Le séminaire Islams Islamités 2003 a proposé de traiter, de manière explicite ou implicite, du rapport entre la religion et la sécularisation.
Le "sens commun" relatif à l’islam, qui rapporte la foi à une seule et unique allégation centrée sur l’orthopraxis, se heurte quotidiennement à une réalité multiforme, dans laquelle l’islam loin d’être monolithique, répond aux appels multiples et différenciés, aux urgences et représentations – psychologiques, intellectuelles, spirituelles, sociales et politiques – des pratiquants (premier séminaire Islams et Islamités, organisé par le Centre Jacques Berque au juin 2002). Le tournant colonial a façonné dans les pays musulmans un rapport nouveau entre politique, islam et société. Il a donné lieu à une ambiguïté et à une schizophrénie politique, culturelle et sociale entre modernité et tradition par glissement des référents. Différents islams – culture sécularisée des élites modernistes, islam réformiste "national-populaire" manipulé par le discours politique, islam doctrinaire, néo-sufisme, islam vécu avec différents niveaux de participations, islam radical et extrémiste – croisent leurs référents dans une confusion entre discours et pratique. Les effets les plus marquants, sinon les plus pernicieux, se concrétisent dans le droit, l’instruction, la socialisation, la dialectique entre la société civile et l’Etat, marquée le plus souvent par l’immobilisme ou l’impasse, parfois le recul par rapport à la modernisation institutionnelle et culturelle.
Le titre Din et dawla, din et dounya : l’islam et les musulmans entre sécularisation et laïcité, renvoie à des réflexions qui ne se focalisent pas exclusivement sur le rapport entre religion et politique, religion et Etat, religion et institutions, mais qui concernent tous les musulmans face à leur vécu spirituel et matériel.
Le sujet, qui touche plusieurs registres, s’avère délicat, les réflexions pouvant s’exercer sur plusieurs champs (théologique, politique, historique, social) avec le risque d’une dispersion thématique peu profitable à l’approfondissement souhaité.
Le premier choix a été explicité dans le titre : les définitions din et dawla, din et dounya précèdent "sécularisation" et "laïcité" dans leur valeur sémantique et sémiologique et font référence explicite et ponctuelle au champ de valeurs qui sont propres au système qu’on veut analyser. La sécularisation (siècle) peut être considérée comme une traduction de la qualification de dounya, "monde", antonyme à din, religion, tandis que la laïcité renvoie au rapport entre din et douniya, du point de vue social, et entre din et dawla, du point de vue plus strictement politique. La laïcité définit les frontières qui délimitent (ou qui ne délimitent pas) la place du religieux et la place du siècle dans les sociétés musulmanes.
En particulier le concept de sécularisation et, encore plus, celui de laïcité relève de l’ambiguïté sémiologique (par exemple la langue anglaise ne connaît pas un terme équivalent à laïcité, inexprimable autrement que par périphrase) et de l’ambiguïté idéologique (au discours laïque de l’occident ne correspond pas toujours une pratique laïque[1]), qui nous pousse à saisir et apprécier l’originalité et la diversité des cas, pour éviter toutes banalisations et simplifications uniformisantes, pour échapper, s’il en est possible, à l’analyse inconsciemment comparatiste, aux confrontations analogiques évoquées par J. Dakhlia[2]. L’interprétation de civilisations données, par des concepts allogènes, peut induire le risque de malentendus qui ne sont pas toujours innocents. Par exemple, la distance qui sépare le terme dounya du néologisme ?alamaniyya/?almaniyya, devenu ?ilmaniyya[3], renvoie à des réflexions sur la continuité et la discontinuité des catégories politologiques propres au contexte arabe-musulman à la suite de l’occidentalisation.
Le deuxième choix a porté sur les dérives idéologiques relatives à l’islam et aux musulmans. En réaction au 11 septembre, le premier séminaire a voulu dépasser les polémiques "huntinghtoniennes" sur l’affrontement Nord/Sud, occident/orient où occident/islam, pour déplacer la confrontation sur le terrain scientifique. Nous avons voulu souligner le caractère pluriel de l’islam contre les dangereuses représentations qui investissent d’une manière analogue l’occident (qui voit l’islam en soi comme source de fanatisme, clôture, intolérance) et le monde musulman (où l’unicité de Dieu se confond avec l’unicité de la foi proposée ou parfois imposée avec coercition par une partie à la communauté). Nous confirmons la continuité de l’approche de Islams et Islamités 2002 et voulons, une fois de plus, nous démarquer des brouillages idéologiques et de catégories, porteurs de jugements de valeurs loin de notre perspective de travail, qui se veut dégagée des enjeux politiques et de l’actualité dominante.
Dans ce cadre méthodologique et théorique, nous réaffirmons le dépassement de toute approche dogmatique ou de toute hypothèse théologique sur la question de la sécularisation ou de la laïcité dans l’islam. La "laïcité" dans l’islam peut être établie soit d’un point de vue scientifique académique, avec une approche que nous qualifierons d’externe (entre autres M. A. Jabri et A. Filali-Ansari), soit par les oulémas à travers une approche interne à la tradition exégétique islamique (de ‘A. ‘Abd al-Raziq à M. S. al-‘Ashmawi), de même qu’une position contraire peut être établie par les théoriciens de l’intégrisme. Les champs et les parcours de la recherche sur le plan théologique (le relativisme et le fonctionnalisme doctrinaire, l’ijtihad, la réforme, la lecture et l’analyse des textes) ont été savamment tracés, par M. Arkoun, depuis 1984, déjà, dans sa critique de la raison islamique[4].
Egalement, sur le versant politologique, le constat de la dominance du politique sur le religieux (dawla prévaut sur et détermine din) fait l’accord unanime, de Ibn Khaldun jusqu’aux chercheurs contemporains de O. Roy, à M. Tozy, les islamistes en premier lieu se réfugiant dans le mythe d’un islam originaire idéalisé et idéal, non contaminé par les dérives du pouvoir[5]. Ces derniers, pour leur part, ne restent pas à l’abri de la sécularisation et de la laïcisation dans leur expérience politique[6] : les contradictions internes à révolution iranienne, ainsi que les dérives d’autres régimes, montrent bien le caractère utopique et impraticable d’un islam total, din, douniya et dawla.
La permanence du registre séculier dans la vie comme dans la politique et sa séparation de facto du registre religieux en terre d’islam, démontre une continuité historique incontournable sur le plan des institutions (le pouvoir sultanien et celui des foukaha a été séparé depuis Muawiya), du droit (un droit positif inspiré du droit roman, byzantin, persan ou coutumier local a côtoyé la sharia depuis les premiers siècles et a influencé sa formulation), de l’économie (de l’imposition fiscale, qui a normalement dépassé la dîme coranique, aux exceptions des "capitulations" liés aux intérêts commerciaux), de la science (‘ulum diniyya /‘ulum ‘aqaliyya) de la quotidienneté (sexualité, prostitution, usage d’alcool, etc.).
A partir des préliminaires et acquis, le but du séminaire n’a pas été de découvrir et de constater l’autonomie du registre profane dans le monde musulman de toute époque, mais d’étaler plutôt des exemples concrets pour bâtir une analyse dans la quelle priment les musulmans dans leurs investissements de l’islam que sont leurs islamités. Parce-que l’islam n’est pas seulement ce que les musulmans disent qu’il est[7], mais, aussi ce que les musulmans en font, consciemment ou inconsciemment. Comme A. Hammoudi observe sur le plan anthropologique, individuals make choices and use means which, from their point of view, are rational in terms of both subjective and objective criteria, but they are not necessarily aware of all the logics implicated in their actions[8]. Sur le plan islamologique, le même constat est établi par M. Arkoun, quand il remarque que les philosophies implicites à chaque conception sont restées impensées, refoulées, dénaturées par l’affrontement idéologique[9]. Expliciter l’implicite, discerner ce qui est refoulé, saisir les significations inconscientes, les structures épistémiques, au-delà des affrontements idéologiques, nous paraît ici une tache prioritaire.
Dans ce propos, la religion est prise dans sa pleine dimension anthropologique de composante essentielle de la vie intime et sociale maghrébine, de facteur essentiel pour l’explication des dynamiques sociales des hommes et pas seulement de l’homus islamicus. Comprendre quand et de quelle façon, profonde ou superficielle, directe ou indirecte, consciente ou inconsciente, la religion filtre et réorganise les idéologies et les pratiques qui influencent la sécularisation et la laïcisation des sociétés maghrébines, peut aider à mieux saisir les contradictions qui investissent le monde musulman contemporain, peut contribuer à évaluer une dimension importante de la reforme et des résistances à la réforme, qui visent certains domaines plus qu’autres[10].
Nous avons opté pour une recherche qui privilège les manifestations empiriques et les constructions culturelles de la ummah, et qui ne reste pas confinée à l’histoire de la pensée dictée par les élites ; nous sollicitons des analyses qui considèrent les dialectiques et les interférences entre les différents registres et plans sociaux, à travers des études des cas qui restituent le vécu et le réel social.
Dans ce cadre théorique et méthodologique nous avons proposé deux perspectives thématiques complémentaires : les interférences entre din, douniya et dawla et les démarcations entre les espaces de pertinence que les trois registres ont façonné et façonnent dans une construction sociopolitique en devenir permanent, à travers une dialectique qui, des mu’tazilites à Ibn Arabi[11], a toujours travaillé les musulmans sur le plan théologique, philosophique, politique et social et à laquelle nous voulons porter une modeste contribution spécifique, comme témoignage des évolutions de l’époque contemporaine.
1. Les interférences
Un aspect central du rapport entre din et dounya est le glissement des deux registres, un dans l’autre, soit dans la pratique, soit dans la conception/perception de ce qui relève de la foi et de ce qui relève du "monde" (dounya) – la culture, la pratique sociale, la politique. Il en est par exemple ainsi de nombreuses pratiques qui appartiennent au registre du sacré mais qui sont dans la réalité étrangères aux préceptes coraniques : l’excision dans certaines régions africaines, des rituels liés aux cultes de saints, la majorité des codes sociaux qui règlent les rapports sexuels légitimes, sont des exemples. Par contre, d’autres pratiques, pourtant réglementées par le Coran, échappent au contrôle religieux, mais demeurent tolérées par la collectivité et rentrent dans le registre des libertés individuelles où la conscience prévaut sur le dogme, comme dans le cas des boissons alcoolisées et de la prostitution. Dans tous ces cas, les codes de conduite collective font la norme et prévalent sur la loi religieuse, islamisant ou desislamisant la culture. Dans d’autres cas, le glissement est déterminé par la politique : nier, de nos jours, l’existence d’une école laïque au Maroc, signifie ainsi que l’on brouille ou escamote la différence qui sépare l’école religieuse (telle la Qarawiyyin) – où l’on apprend selon une méthode traditionnelle les ‘ulum al-diniyya, – et l’école publique – où l’on apprend les ‘ulum al-‘aqaliyya[12] selon une méthode moderne avec un programme idéologiquement islamisé.
Ce glissement, toujours présent dans l’histoire des sociétés musulmanes, prend aujourd’hui une valeur particulière par l’intrusion dans la culture traditionnelle des éléments étrangers à caractère foncièrement laïque, véhiculés sous le nom de modernisation ou occidentalisation,. La sécularisation, dans ce sens, est le glissement des champs considérés comme domaines du religieux (mais, comme on a souligné, pas nécessairement tels) vers le domaine du profane. L’école, le droit, les coutumes, la langue, la vie politique, la vie quotidienne, l’économie, la science, l’adab, l’oralité, l’imaginaire sont les champs ou la retraite vraie ou apparente du religieux est perçue (surtout par les intégristes, mais pas seulement) de façon plus déstabilisante ou menaçante de l’ordre traditionnellement constitué. Ces champs, à notre avis, méritent toute l’attention des intervenants.
