère et de la démocratie qui ont eu lieu en Kabylie et à Alger, en plein état de siège, ont renforcé cette image positive. Le "Berbère tolérant, moderniste et laïc" contre "les fous de Dieu" islamistes (... ) On aura même pu lire (.....) des descriptions tout à fait lyriques de la situation actuelle de la Kabylie, dignes d'un bon western - "Fort Alamo" ou "le dernier des Mohicans" - où les villages Kabyles communiquent par signaux de fumée en attendant de pied ferme les Tartares venus du désert. Bref des lignes qui nous ramènent aux vaticinations du siècle dernier (en Algérie) et du début de ce siècle (au Maroc) sur les nombreuses qualités de ce sympathique Berbère, retranché dans ces montagnes inexpugnables, prêt à défendre par les armes ses libertés ancestrales. Le Berbère reste toujours le "bon barbare"."

Dans l'imaginaire social occidental, le Berbère, une fois de plus refonctionne comme mythe, et on se plaît à cultiver une image de l'altérité sociale, culturelle et politique sans savoir vraiment ce qu'elle recouvre. Contrairement à une idée fort répandue le Berbère ne se réduit pas au Kabyle. Les Berbères sont marqués par une très grande diversité d'espaces, de contextes culturels, historiques et politiques. Ils vivent dans neuf pays de l'ensemble Maghrebo-Sahélien: Algérie, Maroc, Tunisie, Niger, Mali, Burkina-Faso, Mauritanie, Libye, Égypte. Certes des traits communs sont partout visibles, mais on ne se comprend pas toujours d'une région à l'autre. C'est que la langue n'a pas évolué de la même façon dans toutes les parties du domaine de la berbérie ou de la berbérité. Les causes de dispersion n'ont pas manqué: extension de l'aire géographique, cloisonnement dû au relief ou au désert, diversité des conditions climatiques et des modes de vie, vicissitudes de l'histoire, répartition actuelle entre plusieurs États. En revanche, les forces de cohésion ont fait défaut: le berbère n'a pas connu de forme littéraire capable de s'imposer par son prestige, il ne s'est affirmé ni comme langue religieuse ni comme langue officielle, il n'est pas enseigné dans les écoles[53] et , jusque vers 1960, il ne paraît pas avoir éveillé beaucoup d'intérêt chez ceux-là même qui le parlent. Sur le terrain, la seule réalité observable est donc le parler local. Le terme "berbère" est un nom étranger, que les Berbères n'emploient pas. Mais il existe des noms, berbères ou adoptés, pour désigner des groupes de parlers dont la réunion est justifiée par certains traits linguistiques et, plus encore, par l'unité culturelle et sociale de leurs usagers: chleuh du sud marocain, tamazigt du Maroc central, rifain, kabyle, chaouia de l'Aurès, mozabite, tamacheq (touareg).

Quelle est donc la nature de cette question berbère évoquée ici ou là, quel est son devenir?

Signifie-t-elle un mouvement pour la reconnaissance d'une (des) culture (s), incarne-t-elle un (des) mouvement (s) de libération nationale, d'autonomie (s) régionale (s); remet-elle en question les Etat-nations dans lesquels les Berbères vivent? On se doute bien qu'il n'y a pas de réponse toute faite, mis à part quelques slogans de circonstances émis par tel ou tel parti à l'instar de la menace du RCD de proclamer une République autonome en Kabylie si les islamistes s'emparaient du pouvoir à Alger.

Les notions de "conscience culturelle/identitaire/nationale" sont des phénomènes historiques et sociaux, sujets à fluctuation; l'observateur doit rester prudent et nuancé. Il faut suivre attentivement l'évolution de la situation au Maroc et en Algérie, ces deux pays étant, de très loin, ceux qui comptent les populations berbérophones les plus importantes (35 à 40% au Maroc et autour de 25% en Algérie). C'est aussi dans ces deux pays où la question se pose avec la plus grande acuité. En effet, ce sont près de 17 millions de personnes qui sont concernées, autrement dit, le poids démographique de la berbérophonie maghrébine est considérable. C'est une donnée fondamentale qui permet de mieux comprendre l'âpreté, la violence du débat dès que l'on aborde la "question berbère" au Maghreb. Enjeux et risques sont considérables, la référence au Liban ou à l'ex-Yougoslavie qui revient souvent dans les médias à ce sujet, tout en restant simplificatrice n'en traduit pas moins une inquiétude réelle eu égard aux implosions des Etat-nations considérés.

C'est peut-être en Algérie, maillon le plus faible de l'ensemble maghrébin, où la question de la berbérité demeure explosive sous l'effet conjugué d'un jacobinisme irrédentiste et d'un islamisme vindicatif et non moins arabo-centré.

La Constitution algérienne du 23 février 1989, réaffirme avec force des options à l'origine de bien des maux:

-art. 2: "L'islam est religion d'Etat"

-art. 3: "L'arabe est langue nationale et officielle".

On comprend que dans un tel contexte idéologique et politique hostile, se soient développés un parti politique- le "Rassemblement pour la Culture et la Démocratie" (RCD) au début 1989 et plusieurs pôles de regroupement "culturalistes" : Mouvement Culturel Berbère (MCB), Fédération Nationale des Associations Culturelles Amazigh (FNACA), sans compter avec le Front des Forces Socialistes (FFS) fondé par Hocine Aït -Ahmed en 1963 et qui a intégré la question culturelle et linguistique berbère dans sa plate-forme politique depuis 1979.