Dans cette perspective, il s’agit non seulement de déterminer les glissements de sens dans la pratique quotidienne des musulmans, mais aussi d’évaluer leur perception des interférences pour mettre à jour l’implicite, cité auparavant. Dans le parcours historique des interférences entre din et douniya, la sécularisation réelle et la perception de la sécularisation à l’époque contemporaine ont sans aucun doute une place prioritaire pour les enjeux qu’elles déterminent dans l’actualité : réforme, droits de l’homme, individualisations, minorités, éducation/formation, démocratisation, construction de la société civile, libertés d’expression, etc.
2. Les démarcations
La deuxième perspective s'est focalisé sur les espaces de pertinences entre la religion et le siècle. Si la laïcité propose la distinction de deux sphères, elle concerne le registre politique (le rapport entre din et dawla), mais n’exclut pas le registre socioculturel (din et douniya) où les hommes créent entre sacré et profane leurs espaces et leurs partages. Les frontières entre les deux registres muent et se déplacent de façon conjoncturelle démarquant dans le temps continuités et discontinuités saillantes, où la domination du fait politique et du fait culturel sur le religieux, forme la substance voilée par l’apparence, qui cache les logiques de l’inconscient. L’homme "de la rue", même analphabète, qui exprime l’importance de sa foi en admettant de ne pas s’intéresser à la politique[13], a déjà fait son partage des champs.
Ce déplacement des frontières entre sacré et profane qui n’est certainement pas anodin, prend la mesure des changements profonds, graduels ou traumatiques en acte dans la société. Des confréries de métier, consacrées à un saint, aux modernes confédérations de groupes productifs, commerciaux et syndicaux, s’opère indéniablement le glissement de valeurs, sinon leur glissement fonctionnel[14]. Ce glissement qui représente une mutation contemporaine pour le Maghreb, témoigne de bouleversements idéologiques, économiques, de systèmes de production, de socialisation et de politisation et pas seulement de la sensibilité religieuse. La pénétration d’idéologies et coutumes allogènes principalement occidentales, la naissance des partis politiques, la généralisation de l’instruction (non-religieuse) et de la culture médiatisée, la massification de la technologie, l’évolution du droit et de l’économie, sont quelques éléments innovateurs qui renforcent, par rapprochement, les frontières entre le domaine spirituel et temporel et qui les déplacent. L’opération n’est certainement pas indolore et sans contradictions. Dans cette époque de reconstitutions des espaces, les frontières entre spirituel et matériel restent mobiles, parfois floues et ambiguës, parfois coulissantes entre permanences, ruptures, récupérations[15].
Nous avons invité à travailler sur ces frontières, ces démarcations, dans les domaines déjà signalés (l’école, le droit, les coutumes, la langue, la vie politique, la vie quotidienne, l’économie, la science, l’adab, l’oralité et l’imaginaire) où din, douniya et dawla, s’imbriquent et s’interposent. Quel-est le rapport entre formation/instruction, politisation et rationalisation du vécu religieux ? Comment s’articule la médiation entre politique, religion et culture ? Comment évolue le poids de la religion dans la société dans le temps long qui se donne à voir comme unique et permanent et pourtant si riche et si perturbé (essor et déclin de dynasties, ouvertures et fermetures, rapports variables avec l’occident de l’époque andalouse à l’expérience coloniale) ? Comment évolue le poids de la religion dans la participation politique des citoyens (soutien aux renversements dynastiques, émeutes, luttes anti-coloniales, dialectique de la société civile avec le pouvoir) ? Quel rapport entre din et douniya expriment la littérature et la langue (les langues) maghrébines ? Ces quelques questions suggèrent les champs multiples de réflexion et débat que nous proposons.
(Rédaction Barbara De Poli)
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[1] Les exemples de brouillages des référents religieux et politiques dans la civilisation occidentale contemporaine sont multiples : de l’ingérence de l’Eglise dans la politique italienne, européenne et internationale, au rôle du fondamentalisme chrétien dans la politique américaine, en passant par le concept d’Etat-Nation à base confessionnelle (héritage controversé de l’impérialisme colonial et de l’éclatement des Etats et ou empires multiethniques, multiculturels et multiconfessionnels), concept dont Israël constitue une matérialisation aux conséquences les plus contradictoires et les plus conflictuelles. Les récentes revendications du Vatican pour devenir membre à part entière de l’ONU (en qualité donc d’acteur politique) confirment encore de la fluidité des confins et des ambiguïtés qui règnent entre sphère politique et religieuse en occident.
[2] “Religion et politique en islam. Pour une approche d’une question entendue”, Prologues, 17, 1999, p. 98.
[3] Le manque de vocalisation dans l’écriture arabe aide le passage, par le temps, de ‘alamaniyya/’almaniyya - qui fait claire référence à ‘alam, monde – en ‘ilmaniyya, qui par contre revient à‘ilm, connaissance, science.
[4] M. Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuse et Larose, 1984.
[5] Selon Nadia Yassine, pour citer un ouvrage récent, dans la société islamique contemporaine, "se conjuguent une ancienne domination du politique sur le spirituel, propre è notre histoire musulmane, et une domination culturelle moderne”.
[6] Nous renvoyons en particulier au dernier ouvrage de Olivier Roy, L’islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002, et aux études de M. Tozy sur l’islam politique marocain.
[7] Pour reprendre la formule de F. Burgat.
[8] A. Hammoudi, Master and disciple. The cultural foundations of Moroccan Authoritarianism , Chicago & London, The University of Chicago Press, 1997, p. 81.
[9] M. Arkoun, cit., p. 9.
[10] Ce n’est pas fortuit le fait que la sharia démarque jusqu’à aujourd’hui l’espace intime du statut personnel, étant dans la plupart des pays musulmans l’enjeux majeure de la réforme et que les hudud soient une récupération moderne des franges intégristes plus qu’une pratique courante dans l’histoire (entre 1500 e 1800 en Egypte on a connaissance de deux cas d’application des hudud. Au Maroc aussi, selon les témoignages des voyageurs occidentaux, on ne coupait pas le mains au voleurs, mais on les enfermait dans les prisons. Par contre, on mutilait et on décapitait les émeutiers.)
[11]Nous citons encore les travaux de M. Arkoun, ou, sur le plan du droit, l’ouvrage de Y. Ben Achour, Normes, foi et loi, Tunis CERES, 1993.
[12]L’école publique peut être fréquentée par enseignants et élèves de toutes les religions, par contre un non-musulman ne peut pas devenir ‘alim ou fqih.
[13] Voire interview parues dans Tel Quel 54, 2002, pp. 20-23.
[14] Evolution qui n’empêche la permanence des confréries jusqu’à nos jours.
[15] La générale individualisation de la foi induit un redéplacement des espaces du sacré et du profane réservant la spiritualité à la sphère intime, sans affichages sociaux. Au contraire, la réappropriation des espaces sociaux de la sacralité opérée par les intégristes, passe aussi à travers l’habillement (djellaba, voile). La frontière entre din et douniya, se déplace ici sensiblement.
mardi 30 mars 2010
Religion et sexualité
Religion et sexualité
Roger Lussier et Guy Ménard
La question des rapports entre la religion et la sexualité ne constitue pas, à proprement parler, un champ d’étude que l’on pourrait aisément identifier comme tel dans la recherche québécoise. On considérera plutôt ici, sous cette rubrique, un assemblage d’approches et de travaux assez disparates, mettant en corrélation ces deux réalités — elles-mêmes susceptibles de compréhensions très diversifiées, on le sait, aussi bien dans leur définition que dans leur extension. En outre, les questions qui s’y trouvent abordées confinent souvent aux préoccupations de la morale ou de l’éthique. Ces dernières ne faisant cependant pas, comme telles, l’objet du présent ouvrage, on n’y référera dès lors que dans la mesure où elles demeurent liées à des considérations expressément religieuses (théologiques ou autres)1. On comprendra que, cela étant, des choix ont dû être faits, assurément discutables, mais qui ont néanmoins tenté d’identifier les « lieux » les plus significatifs de la recherche québécoise des dernières décennies associant de quelque manière, dans leur questionnement central, les dimensions religieuse et sexuelle de l’expérience humaine.
Dans le cas du Québec, et comme pour beaucoup d’autres dossiers abordés par ce collectif, on ne s’étonnera guère de retrouver tout d’abord la sexualité sous le regard de la théologie, plus précisément de la théologie morale, mais également de ses prolongements pastoraux (auxquels on réfère plus volontiers aujourd’hui sous le nom de « théologie pratique »). À ce chapitre, on s’arrêtera surtout aux contributions de deux théologiens moralistes qui ont occupé une place importante dans l’enseignement et la recherche universitaire pendant de longues années : Guy Durand (U. de Montréal) et le regretté André Guindon qui, bien qu’ayant exercé la plus grande partie de sa carrière à l’U. Saint-Paul d’Ottawa, a été suffisamment présent dans la réflexion et les débats québécois pour qu’il paraisse justifié de l’inclure ici. Ces deux figures présentent en outre l’intérêt d’offrir des perspectives assez différentes eu égard à une morale chrétienne de la sexualité. La recherche menée il y a quelques années par Jean-Guy Nadeau2, sur la prostitution, et celle à laquelle il a collaboré dans les années quatre-vingt-dix avec Manon Jourdenais, sur l’expérience spirituelle d’homosexuels vivant avec le VIH/sida, ont paru pour leur part offrir d’intéressants exemples de visées plus pastorales dans des secteurs directement concernés par l’expérience de la sexualité.
Les historiographes du Québec ont par ailleurs souvent croisé dans leurs investigations — et signalé dans leurs travaux — l’existence d’un lien étroit entre les moeurs sexuelles de la société canadienne-française et l’omniprésence de la religion catholique (mais aussi, protestante, du côté de la minorité anglophone). S’il est impossible d’envisager une recension exhaustive des recherches qui se sont de quelque manière arrêtées à ces relations dans notre histoire, on en signalera tout au moins quelques-unes qui les ont abordées de manière privilégiée.
Dans un tout autre ordre d’idées, on sait que le mouvement féministe a eu un impact considérable, au Québec, sur la conscience de bien des femmes croyantes, y compris — et peut-être même en premier lieu — sur des questions étroitement liées à la sexualité (avortement, contraception, mais aussi attitudes sexistes des institutions religieuses, etc.). Pour rendre compte de ce volet, il est apparu opportun de privilégier une publication qui, depuis un quart de siècle, a constitué le principal forum du féminisme chrétien au Québec : la revue L’Autre Parole, dans laquelle se sont exprimées, au fil des ans, les principales chercheures québécoises ayant abordé de quelque manière la question qui nous intéresse ici. On se limitera bien sûr à ce seul aspect des choses, la question plus vaste des rapports entre femmes, féminisme et religion faisant l’objet d’un autre article de ce collectif.
L’homosexualité, par ailleurs, depuis une vingtaine d’années, a pour sa part été le thème central d’études limitées mais significatives, qui ont notamment poursuivi l’objectif de revoir radicalement les positions traditionnelles du christianisme et, singulièrement, celles de l’Église catholique, encore lourdement réaffirmées par le magistère de Jean-Paul II. On signalera ici les principaux jalons de ces travaux à maints égards pionniers.
Dans des perspectives cette fois plus socio-anthropologiques — ou religiologiques —, et dans la mouvance des recherches sur les déplacements du sacré (voir l’article sur ce thème), la sexualité, dans la diversité de ses manifestations actuelles en Occident, a été explorée, notamment par Guy Ménard, comme l’un des lieux vers lesquels se seraient déplacées la quête de sens et l’expérience du sacré, pour nombre de nos contemporains, dans la foulée de la « libération sexuelle » de l’après-guerre. Plus sociologique, la thèse de Jean-Marc Larouche sur l’émergence de la sexologie et des études sur la mort, au Québec, fait pour sa part apparaître la sexualité « sous le regard de nouveaux clercs » des sciences humaines universitaires.
Bilan
Sexualité et théologie morale
Dans la seconde moitié des années soixante-dix, le théologien et bioéthicien Guy Durand, pendant longtemps professeur à la faculté de théologie de l’U. de Montréal, a proposé une synthèse de théologie morale de la sexualité chrétienne. Dans Sexualité et foi (1977), Durand aborde diverses questions (vie conjugale, masturbation, homosexualité, relations hétérosexuelles hors mariage, régulation des naissances, célibat chrétien, etc.) et tente d’y « démêler » ce qu’il considère comme le « sens chrétien » de la sexualité. Pour Durand, la morale sexuelle consiste essentiellement à rechercher le sens humain de la sexualité et à s’efforcer de le vivre. Mais, reconnaît-il, en une expression qui revient fréquemment dans sa réflexion, « cela n’est pas facile » : d’une part parce que la sexualité est « difficile », « conflictuelle » et « ambiguë » ; d’autre part, parce que la société moderne et ses valeurs ne favorisent pas nécessairement la rencontre et l’accueil personnel de l’autre ainsi que l’exige la rencontre sexuelle à l’intérieur d’un projet amoureux. Bref, pour Durand — chez qui on s’empêche difficilement de repérer au moins une pointe de pessimisme augustinien —, la sexualité est difficile à humaniser. Pour que celle-ci soit « intégralement humaine », le moraliste croit qu’elle ne doit pas être un lieu de « fermeture sur soi » et d’«exploitation de l’autre ». Au contraire, elle doit plutôt favoriser « l’ouverture » et la « communion » à l’« altérité » de l’autre. Afin de favoriser cette humanisation de la sexualité, Durand propose de retrouver la valeur de l’héritage chrétien dans lequel l’amour correspond à accueillir l’autre comme « liberté », « projet », « citoyen », et rechercher sa « promotion ». En outre, la rencontre sexuelle, pour être pleinement humaine, doit s’inscrire dans un « projet d’amour » — c’est-à-dire, pour le théologien, dans un projet « d’exclusivité », de « fidélité » et de « fécondité » qui appelle résolument, selon lui, le « projet-mariage ». C’est à ces valeurs que Durand se propose d’éduquer (voir plus précisément, en ce sens, Durand, 1985), par le biais de la théologie morale de la sexualité qu’il met en avant et qu’on pourrait résumer ainsi : la sexualité est un « appel de Dieu », le comportement sexuel est une réponse à cet appel, et le but ultime de la rencontre sexuelle, c’est la « sainteté » ou l’union à Dieu.
Pour André Guindon, décédé prématurément au début des années quatre-vingt-dix, les choses se présentent de manière assez différente. Pour lui, la question de la fécondité est la plus importante et la plus débattue de l’éthique sexuelle contemporaine. Dans un ouvrage controversé paru en 1986 — The Sexual Creators —, le théologien et chercheur propose une notion de « fécondité sexuelle » renouvelée (fécondité-plus-que-fertilité), plus « englobante », à l’intérieur de laquelle l’ensemble de la personne humaine sexuée est considérée, et non seulement sa génitalité (fécondité-fertilité). Cette notion n’exclut pas la fertilité, mais elle élargit le concept de fécondité sexuelle.
Selon le moraliste, la position traditionnelle de « fécondité-fertilité » maintenue par l’Église catholique a tendance à dicter des critères de conduite qui tiennent plus ou moins compte de la réalité contemporaine. Pour Guindon, la notion de fécondité sexuelle ne peut plus correspondre à la seule notion de fertilité dans le but de la procréation. Dès lors que, dans un tel cas, la sexualité ne serait possible qu’à l’intérieur du mariage sacramentel, toutes les formes de relations sexuelles ayant d’autres finalités n’auraient pas de sens. Bref, elle n’est tout simplement pas représentative de l’ensemble du vécu sexuel contemporain. En remettant ainsi en question le critère traditionnel de la morale sexuelle, Guindon invite à une compréhension plus large de la sexualité, où la personne sexuée devient l’élément central. En outre, il propose de considérer d’une part les individus comme étant responsables et autonomes et, d’autre part, le vécu de ceux qui cherchent à découvrir le sens de leur vie sexuelle. En d’autres mots, le théologien invite l’Église à être davantage en lien avec la réalité humaine qu’à lui imposer des lois qui lui sont largement étrangères. Et, afin que chaque personne puisse trouver un sens à sa sexualité, Guindon propose que la sensualité et la tendresse soient intégrées à la sexualité, que celle-ci soit considérée comme le langage de l’intimité humaine, que l’amour soit le lien entre les individus, que la sexualité soit contextualisée et responsable, de sorte que le concept de « fécondité sexuelle » ne se limite plus à la seule génitalité mais qu’il puisse inclure celle-ci dans une expérience beaucoup plus vaste, intégrant tous les aspects de la sexualité humaine.
Rappelons enfin que la proposition éthique d’André Guindon a fait l’objet de vives préoccupations du magistère catholique. Dans une note du 29 janvier 1992, la congrégation pour la Doctrine de la foi lui a demandé « d’exposer et de confirmer le sens » de trois de ses positions concernant respectivement sa fidélité à la tradition catholique, la fonction du magistère dans l’éthique catholique, et l’usage de la fonction sexuelle dans le seul cadre du « mariage véritable ». Guindon s’en est expliqué l’année suivante (Guindon, 1993), peu de temps avant sa mort.
Sexualité et théologie pratique
De 1971 à 1979, une travailleuse sociale ouvre son logement à des femmes qui vivent de la prostitution et en sont socialement stigmatisées. Elles s’y rassemblent régulièrement avec un groupe de chrétiennes et de chrétiens intéressés à faire Église avec elles. Des femmes prostituées ont pu s’y rencontrer entre elles hors de leur occupation, partager une expérience qui doit se taire partout ailleurs, rencontrer des gens qui ne prétendaient pas les utiliser, les juger ou les réformer. Plusieurs y ont trouvé un support moral ou technique, d’autres enfin ont pu y découvrir un visage de l’Église ou du Dieu de Jésus-Christ, qui leur était jusqu’alors inconnu ou interdit. (Nadeau, 1987, p. 11)
C’est par ces mots — ils donnent déjà le ton général de l’ouvrage — que s’ouvre la thèse doctorale de Jean-Guy Nadeau, dans sa version publiée en 1987, thèse consacrée à une réflexion sur ce que son auteur insiste pour appeler la « pratique prostitutionnelle », avec le souci de ne pas occulter le fait que la réalité du phénomène ne concerne pas seulements les prostitué(e)s (femmes ou hommes) mais implique aussi bon nombre d’autres « intervenants » — du client à l’État, en passant par le discours et la pratique de l’institution ecclésiale. Cette recherche s’enracine dans les perspectives fécondes de la praxéologie pastorale, élaborée à la faculté de théologie de l’U. de Montréal au cours des années soixante-dix (notamment autour de Michel-M. Campbell, Jacques Grand’Maison, Pierre Lucier et Jean Martucci) et se centre sur une expérience pastorale d’accueil de femmes prostituées, échelonnée sur plusieurs années. L’originalité principale de la thèse de Nadeau consiste sans doute à manifester une grande ouverture aux sciences humaines mais peut-être d’abord et avant tout une écoute de l’expérience et de la parole des femmes concernées. Pour Nadeau, c’est « de nous et de notre rapport à l’autre que parle la prostitution » mais, dans une perspective croyante, c’est également « de notre rapport à la Parole et au Corps du Christ ».
Collaborant à un ouvrage de Manon Jourdenais (1998) portant sur l’accompagnement des hommes homosexuels atteints du VIH/sida, Nadeau a par ailleurs aussi abordé la question de la souffrance et de la spiritualité de ces hommes. Après avoir observé le vécu spirituel d’homosexuels vivant avec le VIH/sida, il propose une lecture spirituelle de cette expérience marquée par la souffrance. Ce livre, qui se présente essentiellement comme un guide à l’usage des bénévoles accompagnateurs, établit finalement assez peu de liens entre l’expérience spirituelle des personnes concernées et leur expérience de la sexualité, insistant plutôt sur la valeur chrétienne de la souffrance comme occasion de croissance spirituelle.
Homosexualité et théologie chrétienne
Dans son mémoire de maîtrise en théologie (U. de Montréal, 1979) publié en 1980 et réédité en 1983 sous le titre De Sodome à l’Exode3, Guy Ménard propose une certain nombre de jalons en vue de ce qu’il appelle une « théologie de la libération gaie »4. Il s’inspire, pour ce faire, des perspectives théoriques et méthodologiques de la théologie de la libération qui, d’origine latino-américaine, eut un impact considérable dans les milieux théologiques progressistes, y compris au Québec. Empruntant au théologien uruguayen Juan Luis Segundo sa méthode herméneutique, Ménard enregistre en premier lieu l’émergence d’un vaste et vigoureux mouvement de libération gaie dans le monde occidental, au début des années soixante-dix. Ce mouvement s’est déployé dans la foulée d’autres mouvements de libération analogues — notamment ceux des femmes et des peuples du tiers-monde. Selon la perspective herméneutique de la théologie de la libération, c’est dans cette praxis multiforme de libération elle-même que doit s’insérer la réflexion de l’expérience croyante. Seule, en effet, une réflexion théologique faite du point de vue de l’expérience libératrice des gais et des lesbiennes est susceptible de faire émerger une nouvelle compréhension chrétienne de l’homosexualité, au-delà de sa condamnation par des siècles d’oppression qui la tinrent pour un péché si horrible que même « son nom ne devait pas être prononcé parmi les chrétiens » (inter Christianos non nominandum).
Un tel projet guide Ménard dans une double démarche : d’une part, revoir critiquement les sources scripturaires, patristiques et théologiques de l’attitude séculaire du (judéo)christianisme à l’égard des pratiques homosexuelles ; d’autre part, relire les fondements du christianisme à la lumière de l’expérience contemporaine des hommes et des femmes engagés dans tous les aspects, individuels et collectifs, du processus de la libération gaie. La première de ces démarches en arrive à mettre en lumière le fait que la plupart des interprétations chrétiennes de l’homosexualité, lourdement tributaires de contextes socio-culturels historiquement situés et datés, sont difficilement tenables aujourd’hui, aussi bien au regard de l’exégèse biblique qu’à celui des sciences humaines5. Dans le second volet de sa thèse, Ménard avance un certain nombre de pistes en vue d’une réinterprétation nettement plus positive de la réalité homosexuelle selon une perspective biblique qui interpelle l’ensemble de la communauté chrétienne. Cette réflexion originale et à maints égards pionnière a eu un impact non négligeable au Québec aussi bien qu’à l’étranger, en particulier au Brésil (Ménard, 1980) et aux Pays-Bas où elle a inspiré des travaux dans sa mouvance (Ménard, 1989a ; Ménard et al., 1989).