Ces partis et ces organisations ont non seulement une légitimité mais sont porteurs de revendications qui s'inscrivent expressément dans une perspective nationale. La revendication linguistique et culturelle berbère n'est, chez tous, qu'un aspect particulier d'un positionnement politique plus global. Ces formations sont toutes conscientes du danger de la"ghettoisation", elles n'inscrivent nullement leurs actions hors du champ de l'islamité. Néanmoins, les risques d'installation d'une guerre civile prolongée dans le pays peuvent les enfermer dans d'autres logiques, les conduire à des alliances internes et externes dont il est difficile aujourd'hui d'apprécier les formes ou les dynamiques. Mais dans le jeu des contradictions internes aux formations sociales considérées, la question berbère comme celle du Sahara occidentale représente des difficultés récurrentes qui obligent les partenaires à adopter des positions de plus en plus agressives.

7. 2 Le Sahara Occidental

Vingt ans après son déclenchement la question du Sahara Occidental, n'est toujours pas réglée[54]. Le sentiment qui prédomine, c'est que s'agissant d'un problème articulé étroitement à la dimension nationaliste et à la survie des régimes (du moins pour le Maroc) chacun des partenaires cherche à gagner du temps tout en évitant l'affrontement militaire.

Rappelons à grands traits que ce territoire est revendiqué par les nationalistes marocains (Allal Al Fassi, leader du parti de l'Istiqlal dès 1956) et le futur président mauritanien Mokhtar Ould Daddah dès 1957 invoquant l'unité ethnique entre les tribus nomades du Sahara Occidental et celles de la Mauritanie. Contrairement à ses voisins, le territoire dont la colonisation par l'Espagne s'est achevée en 1934 n'a jamais connu d'indépendance formelle. En 1960, l'organisation des Nations Unies adopte la résolution 1514 stipulant le droit des peuples à l'autodétermination. De même qu'en 1963 la charte de l'O.U.A. engage ses membres à respecter " l'intangibilité des frontières coloniales" (art.3). La cohésion de la position marocaine depuis la marche verte (novembre 1975) réside essentiellement dans le rejet de l'article 3 de la charte de l’O.U.A. Un des points forts de la légitimité historique du Front POLISARIO (Front Populaire pour la Libération de Saguiet El-Hamra et du Rio de Oro) est de s'être fixé, dès sa création le 10 mai 1973, comme objectif central une " véritable décolonisation" du territoire. L'Espagne et le Maroc oeuvrent dans le même esprit en créant des organisations qui leur sont inféodées et revendiquent la réalisation du même objectif. La même année, l'imbroglio s'épaissit. En effet, une entente réunit l'Algérie, le Maroc et la Mauritanie pour la décolonisation du Sahara Occidental; chacun des États ayant ses arrière-pensées quant à l'utilisation stratégique de ce territoire une fois émancipé. Le deuxième coup de maître du roi du Maroc consiste à saisir en septembre 1974 la Cour Internationale de Justice de La Haye qui rendra son avis, un an plus tard, en reconnaissant qu'un certain nombre de tribus du Sahara Occidental ont fait acte d'allégeance dans le passé à la monarchie Marocaine. Hassan II et Ould Daddah s'entendent secrètement pour se partager le territoire Saharien; certains observateurs estimaient à l'époque que le président algérien Houari Boumediene avait donné son aval à ce partage. Le troisième coup de "génie politique" de Hassan II a été la "marche verte" organisée sur le modèle de la conquête islamique, du djihad où le Coran remplaçait le cimeterre. Cette marche a fait renaître un Prophète en lui donnant une nouvelle terre de prédication.

Dignitaires du régime et séides politiques ont été promus compagnons pour montrer à la phase du monde qu'il n'y avait aucune division d'intérêt et que la cause du Sahara était aussi sacrée que celle de l'institution monarchique. Toute classes confondues sous la bannière de l'Islam conquérant, les Marocains clamèrent la marocanité du Sahara. Pour eux, l'année 1975 était celle de la reprise de la libération bloquée, restée inachevée en 1956; le départ en "guerre" contre le colonialisme espagnol, dans une très grande fraternité nationale. Ce vaste soutien populaire, la consécration de l'accord signé le 14 novembre à Madrid entre le Maroc, la Mauritanie et l'Espagne ravive l'ire des Algériens et avec l'entrée des troupes maroco-mauritaniennes sur le territoire du Sahara, c'est le conflit à proprement parler armé qui est inauguré, impliquant bien évidemment l'armée algérienne et le régime libyen. Soutenu par les Libyens jusque dans le milieu des années 1980 et par l'Algérie jusqu'ici, le Front POLISARIO va remporter un certain nombre de victoire militaires qui auront pour effet la chute du régime mauritanien, le retrait des Forces Armées Royales de la partie qui incombait aux Mauritaniens. En 1979, la Mauritanie se retire définitivement de la partie et dès 1980, le Maroc reprend l'avantage sur le terrain militaire et consolide ses positions par la construction d'un mur de sable longeant les frontières algériennes et mauritaniennes. Ce qui, du coup, va limiter les incursions du Front POLISARIO, voire de l'armée algérienne. Le Sahara est toujours sous contrôle marocain mais à un prix exorbitant, non seulement en termes d'investissements financiers dont la rentabilité n'est pas toujours évidente, mais également sur le plan sécuritaire. Les trois-quarts de l'armée marocaine qui compte quelques 200.000 hommes, sont mobilisés sur ce territoire.


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