Pour diverses raisons dont l’élucidation commanderait un texte plus long que celui-ci, cette percée de la réfléxion théologique sur la question homosexuelle n’a toutefois pratiquement pas eu de suites dans la recherche universitaire québécoise6. Il faudra en fait attendre une vingtaine d’années avant qu’un autre chercheur, Réjean Bisaillon, reprenne ce dossier, à travers une thèse de théologie morale (U. de Montréal, 1999). Cette thèse, qui s’inspire entre autres largement des travaux de Ménard et qui affirme également se situer dans la mouvance de la théologie de la libération, n’innove guère au plan théorique mais elle met opportunément l’accent sur une problématisation éthique de la question homosexuelle — que Ménard lui-même avait délibérément évité d’aborder, notamment pour des raisons d’ordre conjoncturel7. Divers facteurs ont toutefois contribué, au cours des dernières décennies du XXe siècle, à mettre la question éthique davantage à l’ordre du jour. On y reviendra. À cet égard, il faut signaler la pertinence des préoccupations de Bisaillon qui, en collaboration avec Guy Lapointe (théologie, U. de Montréal), organisait en 1996 un important colloque sur la dimension éthique de l’expérience homosexuelle. Ce colloque a donné lieu à la publication d’un collectif (Lapointe et Bisaillon, 1997) aux contributions diversifiées. Signalons, parmi les plus significatives pour ce qui nous concerne davantage ici, celles de Bisaillon lui-même, qui énonce un certain nombre de problèmes théoriques et méthodologiques en rapport avec l’étude de la question, de Pierre Pelletier, qui y propose une réflexion d’inspiration psychanalytique, du théologien Michel Séguin, qui rappelle les positions actuelles du magistère catholique par rapport à l’homosexualité, ainsi que de Gregory Baum8, qui évoque la problématique de l’ordination des gais et des lesbiennes dans l’Église Unie du Canada.
Sexualité et religion dans l’historiographie québécoise
On se souviendra peut-être de l’essai de Robert-Lionel Séguin publié au début des années soixante-dix sur la « vie libertine » en Nouvelle-France, au XVIIe siècle. À partir d’affaires « de moeurs » portées devant les tribunaux de l’époque, l’historien avait donné des débuts de la colonisation française en Amérique une image parfois assez « croustillante », dans laquelle certains n’ont d’ailleurs pas manqué de repérer peut-être davantage les hantises du Québec des années soixante que les obsessions propres aux premières décennies de la Nouvelle-France... L’historien Serge Gagnon a pour sa part consacré plusieurs travaux à l’étude des rapports entre les moeurs sexuelles du Québec traditionnel et le paysage religieux dominé par l’institution catholique (Gagnon, 1990). On lui doit notamment une étude sur le sexe et la confession dans le Bas-Canada de la première moitié du XIXe siècle. Gagnon, à la suite de J.-L. Flandrin — pionnier de ce type de recherches —, reconnaît qu’en l’absence de documentation élaborée et, a fortiori, de statistiques significatives, il n’est pas évident de brosser un tableau absolument net de la « culture sexuelle » du Québec prémoderne. Il s’y emploie néanmoins, notamment à l’aide de la correspondance pastorale du clergé rural de l’époque, et fait entre autres choses ressortir un trait non négligeable du catholicisme, y compris dans sa version canadienne-française : le fait d’avoir imposé à la masse des fidèles, avec la confession, un remarquable dispositif de contrôle. Voilà pourquoi, selon lui, « l’histoire de la diète sexuelle catholique est inséparable d’une étude de la confession sacramentelle » (Gagnon, 1990, p. 5). L’étude de Gagnon ne manque certes pas de souligner les contradictions — parfois considérables — entre la morale prêchée par les clercs et les moeurs sexuelles réelles des paysans canadiens-français du XIXe siècle. Il n’estime pas moins que l’entreprise de christianisation des campagnes du Bas-Canada a fort bien réussi dans l’ensemble. Cela ne signifie certes pas « que les fidèles aient renoncé aux plaisirs interdits mais (…) ils se reconnaissent volontiers coupables de leurs défis à l’ordre sexuel chrétien (…) ». Par conséquent, de conclure Gagnon, « l’histoire de la sexualité, en terre catholique, est celle du sentiment de culpabilité exprimé dans le sacrement des aveux »9.
Sexualité, religion et féminisme
Les rapports entre la religion et la sexualité touchent également les femmes de très près. Au cours des dernières décennies, bon nombre d’entre elles se sont beaucoup préoccupées de l’attitude répressive de l’Église à leur endroit, notamment autour des questions impliquant leur corps.10 Plus particulièrement, les femmes se sont appliquées à dénoncer l’attitude sexiste de l’Église à leur égard, et à se réapproprier leur corps. Ce combat des femmes est notamment repérable dès les premiers numéros de la revue L’Autre Parole, principal organe de communication et d’animation11 de la mouvance féministe chrétienne québécoise, fondée en 1976. Revue d’abord et avant tout militante, sans prétentions « académiques », L’Autre Parole n’en a pas moins accueilli, au fil des ans, les principales représentantes de la recherche féministe québécoise intéressée par des questions religieuses, éthiques et théologiques12. Dans ces pages, les femmes reconnaissent que c’est autour de leur corps que réside le fond du problème de leurs relations avec l’Église. Un thème important de la revue sera donc « le corps de la femme dans l’Église ». Pour Marie-Andrée Roy, co-fondatrice de cette « collective » (selon l’expression souvent utilisée par les féministes elles-mêmes), la réappropriation de leur corps est, pour les femmes, une démarche essentielle et fondamentale pour leur libération comme — dans les milieux où cette préoccupation existe — pour la production d’une théologie féministe. Les femmes vont donc s’occuper d’identifier les oppressions qu’elles subissent dans l’Église, dont l’oppression sexuelle. Elles vont dénoncer notamment le rôle sexuel passif qui leur a été largement imposé, le fait que leur corps soit considéré comme un objet de procréation et non de jouissance, le pouvoir de l’homme sur leur corps, l’hypervalorisation de la virginité prémaritale ainsi que le caractère abstrait de la conception de la vie telle qu’on la retrouve dans un certain nombre de discours ecclésiastiques13. Elles vont également tenter de trouver dans la tradition chrétienne des éléments qui viennent répondre aux oppressions qu’elles subissent et dénoncent. Bref, les femmes tentent de mettre en déroute le sexisme de l’Église.
Le combat des femmes pour la réappropriation de leur corps concerne également de près la question de leurs droits. Dans un ouvrage paru en 1992, la théologienne Monique Dumais précise qu’une des revendications prioritaires des femmes est celle du contrôle de leur propre corps. L’autonomie revendiquée est multiple et touche à la fois leur santé, leur sexualité, leur fécondité et l’intégrité de leurs corps. La responsabilité qu’elles réclament, soutient la théologienne, devrait leur permettre d’être autonomes face à la régulation de leur fécondité (contraception), au contrôle de leur maternité (avortement), comme face aux « nouvelles techniques de reproduction ». Bref, les femmes se perçoivent comme un tout responsable et autonome et, par conséquent, revendiquent le droit de disposer librement de leur corps. En outre, elles envoient un message clair à l’Église à l’effet qu’elles entendent poursuivre leur libération, celle de leur corps notamment, malgré le peu d’ouverture que l’institution manifeste à leur égard.
Sexualité, déplacements du religieux et du sacré
Dans des perspectives cette fois plus anthropologiques et religiologiques que théologiques, Guy Ménard a également déployé, au fil des années, une autre piste de recherche liant religion et sexualité. S’inscrivant dans l’hypothèse générale des déplacements (de l’expérience) du sacré, Ménard en est ainsi venu à s’intéresser au vécu actuel de la sexualité dans l’Occident contemporain comme vecteur potentiel d’une authentique expérience contemporaine du sacré (Ménard, 1990, 2000) et, à travers certaines de ses figures particulières (fétichisme, sexualité anonyme et ludique, sensualité rave, etc. — voir Ménard, 1999), comme lieu possible d’une véritable quête contemporaine de la transcendance dans un monde marqué par les mutations de la postmodernité. En une formule imagée et frappante, Ménard avance ainsi que « tout semble s’être passé comme si l’Occident contemporain avait passionnément demandé au sexe à peu près exactement (…) ce que d’autres époques avaient tout aussi passionnément attendu de la mystique, de l’extase liturgique ou de la prière : “s’envoyer en l’air”… » (Ménard, 1995a, p. 67) Ce faisant, Ménard retrouve d’une certaine manière les très anciennes complicités que l’histoire atteste entre la religion et la sexualité humaine14, en partie occultées en Occident par des siècles de dualisme grec et de spiritualisme chrétien. Ces perspectives ne sont pas non plus sans évoquer les questionnements de Michel Foucault dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, lorsque celui-ci se demande par exemple (1976, p. 15) « comment il a pu se faire que le lyrisme, que la religiosité qui avaient accompagné longtemps le projet révolutionnaire se soient, dans les sociétés industrielles et occidentales, reportés, pour une bonne part au moins, sur le sexe ». Ménard rejoint également à cet égard des méditations modernes comme celles du philosophe Georges Bataille, sur la dimension religieuse de l’érotisme et, dans un registre différent, les analyses plus contemporaines d’un Michel Maffesoli sur l’orgiasme comme « facteur de socialité » et « reliance » de l’être-ensemble (Maffesoli, 1982).
Dans sa thèse de doctorat (U. d’Ottawa) publiée en 1991, Jean-Marc Larouche propose pour sa part une lecture originale de certaines transformations importantes de la culture québécoise des dernières décennies autour de ces deux « objets » majeurs que sont éros et thanatos, la sexualité et la mort. Sa sensibilité épistémologique et sa méthode apparentent son entreprise à une sociologie de la culture, de la religion et de l’éthique. Larouche s’interroge en somme sur ce qui s’est produit lorsque ces deux réalités, longtemps enserrées dans les codes des institutions religieuses, sont passées, à travers le processus de sécularisation, dans l’orbite de nouveaux discours et de nouvelles pratiques : ceux des regards disciplinaires (relativement) nouveaux que sont la sexologie et les études sur la mort, notamment dans leur enracinement institutionnel à l’U. du Québec à Montréal. Il met en lumière l’émergence de ce qu’il appelle un « nouveau paradigme », celui de la postsécularisation, dans lequel les sciences humaines (notamment la sexologie, pour ce qui nous concerne ici davantage), loin d’avoir enfoncé le clou de la sécularisation, auraient au contraire plutôt participé à la mise en place d’une nouvelle « religion savante » dont le contenu éthico-religieux s’articulerait autour de deux piliers : l’éthique de l’altérité et la quête de sens15. Par là, et bien que tel n’ait pas été son projet explicite, on peut néanmoins avancer que Larouche illustre lui aussi, à sa manière, la thèse des déplacements du religieux et du sacré dans la société et la culture actuelles.
Pistes prospectives
On comprendra sans peine que le caractère très diversifié du bilan qui vient d’être dégagé rende assez téméraire toute entreprise de prospective d’ensemble — d’autant que ses auteurs sont inégalement familiers avec les champs d’études recensés ici. C’est donc avec prudence et modestie que l’on mettra de l’avant quelques idées en vue de l’avenir de ce domaine de recherche.
Cela dit, il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour constater, en premier lieu, que la conjoncture du magistère catholique, en ce tournant de millénaire, ne favorise guère une recherche théologique audacieuse sur des dossiers aussi « chauds » que la plupart de ceux qui sont de quelque manière reliés à la sexualité — comme le regretté André Guindon, entre autres, l’expérimenta à ses douloureux dépens naguère encore. On peut d’ailleurs se demander si une telle conjoncture n’explique pas au moins en partie la relative timidité de la thèse doctorale d’un Réjean Bisaillon sur l’éthique homosexuelle, dans la mesure où celle-ci fait encore une large place à des auteurs et à des approches dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils cadrent peu avec les perspectives « de libération » dont cette thèse affirmait s’inspirer. La préoccupation de celle-ci pour la dimension proprement éthique de la réflexion théologique sur l’expérience homosexuelle marque certes une avancée intéressante par rapport aux travaux de Guy Ménard qui, dans les années soixante-dix, et pour des raisons déjà évoquées, ne s’y était pas vraiment aventuré lui-même. Les dernières décennies du XXe siècle ont cependant fait considérablement bouger les choses à ce chapitre, et l’on constate aujourd’hui, dans pratiquement tous les secteurs de la vie sociale et culturelle, une « demande d’éthique » qui ne cesse de croître. Ceci vaut aussi, bien sûr, pour l’expérience des gais et des lesbiennes, forte d’un quart de siècle de luttes et d’acquis du mouvement gai et trempée par deux décennies de réaction à la tragédie du sida. Les temps semblent donc avoir mûri en vue d’une véritable interrogation éthique de la condition homosexuelle — par rapport à laquelle les propositions de Bisaillon pourront toutefois paraître encore beaucoup trop marquées par un souci de légitimation intra-ecclésiale.
Dans cette veine, mais de manière plus large, on se prend bien sûr aussi à espérer des travaux qui, de quelque manière, reprendront le flambeau prématurément abandonné par André Guindon, et proposant des jalons en vue d’une éthique sexuelle chrétienne authentique, en lien avec le discours des sciences humaines et surtout, peut-être, à l’écoute de l’expérience contemporaine de la sexualité et de la dramatique humaine qui s’y joue de multiples manières. Si tant est, bien entendu, que la théologie veuille — ou puisse — encore se faire porteuse d’une intelligence de la foi chrétienne pertinente pour les hommes et les femmes de ce nouveau millénaire.
À cet égard, il tombe sous le sens que la richesse des années de luttes et de réflexions du féminisme québécois devrait offrir à cette recherche une contribution difficilement contournable. Force est cependant d’admettre que les thèmes les plus importants de cette réflexion de théologiennes féministes, depuis un quart de siècle, sont demeurés d’une certaine manière « en périphérie » de l’expérience « centrale » de la sexualité, mettant souvent davantage l’accent sur ses conditions de possibilité et d’exercice (contraception, nouvelles techniques de reproduction, etc.), sur certaines de ses « conséquences » déterminantes pour le vécu des femmes (grossesses non désirées, avortement, etc.) mais surtout peut-être sur la dynamique du pouvoir qui traverse celle-ci dans la société aussi bien que dans les institutions religieuses (harcèlement sexuel, sexisme, etc.). Nul, assurément, ne contestera la pertinence et l’importance de telles réflexions critiques. Celles-ci ont cependant en bonne partie orienté la recherche théologique féministe du côté de ce qu’il est désormais convenu d’appeler les catégories de « genre » davantage que vers celles qui cherchent à rendre compte de l’exercice même de la sexualité et des questions qui lui sont étroitement associées dans le contexte largement hédoniste de la société actuelle (le sens du plaisir, la séduction et ses stratégies, l’éthique de la rencontre sexuelle, mais aussi bien la prostitution, la pornographie, la sexualité « virtuelle », etc.). On peut également avancer que, dans une large mesure, la pratique militante du féminisme chrétien, au Québec, a avant tout été de l’ordre d’un « agir » — critique, contestataire et « alternatif » — encore en quête du « dire » qui l’expliciterait davantage.
Tant et si bien que l’on demeure encore dans l’attente de recherches qui, si l’on ose dire, aborderaient à bras le corps ce « noeud » particulièrement sensible de la tradition chrétienne — et, singulièrement, de celle du catholicisme —, dans la foulée de réflexions courageuses et inspirantes comme celles d’André Guindon et d’autres, entreprises ailleurs il y a déjà un bon moment (on songe par exemple aux travaux des théologiens français Jacques-Marie Pohier et Maurice Bellet).
Les recherches sur la sexualité comme vecteur d’une quête contemporaine de sens, de sacré et de transcendance, voire comme sphère d’une religiosité « implicite » dans la culture de l’Occident contemporain, paraissent pour leur part prometteuses, surtout à la condition de déboucher davantage sur des travaux plus empiriques. Jusqu’ici, en effet, les propositions mises de l’avant à ce chapitre, notamment par Guy Ménard, sont largement demeurées à l’état d’hypothèses et de pistes d’interprétation — qui gagneraient sûrement à subir l’épreuve de la validation sur le terrain. On constate cependant que ces pistes ont inspiré jusqu’à maintenant fort peu de recherches, étudiantes ou professionnelles. De même en est-il pour d’autres facettes encore pratiquement inexplorées de la question. On songe ainsi, entre autres, au vécu et à la signification de la sexualité dans plusieurs nouveaux groupes religieux, notamment dans la mouvance du Nouvel Âge ou de traditions religieuses orientales (par exemple, l’influence du néo-tantrisme, présent au Québec depuis plus de vingt ans)16. Mais on peut également penser au bousculement des valeurs et des pratiques liées à la sexualité qui accompagne vraisemblablement l’insertion québécoise de nombreux immigrants d’horizons culturels et religieux très normatifs en matière de sexualité (islam, hindouisme, etc.). Micheline Milot, dans des recherches récentes (1999), a interrogé de telles transformations par rapport à la question de l’identité. Mais on pourrait sûrement envisager avec profit des recherches plus pointues, à l’interface même de la sexualité, de la religion et du choc des cultures en présence.
*
Inutile de dire que ces quelques évocations ne sauraient d’aucune manière prétendre épuiser les pistes de prospective possibles en ce qui concerne l’étude des rapports entre religion et sexualité. On peut à tout le moins espérer qu’elles donnent déjà à penser et puissent aussi en faire surgir de nouvelles.
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1. Pour des raisons analogues, il n’a paru ni possible ni opportun d’étendre les visées de cet article à tout ce qui concerne l’étude des rapports entre la religion et le corps — et qui déborde évidemment la seule dimension de la sexualité. Voir néanmoins, sur ce thème, Despland, 1987.
2. Celui-ci travaille actuellement à une recherche sur les abus sexuels dans l’Église catholique. Voir déjà, à ce sujet, Nadeau, 1995.
3. Une première esquisse en avait été publiée deux ans plus tôt dans Sortir, un des premiers collectifs publiés au Québec sur la question homosexuelle (Basile et al., 1978).
4. La question des rapports entre homosexualité et morale chrétienne avait été pratiquement absente de la réflexion québécoise, jusque là, si l’on excepte une série d’articles — assez audacieuse dans le contexte — du P. Marcel Marcotte, s.j., parus dans la revue Relations (1976) et, dans une tout autre perspective, les réflexions de théologiens moralistes comme Guy Durand (1977), notamment.
5. Rappelons que le terme même d’« homosexualité » n’est apparu que dans la seconde moitié du XIXe siècle et que la notion d’« orientation sexuelle » ne s’est développée pour sa part qu’assez tard au XXe.
6. Voir tout de même, dans des perspectives assez différentes, la thèse — non publiée — de Pierre Hurteau (1991) sur l’homosexualité, la religion et le droit au Québec.
7. Celui-ci l’estimait entre autres choses prématurée dans un contexte qui commandait d’abord et avant tout, selon lui, un changement de la conscience chrétienne par rapport à l’homosexualité, préalable nécessaire à toute réflexion éthique réellement libératrice. Voir néanmoins, sur la dimension éthique de la question, Ménard 1988, 1989b, 1995a, 1995b, 1997.
8. Professeur émérite de la faculté des sciences religieuses de l’U. McGill, mais ayant passé la plus grande partie de sa carrière au St. Michael’s College de l’U. de Toronto, Gregory Baum a été l’un des premiers théologiens canadiens à proposer une lecture nouvelle de l’homosexualité (voir notamment Baum, 1974 ; voir également sa préface de Ménard, 1983).
9. Voir également, dans la veine historiographique, Gagnon, 1987 ; Blain, 1973 ; Cliche, 1988 ; Du Berger, 1980, ainsi que le numéro spécial (49) de la revue Cap-Aux-Diamants, 1997, « La sexualité — secrets d'alcôves et jeux interdits ».
10. Une étude plus longue que celle-ci aurait sûrement intérêt à montrer davantage comment la question des rapports entre religion et sexualité se pose de manière souvent très différente dans le contexte d’autres traditions du christianisme ou dans celui d’autres traditions religieuses. Voir par exemple, dans le cas du judaïsme, l’étude de Joseph-Josy Lévy et Jean-Marc Samson (1988).
11. Ainsi, par exemple, L’Autre Parole organisait, en juin 1992, une journée d’étude sur la situation des femmes oeuvrant dans l’Église qui rassemblait plus de 250 femmes de diverses confessions.
12. En particulier : Monique Dumais (U. du Québec à Rimouski), Marie Gratton-Boucher et Louise Melançon (U. de Sherbrooke) et Marie-Andrée Roy (U. du Québec à Montréal).
13. La section montréalaise du collectif L’Autre Parole a ainsi signé, avec d’autres groupes féministes militants, une lettre ouverte parue en 1981 (« La vie n’est pas un principe », Le Devoir, 11 décembre 1981) en réaction à la position exprimée par les évêques du Québec sur la question de l’avortement. Voir également le no 17 de L’Autre Parole (février 1982) ainsi que le no 33 (mars 1987) consacré à ce thème. Voir aussi les réflexions de Monique Dumais (1986) et de Louise Melançon (1981).
14. Voir entre autres le classique Éros et religion de Walter Schubart, 1972.
15. Signalons cependant que les études sexologiques, telles qu’elles se sont déployées en particulier à l’UQÀM depuis plus d’un quart de siècle, et à quelques exceptions près (certains travaux de Joseph-Josy Lévy, notamment), ont manifesté peu d’intérêt pour la question des rapports entre sexualité et religion.
16. Voir à ce sujet le mémoire de maîtrise de Nancy Shaink, 1998.
Roger Lussier et Guy Ménard
La question des rapports entre la religion et la sexualité ne constitue pas, à proprement parler, un champ d’étude que l’on pourrait aisément identifier comme tel dans la recherche québécoise. On considérera plutôt ici, sous cette rubrique, un assemblage d’approches et de travaux assez disparates, mettant en corrélation ces deux réalités — elles-mêmes susceptibles de compréhensions très diversifiées, on le sait, aussi bien dans leur définition que dans leur extension. En outre, les questions qui s’y trouvent abordées confinent souvent aux préoccupations de la morale ou de l’éthique. Ces dernières ne faisant cependant pas, comme telles, l’objet du présent ouvrage, on n’y référera dès lors que dans la mesure où elles demeurent liées à des considérations expressément religieuses (théologiques ou autres)1. On comprendra que, cela étant, des choix ont dû être faits, assurément discutables, mais qui ont néanmoins tenté d’identifier les « lieux » les plus significatifs de la recherche québécoise des dernières décennies associant de quelque manière, dans leur questionnement central, les dimensions religieuse et sexuelle de l’expérience humaine.
Dans le cas du Québec, et comme pour beaucoup d’autres dossiers abordés par ce collectif, on ne s’étonnera guère de retrouver tout d’abord la sexualité sous le regard de la théologie, plus précisément de la théologie morale, mais également de ses prolongements pastoraux (auxquels on réfère plus volontiers aujourd’hui sous le nom de « théologie pratique »). À ce chapitre, on s’arrêtera surtout aux contributions de deux théologiens moralistes qui ont occupé une place importante dans l’enseignement et la recherche universitaire pendant de longues années : Guy Durand (U. de Montréal) et le regretté André Guindon qui, bien qu’ayant exercé la plus grande partie de sa carrière à l’U. Saint-Paul d’Ottawa, a été suffisamment présent dans la réflexion et les débats québécois pour qu’il paraisse justifié de l’inclure ici. Ces deux figures présentent en outre l’intérêt d’offrir des perspectives assez différentes eu égard à une morale chrétienne de la sexualité. La recherche menée il y a quelques années par Jean-Guy Nadeau2, sur la prostitution, et celle à laquelle il a collaboré dans les années quatre-vingt-dix avec Manon Jourdenais, sur l’expérience spirituelle d’homosexuels vivant avec le VIH/sida, ont paru pour leur part offrir d’intéressants exemples de visées plus pastorales dans des secteurs directement concernés par l’expérience de la sexualité.
Les historiographes du Québec ont par ailleurs souvent croisé dans leurs investigations — et signalé dans leurs travaux — l’existence d’un lien étroit entre les moeurs sexuelles de la société canadienne-française et l’omniprésence de la religion catholique (mais aussi, protestante, du côté de la minorité anglophone). S’il est impossible d’envisager une recension exhaustive des recherches qui se sont de quelque manière arrêtées à ces relations dans notre histoire, on en signalera tout au moins quelques-unes qui les ont abordées de manière privilégiée.
Dans un tout autre ordre d’idées, on sait que le mouvement féministe a eu un impact considérable, au Québec, sur la conscience de bien des femmes croyantes, y compris — et peut-être même en premier lieu — sur des questions étroitement liées à la sexualité (avortement, contraception, mais aussi attitudes sexistes des institutions religieuses, etc.). Pour rendre compte de ce volet, il est apparu opportun de privilégier une publication qui, depuis un quart de siècle, a constitué le principal forum du féminisme chrétien au Québec : la revue L’Autre Parole, dans laquelle se sont exprimées, au fil des ans, les principales chercheures québécoises ayant abordé de quelque manière la question qui nous intéresse ici. On se limitera bien sûr à ce seul aspect des choses, la question plus vaste des rapports entre femmes, féminisme et religion faisant l’objet d’un autre article de ce collectif.
L’homosexualité, par ailleurs, depuis une vingtaine d’années, a pour sa part été le thème central d’études limitées mais significatives, qui ont notamment poursuivi l’objectif de revoir radicalement les positions traditionnelles du christianisme et, singulièrement, celles de l’Église catholique, encore lourdement réaffirmées par le magistère de Jean-Paul II. On signalera ici les principaux jalons de ces travaux à maints égards pionniers.
Dans des perspectives cette fois plus socio-anthropologiques — ou religiologiques —, et dans la mouvance des recherches sur les déplacements du sacré (voir l’article sur ce thème), la sexualité, dans la diversité de ses manifestations actuelles en Occident, a été explorée, notamment par Guy Ménard, comme l’un des lieux vers lesquels se seraient déplacées la quête de sens et l’expérience du sacré, pour nombre de nos contemporains, dans la foulée de la « libération sexuelle » de l’après-guerre. Plus sociologique, la thèse de Jean-Marc Larouche sur l’émergence de la sexologie et des études sur la mort, au Québec, fait pour sa part apparaître la sexualité « sous le regard de nouveaux clercs » des sciences humaines universitaires.
Bilan
Sexualité et théologie morale
Dans la seconde moitié des années soixante-dix, le théologien et bioéthicien Guy Durand, pendant longtemps professeur à la faculté de théologie de l’U. de Montréal, a proposé une synthèse de théologie morale de la sexualité chrétienne. Dans Sexualité et foi (1977), Durand aborde diverses questions (vie conjugale, masturbation, homosexualité, relations hétérosexuelles hors mariage, régulation des naissances, célibat chrétien, etc.) et tente d’y « démêler » ce qu’il considère comme le « sens chrétien » de la sexualité. Pour Durand, la morale sexuelle consiste essentiellement à rechercher le sens humain de la sexualité et à s’efforcer de le vivre. Mais, reconnaît-il, en une expression qui revient fréquemment dans sa réflexion, « cela n’est pas facile » : d’une part parce que la sexualité est « difficile », « conflictuelle » et « ambiguë » ; d’autre part, parce que la société moderne et ses valeurs ne favorisent pas nécessairement la rencontre et l’accueil personnel de l’autre ainsi que l’exige la rencontre sexuelle à l’intérieur d’un projet amoureux. Bref, pour Durand — chez qui on s’empêche difficilement de repérer au moins une pointe de pessimisme augustinien —, la sexualité est difficile à humaniser. Pour que celle-ci soit « intégralement humaine », le moraliste croit qu’elle ne doit pas être un lieu de « fermeture sur soi » et d’«exploitation de l’autre ». Au contraire, elle doit plutôt favoriser « l’ouverture » et la « communion » à l’« altérité » de l’autre. Afin de favoriser cette humanisation de la sexualité, Durand propose de retrouver la valeur de l’héritage chrétien dans lequel l’amour correspond à accueillir l’autre comme « liberté », « projet », « citoyen », et rechercher sa « promotion ». En outre, la rencontre sexuelle, pour être pleinement humaine, doit s’inscrire dans un « projet d’amour » — c’est-à-dire, pour le théologien, dans un projet « d’exclusivité », de « fidélité » et de « fécondité » qui appelle résolument, selon lui, le « projet-mariage ». C’est à ces valeurs que Durand se propose d’éduquer (voir plus précisément, en ce sens, Durand, 1985), par le biais de la théologie morale de la sexualité qu’il met en avant et qu’on pourrait résumer ainsi : la sexualité est un « appel de Dieu », le comportement sexuel est une réponse à cet appel, et le but ultime de la rencontre sexuelle, c’est la « sainteté » ou l’union à Dieu.
Pour André Guindon, décédé prématurément au début des années quatre-vingt-dix, les choses se présentent de manière assez différente. Pour lui, la question de la fécondité est la plus importante et la plus débattue de l’éthique sexuelle contemporaine. Dans un ouvrage controversé paru en 1986 — The Sexual Creators —, le théologien et chercheur propose une notion de « fécondité sexuelle » renouvelée (fécondité-plus-que-fertilité), plus « englobante », à l’intérieur de laquelle l’ensemble de la personne humaine sexuée est considérée, et non seulement sa génitalité (fécondité-fertilité). Cette notion n’exclut pas la fertilité, mais elle élargit le concept de fécondité sexuelle.
Selon le moraliste, la position traditionnelle de « fécondité-fertilité » maintenue par l’Église catholique a tendance à dicter des critères de conduite qui tiennent plus ou moins compte de la réalité contemporaine. Pour Guindon, la notion de fécondité sexuelle ne peut plus correspondre à la seule notion de fertilité dans le but de la procréation. Dès lors que, dans un tel cas, la sexualité ne serait possible qu’à l’intérieur du mariage sacramentel, toutes les formes de relations sexuelles ayant d’autres finalités n’auraient pas de sens. Bref, elle n’est tout simplement pas représentative de l’ensemble du vécu sexuel contemporain. En remettant ainsi en question le critère traditionnel de la morale sexuelle, Guindon invite à une compréhension plus large de la sexualité, où la personne sexuée devient l’élément central. En outre, il propose de considérer d’une part les individus comme étant responsables et autonomes et, d’autre part, le vécu de ceux qui cherchent à découvrir le sens de leur vie sexuelle. En d’autres mots, le théologien invite l’Église à être davantage en lien avec la réalité humaine qu’à lui imposer des lois qui lui sont largement étrangères. Et, afin que chaque personne puisse trouver un sens à sa sexualité, Guindon propose que la sensualité et la tendresse soient intégrées à la sexualité, que celle-ci soit considérée comme le langage de l’intimité humaine, que l’amour soit le lien entre les individus, que la sexualité soit contextualisée et responsable, de sorte que le concept de « fécondité sexuelle » ne se limite plus à la seule génitalité mais qu’il puisse inclure celle-ci dans une expérience beaucoup plus vaste, intégrant tous les aspects de la sexualité humaine.
Rappelons enfin que la proposition éthique d’André Guindon a fait l’objet de vives préoccupations du magistère catholique. Dans une note du 29 janvier 1992, la congrégation pour la Doctrine de la foi lui a demandé « d’exposer et de confirmer le sens » de trois de ses positions concernant respectivement sa fidélité à la tradition catholique, la fonction du magistère dans l’éthique catholique, et l’usage de la fonction sexuelle dans le seul cadre du « mariage véritable ». Guindon s’en est expliqué l’année suivante (Guindon, 1993), peu de temps avant sa mort.
Sexualité et théologie pratique
De 1971 à 1979, une travailleuse sociale ouvre son logement à des femmes qui vivent de la prostitution et en sont socialement stigmatisées. Elles s’y rassemblent régulièrement avec un groupe de chrétiennes et de chrétiens intéressés à faire Église avec elles. Des femmes prostituées ont pu s’y rencontrer entre elles hors de leur occupation, partager une expérience qui doit se taire partout ailleurs, rencontrer des gens qui ne prétendaient pas les utiliser, les juger ou les réformer. Plusieurs y ont trouvé un support moral ou technique, d’autres enfin ont pu y découvrir un visage de l’Église ou du Dieu de Jésus-Christ, qui leur était jusqu’alors inconnu ou interdit. (Nadeau, 1987, p. 11)
C’est par ces mots — ils donnent déjà le ton général de l’ouvrage — que s’ouvre la thèse doctorale de Jean-Guy Nadeau, dans sa version publiée en 1987, thèse consacrée à une réflexion sur ce que son auteur insiste pour appeler la « pratique prostitutionnelle », avec le souci de ne pas occulter le fait que la réalité du phénomène ne concerne pas seulements les prostitué(e)s (femmes ou hommes) mais implique aussi bon nombre d’autres « intervenants » — du client à l’État, en passant par le discours et la pratique de l’institution ecclésiale. Cette recherche s’enracine dans les perspectives fécondes de la praxéologie pastorale, élaborée à la faculté de théologie de l’U. de Montréal au cours des années soixante-dix (notamment autour de Michel-M. Campbell, Jacques Grand’Maison, Pierre Lucier et Jean Martucci) et se centre sur une expérience pastorale d’accueil de femmes prostituées, échelonnée sur plusieurs années. L’originalité principale de la thèse de Nadeau consiste sans doute à manifester une grande ouverture aux sciences humaines mais peut-être d’abord et avant tout une écoute de l’expérience et de la parole des femmes concernées. Pour Nadeau, c’est « de nous et de notre rapport à l’autre que parle la prostitution » mais, dans une perspective croyante, c’est également « de notre rapport à la Parole et au Corps du Christ ».
Collaborant à un ouvrage de Manon Jourdenais (1998) portant sur l’accompagnement des hommes homosexuels atteints du VIH/sida, Nadeau a par ailleurs aussi abordé la question de la souffrance et de la spiritualité de ces hommes. Après avoir observé le vécu spirituel d’homosexuels vivant avec le VIH/sida, il propose une lecture spirituelle de cette expérience marquée par la souffrance. Ce livre, qui se présente essentiellement comme un guide à l’usage des bénévoles accompagnateurs, établit finalement assez peu de liens entre l’expérience spirituelle des personnes concernées et leur expérience de la sexualité, insistant plutôt sur la valeur chrétienne de la souffrance comme occasion de croissance spirituelle.
Homosexualité et théologie chrétienne
Dans son mémoire de maîtrise en théologie (U. de Montréal, 1979) publié en 1980 et réédité en 1983 sous le titre De Sodome à l’Exode3, Guy Ménard propose une certain nombre de jalons en vue de ce qu’il appelle une « théologie de la libération gaie »4. Il s’inspire, pour ce faire, des perspectives théoriques et méthodologiques de la théologie de la libération qui, d’origine latino-américaine, eut un impact considérable dans les milieux théologiques progressistes, y compris au Québec. Empruntant au théologien uruguayen Juan Luis Segundo sa méthode herméneutique, Ménard enregistre en premier lieu l’émergence d’un vaste et vigoureux mouvement de libération gaie dans le monde occidental, au début des années soixante-dix. Ce mouvement s’est déployé dans la foulée d’autres mouvements de libération analogues — notamment ceux des femmes et des peuples du tiers-monde. Selon la perspective herméneutique de la théologie de la libération, c’est dans cette praxis multiforme de libération elle-même que doit s’insérer la réflexion de l’expérience croyante. Seule, en effet, une réflexion théologique faite du point de vue de l’expérience libératrice des gais et des lesbiennes est susceptible de faire émerger une nouvelle compréhension chrétienne de l’homosexualité, au-delà de sa condamnation par des siècles d’oppression qui la tinrent pour un péché si horrible que même « son nom ne devait pas être prononcé parmi les chrétiens » (inter Christianos non nominandum).
Un tel projet guide Ménard dans une double démarche : d’une part, revoir critiquement les sources scripturaires, patristiques et théologiques de l’attitude séculaire du (judéo)christianisme à l’égard des pratiques homosexuelles ; d’autre part, relire les fondements du christianisme à la lumière de l’expérience contemporaine des hommes et des femmes engagés dans tous les aspects, individuels et collectifs, du processus de la libération gaie. La première de ces démarches en arrive à mettre en lumière le fait que la plupart des interprétations chrétiennes de l’homosexualité, lourdement tributaires de contextes socio-culturels historiquement situés et datés, sont difficilement tenables aujourd’hui, aussi bien au regard de l’exégèse biblique qu’à celui des sciences humaines5. Dans le second volet de sa thèse, Ménard avance un certain nombre de pistes en vue d’une réinterprétation nettement plus positive de la réalité homosexuelle selon une perspective biblique qui interpelle l’ensemble de la communauté chrétienne. Cette réflexion originale et à maints égards pionnière a eu un impact non négligeable au Québec aussi bien qu’à l’étranger, en particulier au Brésil (Ménard, 1980) et aux Pays-Bas où elle a inspiré des travaux dans sa mouvance (Ménard, 1989a ; Ménard et al., 1989).
Pour diverses raisons dont l’élucidation commanderait un texte plus long que celui-ci, cette percée de la réfléxion théologique sur la question homosexuelle n’a toutefois pratiquement pas eu de suites dans la recherche universitaire québécoise6. Il faudra en fait attendre une vingtaine d’années avant qu’un autre chercheur, Réjean Bisaillon, reprenne ce dossier, à travers une thèse de théologie morale (U. de Montréal, 1999). Cette thèse, qui s’inspire entre autres largement des travaux de Ménard et qui affirme également se situer dans la mouvance de la théologie de la libération, n’innove guère au plan théorique mais elle met opportunément l’accent sur une problématisation éthique de la question homosexuelle — que Ménard lui-même avait délibérément évité d’aborder, notamment pour des raisons d’ordre conjoncturel7. Divers facteurs ont toutefois contribué, au cours des dernières décennies du XXe siècle, à mettre la question éthique davantage à l’ordre du jour. On y reviendra. À cet égard, il faut signaler la pertinence des préoccupations de Bisaillon qui, en collaboration avec Guy Lapointe (théologie, U. de Montréal), organisait en 1996 un important colloque sur la dimension éthique de l’expérience homosexuelle. Ce colloque a donné lieu à la publication d’un collectif (Lapointe et Bisaillon, 1997) aux contributions diversifiées. Signalons, parmi les plus significatives pour ce qui nous concerne davantage ici, celles de Bisaillon lui-même, qui énonce un certain nombre de problèmes théoriques et méthodologiques en rapport avec l’étude de la question, de Pierre Pelletier, qui y propose une réflexion d’inspiration psychanalytique, du théologien Michel Séguin, qui rappelle les positions actuelles du magistère catholique par rapport à l’homosexualité, ainsi que de Gregory Baum8, qui évoque la problématique de l’ordination des gais et des lesbiennes dans l’Église Unie du Canada.
Sexualité et religion dans l’historiographie québécoise
On se souviendra peut-être de l’essai de Robert-Lionel Séguin publié au début des années soixante-dix sur la « vie libertine » en Nouvelle-France, au XVIIe siècle. À partir d’affaires « de moeurs » portées devant les tribunaux de l’époque, l’historien avait donné des débuts de la colonisation française en Amérique une image parfois assez « croustillante », dans laquelle certains n’ont d’ailleurs pas manqué de repérer peut-être davantage les hantises du Québec des années soixante que les obsessions propres aux premières décennies de la Nouvelle-France... L’historien Serge Gagnon a pour sa part consacré plusieurs travaux à l’étude des rapports entre les moeurs sexuelles du Québec traditionnel et le paysage religieux dominé par l’institution catholique (Gagnon, 1990). On lui doit notamment une étude sur le sexe et la confession dans le Bas-Canada de la première moitié du XIXe siècle. Gagnon, à la suite de J.-L. Flandrin — pionnier de ce type de recherches —, reconnaît qu’en l’absence de documentation élaborée et, a fortiori, de statistiques significatives, il n’est pas évident de brosser un tableau absolument net de la « culture sexuelle » du Québec prémoderne. Il s’y emploie néanmoins, notamment à l’aide de la correspondance pastorale du clergé rural de l’époque, et fait entre autres choses ressortir un trait non négligeable du catholicisme, y compris dans sa version canadienne-française : le fait d’avoir imposé à la masse des fidèles, avec la confession, un remarquable dispositif de contrôle. Voilà pourquoi, selon lui, « l’histoire de la diète sexuelle catholique est inséparable d’une étude de la confession sacramentelle » (Gagnon, 1990, p. 5). L’étude de Gagnon ne manque certes pas de souligner les contradictions — parfois considérables — entre la morale prêchée par les clercs et les moeurs sexuelles réelles des paysans canadiens-français du XIXe siècle. Il n’estime pas moins que l’entreprise de christianisation des campagnes du Bas-Canada a fort bien réussi dans l’ensemble. Cela ne signifie certes pas « que les fidèles aient renoncé aux plaisirs interdits mais (…) ils se reconnaissent volontiers coupables de leurs défis à l’ordre sexuel chrétien (…) ». Par conséquent, de conclure Gagnon, « l’histoire de la sexualité, en terre catholique, est celle du sentiment de culpabilité exprimé dans le sacrement des aveux »9.
Sexualité, religion et féminisme
Les rapports entre la religion et la sexualité touchent également les femmes de très près. Au cours des dernières décennies, bon nombre d’entre elles se sont beaucoup préoccupées de l’attitude répressive de l’Église à leur endroit, notamment autour des questions impliquant leur corps.10 Plus particulièrement, les femmes se sont appliquées à dénoncer l’attitude sexiste de l’Église à leur égard, et à se réapproprier leur corps. Ce combat des femmes est notamment repérable dès les premiers numéros de la revue L’Autre Parole, principal organe de communication et d’animation11 de la mouvance féministe chrétienne québécoise, fondée en 1976. Revue d’abord et avant tout militante, sans prétentions « académiques », L’Autre Parole n’en a pas moins accueilli, au fil des ans, les principales représentantes de la recherche féministe québécoise intéressée par des questions religieuses, éthiques et théologiques12. Dans ces pages, les femmes reconnaissent que c’est autour de leur corps que réside le fond du problème de leurs relations avec l’Église. Un thème important de la revue sera donc « le corps de la femme dans l’Église ». Pour Marie-Andrée Roy, co-fondatrice de cette « collective » (selon l’expression souvent utilisée par les féministes elles-mêmes), la réappropriation de leur corps est, pour les femmes, une démarche essentielle et fondamentale pour leur libération comme — dans les milieux où cette préoccupation existe — pour la production d’une théologie féministe. Les femmes vont donc s’occuper d’identifier les oppressions qu’elles subissent dans l’Église, dont l’oppression sexuelle. Elles vont dénoncer notamment le rôle sexuel passif qui leur a été largement imposé, le fait que leur corps soit considéré comme un objet de procréation et non de jouissance, le pouvoir de l’homme sur leur corps, l’hypervalorisation de la virginité prémaritale ainsi que le caractère abstrait de la conception de la vie telle qu’on la retrouve dans un certain nombre de discours ecclésiastiques13. Elles vont également tenter de trouver dans la tradition chrétienne des éléments qui viennent répondre aux oppressions qu’elles subissent et dénoncent. Bref, les femmes tentent de mettre en déroute le sexisme de l’Église.
Le combat des femmes pour la réappropriation de leur corps concerne également de près la question de leurs droits. Dans un ouvrage paru en 1992, la théologienne Monique Dumais précise qu’une des revendications prioritaires des femmes est celle du contrôle de leur propre corps. L’autonomie revendiquée est multiple et touche à la fois leur santé, leur sexualité, leur fécondité et l’intégrité de leurs corps. La responsabilité qu’elles réclament, soutient la théologienne, devrait leur permettre d’être autonomes face à la régulation de leur fécondité (contraception), au contrôle de leur maternité (avortement), comme face aux « nouvelles techniques de reproduction ». Bref, les femmes se perçoivent comme un tout responsable et autonome et, par conséquent, revendiquent le droit de disposer librement de leur corps. En outre, elles envoient un message clair à l’Église à l’effet qu’elles entendent poursuivre leur libération, celle de leur corps notamment, malgré le peu d’ouverture que l’institution manifeste à leur égard.
Sexualité, déplacements du religieux et du sacré
Dans des perspectives cette fois plus anthropologiques et religiologiques que théologiques, Guy Ménard a également déployé, au fil des années, une autre piste de recherche liant religion et sexualité. S’inscrivant dans l’hypothèse générale des déplacements (de l’expérience) du sacré, Ménard en est ainsi venu à s’intéresser au vécu actuel de la sexualité dans l’Occident contemporain comme vecteur potentiel d’une authentique expérience contemporaine du sacré (Ménard, 1990, 2000) et, à travers certaines de ses figures particulières (fétichisme, sexualité anonyme et ludique, sensualité rave, etc. — voir Ménard, 1999), comme lieu possible d’une véritable quête contemporaine de la transcendance dans un monde marqué par les mutations de la postmodernité. En une formule imagée et frappante, Ménard avance ainsi que « tout semble s’être passé comme si l’Occident contemporain avait passionnément demandé au sexe à peu près exactement (…) ce que d’autres époques avaient tout aussi passionnément attendu de la mystique, de l’extase liturgique ou de la prière : “s’envoyer en l’air”… » (Ménard, 1995a, p. 67) Ce faisant, Ménard retrouve d’une certaine manière les très anciennes complicités que l’histoire atteste entre la religion et la sexualité humaine14, en partie occultées en Occident par des siècles de dualisme grec et de spiritualisme chrétien. Ces perspectives ne sont pas non plus sans évoquer les questionnements de Michel Foucault dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, lorsque celui-ci se demande par exemple (1976, p. 15) « comment il a pu se faire que le lyrisme, que la religiosité qui avaient accompagné longtemps le projet révolutionnaire se soient, dans les sociétés industrielles et occidentales, reportés, pour une bonne part au moins, sur le sexe ». Ménard rejoint également à cet égard des méditations modernes comme celles du philosophe Georges Bataille, sur la dimension religieuse de l’érotisme et, dans un registre différent, les analyses plus contemporaines d’un Michel Maffesoli sur l’orgiasme comme « facteur de socialité » et « reliance » de l’être-ensemble (Maffesoli, 1982).
Dans sa thèse de doctorat (U. d’Ottawa) publiée en 1991, Jean-Marc Larouche propose pour sa part une lecture originale de certaines transformations importantes de la culture québécoise des dernières décennies autour de ces deux « objets » majeurs que sont éros et thanatos, la sexualité et la mort. Sa sensibilité épistémologique et sa méthode apparentent son entreprise à une sociologie de la culture, de la religion et de l’éthique. Larouche s’interroge en somme sur ce qui s’est produit lorsque ces deux réalités, longtemps enserrées dans les codes des institutions religieuses, sont passées, à travers le processus de sécularisation, dans l’orbite de nouveaux discours et de nouvelles pratiques : ceux des regards disciplinaires (relativement) nouveaux que sont la sexologie et les études sur la mort, notamment dans leur enracinement institutionnel à l’U. du Québec à Montréal. Il met en lumière l’émergence de ce qu’il appelle un « nouveau paradigme », celui de la postsécularisation, dans lequel les sciences humaines (notamment la sexologie, pour ce qui nous concerne ici davantage), loin d’avoir enfoncé le clou de la sécularisation, auraient au contraire plutôt participé à la mise en place d’une nouvelle « religion savante » dont le contenu éthico-religieux s’articulerait autour de deux piliers : l’éthique de l’altérité et la quête de sens15. Par là, et bien que tel n’ait pas été son projet explicite, on peut néanmoins avancer que Larouche illustre lui aussi, à sa manière, la thèse des déplacements du religieux et du sacré dans la société et la culture actuelles.
Pistes prospectives
On comprendra sans peine que le caractère très diversifié du bilan qui vient d’être dégagé rende assez téméraire toute entreprise de prospective d’ensemble — d’autant que ses auteurs sont inégalement familiers avec les champs d’études recensés ici. C’est donc avec prudence et modestie que l’on mettra de l’avant quelques idées en vue de l’avenir de ce domaine de recherche.
Cela dit, il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour constater, en premier lieu, que la conjoncture du magistère catholique, en ce tournant de millénaire, ne favorise guère une recherche théologique audacieuse sur des dossiers aussi « chauds » que la plupart de ceux qui sont de quelque manière reliés à la sexualité — comme le regretté André Guindon, entre autres, l’expérimenta à ses douloureux dépens naguère encore. On peut d’ailleurs se demander si une telle conjoncture n’explique pas au moins en partie la relative timidité de la thèse doctorale d’un Réjean Bisaillon sur l’éthique homosexuelle, dans la mesure où celle-ci fait encore une large place à des auteurs et à des approches dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils cadrent peu avec les perspectives « de libération » dont cette thèse affirmait s’inspirer. La préoccupation de celle-ci pour la dimension proprement éthique de la réflexion théologique sur l’expérience homosexuelle marque certes une avancée intéressante par rapport aux travaux de Guy Ménard qui, dans les années soixante-dix, et pour des raisons déjà évoquées, ne s’y était pas vraiment aventuré lui-même. Les dernières décennies du XXe siècle ont cependant fait considérablement bouger les choses à ce chapitre, et l’on constate aujourd’hui, dans pratiquement tous les secteurs de la vie sociale et culturelle, une « demande d’éthique » qui ne cesse de croître. Ceci vaut aussi, bien sûr, pour l’expérience des gais et des lesbiennes, forte d’un quart de siècle de luttes et d’acquis du mouvement gai et trempée par deux décennies de réaction à la tragédie du sida. Les temps semblent donc avoir mûri en vue d’une véritable interrogation éthique de la condition homosexuelle — par rapport à laquelle les propositions de Bisaillon pourront toutefois paraître encore beaucoup trop marquées par un souci de légitimation intra-ecclésiale.
Dans cette veine, mais de manière plus large, on se prend bien sûr aussi à espérer des travaux qui, de quelque manière, reprendront le flambeau prématurément abandonné par André Guindon, et proposant des jalons en vue d’une éthique sexuelle chrétienne authentique, en lien avec le discours des sciences humaines et surtout, peut-être, à l’écoute de l’expérience contemporaine de la sexualité et de la dramatique humaine qui s’y joue de multiples manières. Si tant est, bien entendu, que la théologie veuille — ou puisse — encore se faire porteuse d’une intelligence de la foi chrétienne pertinente pour les hommes et les femmes de ce nouveau millénaire.
À cet égard, il tombe sous le sens que la richesse des années de luttes et de réflexions du féminisme québécois devrait offrir à cette recherche une contribution difficilement contournable. Force est cependant d’admettre que les thèmes les plus importants de cette réflexion de théologiennes féministes, depuis un quart de siècle, sont demeurés d’une certaine manière « en périphérie » de l’expérience « centrale » de la sexualité, mettant souvent davantage l’accent sur ses conditions de possibilité et d’exercice (contraception, nouvelles techniques de reproduction, etc.), sur certaines de ses « conséquences » déterminantes pour le vécu des femmes (grossesses non désirées, avortement, etc.) mais surtout peut-être sur la dynamique du pouvoir qui traverse celle-ci dans la société aussi bien que dans les institutions religieuses (harcèlement sexuel, sexisme, etc.). Nul, assurément, ne contestera la pertinence et l’importance de telles réflexions critiques. Celles-ci ont cependant en bonne partie orienté la recherche théologique féministe du côté de ce qu’il est désormais convenu d’appeler les catégories de « genre » davantage que vers celles qui cherchent à rendre compte de l’exercice même de la sexualité et des questions qui lui sont étroitement associées dans le contexte largement hédoniste de la société actuelle (le sens du plaisir, la séduction et ses stratégies, l’éthique de la rencontre sexuelle, mais aussi bien la prostitution, la pornographie, la sexualité « virtuelle », etc.). On peut également avancer que, dans une large mesure, la pratique militante du féminisme chrétien, au Québec, a avant tout été de l’ordre d’un « agir » — critique, contestataire et « alternatif » — encore en quête du « dire » qui l’expliciterait davantage.
Tant et si bien que l’on demeure encore dans l’attente de recherches qui, si l’on ose dire, aborderaient à bras le corps ce « noeud » particulièrement sensible de la tradition chrétienne — et, singulièrement, de celle du catholicisme —, dans la foulée de réflexions courageuses et inspirantes comme celles d’André Guindon et d’autres, entreprises ailleurs il y a déjà un bon moment (on songe par exemple aux travaux des théologiens français Jacques-Marie Pohier et Maurice Bellet).
Les recherches sur la sexualité comme vecteur d’une quête contemporaine de sens, de sacré et de transcendance, voire comme sphère d’une religiosité « implicite » dans la culture de l’Occident contemporain, paraissent pour leur part prometteuses, surtout à la condition de déboucher davantage sur des travaux plus empiriques. Jusqu’ici, en effet, les propositions mises de l’avant à ce chapitre, notamment par Guy Ménard, sont largement demeurées à l’état d’hypothèses et de pistes d’interprétation — qui gagneraient sûrement à subir l’épreuve de la validation sur le terrain. On constate cependant que ces pistes ont inspiré jusqu’à maintenant fort peu de recherches, étudiantes ou professionnelles. De même en est-il pour d’autres facettes encore pratiquement inexplorées de la question. On songe ainsi, entre autres, au vécu et à la signification de la sexualité dans plusieurs nouveaux groupes religieux, notamment dans la mouvance du Nouvel Âge ou de traditions religieuses orientales (par exemple, l’influence du néo-tantrisme, présent au Québec depuis plus de vingt ans)16. Mais on peut également penser au bousculement des valeurs et des pratiques liées à la sexualité qui accompagne vraisemblablement l’insertion québécoise de nombreux immigrants d’horizons culturels et religieux très normatifs en matière de sexualité (islam, hindouisme, etc.). Micheline Milot, dans des recherches récentes (1999), a interrogé de telles transformations par rapport à la question de l’identité. Mais on pourrait sûrement envisager avec profit des recherches plus pointues, à l’interface même de la sexualité, de la religion et du choc des cultures en présence.
*
Inutile de dire que ces quelques évocations ne sauraient d’aucune manière prétendre épuiser les pistes de prospective possibles en ce qui concerne l’étude des rapports entre religion et sexualité. On peut à tout le moins espérer qu’elles donnent déjà à penser et puissent aussi en faire surgir de nouvelles.
Bibliographie
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1. Pour des raisons analogues, il n’a paru ni possible ni opportun d’étendre les visées de cet article à tout ce qui concerne l’étude des rapports entre la religion et le corps — et qui déborde évidemment la seule dimension de la sexualité. Voir néanmoins, sur ce thème, Despland, 1987.
2. Celui-ci travaille actuellement à une recherche sur les abus sexuels dans l’Église catholique. Voir déjà, à ce sujet, Nadeau, 1995.
3. Une première esquisse en avait été publiée deux ans plus tôt dans Sortir, un des premiers collectifs publiés au Québec sur la question homosexuelle (Basile et al., 1978).
4. La question des rapports entre homosexualité et morale chrétienne avait été pratiquement absente de la réflexion québécoise, jusque là, si l’on excepte une série d’articles — assez audacieuse dans le contexte — du P. Marcel Marcotte, s.j., parus dans la revue Relations (1976) et, dans une tout autre perspective, les réflexions de théologiens moralistes comme Guy Durand (1977), notamment.
5. Rappelons que le terme même d’« homosexualité » n’est apparu que dans la seconde moitié du XIXe siècle et que la notion d’« orientation sexuelle » ne s’est développée pour sa part qu’assez tard au XXe.
6. Voir tout de même, dans des perspectives assez différentes, la thèse — non publiée — de Pierre Hurteau (1991) sur l’homosexualité, la religion et le droit au Québec.
7. Celui-ci l’estimait entre autres choses prématurée dans un contexte qui commandait d’abord et avant tout, selon lui, un changement de la conscience chrétienne par rapport à l’homosexualité, préalable nécessaire à toute réflexion éthique réellement libératrice. Voir néanmoins, sur la dimension éthique de la question, Ménard 1988, 1989b, 1995a, 1995b, 1997.
8. Professeur émérite de la faculté des sciences religieuses de l’U. McGill, mais ayant passé la plus grande partie de sa carrière au St. Michael’s College de l’U. de Toronto, Gregory Baum a été l’un des premiers théologiens canadiens à proposer une lecture nouvelle de l’homosexualité (voir notamment Baum, 1974 ; voir également sa préface de Ménard, 1983).
9. Voir également, dans la veine historiographique, Gagnon, 1987 ; Blain, 1973 ; Cliche, 1988 ; Du Berger, 1980, ainsi que le numéro spécial (49) de la revue Cap-Aux-Diamants, 1997, « La sexualité — secrets d'alcôves et jeux interdits ».
10. Une étude plus longue que celle-ci aurait sûrement intérêt à montrer davantage comment la question des rapports entre religion et sexualité se pose de manière souvent très différente dans le contexte d’autres traditions du christianisme ou dans celui d’autres traditions religieuses. Voir par exemple, dans le cas du judaïsme, l’étude de Joseph-Josy Lévy et Jean-Marc Samson (1988).
11. Ainsi, par exemple, L’Autre Parole organisait, en juin 1992, une journée d’étude sur la situation des femmes oeuvrant dans l’Église qui rassemblait plus de 250 femmes de diverses confessions.
12. En particulier : Monique Dumais (U. du Québec à Rimouski), Marie Gratton-Boucher et Louise Melançon (U. de Sherbrooke) et Marie-Andrée Roy (U. du Québec à Montréal).
13. La section montréalaise du collectif L’Autre Parole a ainsi signé, avec d’autres groupes féministes militants, une lettre ouverte parue en 1981 (« La vie n’est pas un principe », Le Devoir, 11 décembre 1981) en réaction à la position exprimée par les évêques du Québec sur la question de l’avortement. Voir également le no 17 de L’Autre Parole (février 1982) ainsi que le no 33 (mars 1987) consacré à ce thème. Voir aussi les réflexions de Monique Dumais (1986) et de Louise Melançon (1981).
14. Voir entre autres le classique Éros et religion de Walter Schubart, 1972.
15. Signalons cependant que les études sexologiques, telles qu’elles se sont déployées en particulier à l’UQÀM depuis plus d’un quart de siècle, et à quelques exceptions près (certains travaux de Joseph-Josy Lévy, notamment), ont manifesté peu d’intérêt pour la question des rapports entre sexualité et religion.
16. Voir à ce sujet le mémoire de maîtrise de Nancy Shaink, 1998.
Du cancer du Proche-Orient
ERACOM
Conférence Ahmed BENANI
Lausanne, le 1 juin 2006
Avec quel scalpel faut-il opérer pour en finir avec une des tumeurs les plus malignes de notre temps, celle à l’origine du cancer du Proche –Orient ?
D'espoir de paix en reprises de la violence, de l'assassinat de Rabin à la mort de Yasser Arafat, de la construction du mur à l'évacuation des colonies de la bande de Gaza, de la victoire du Hamas à celle de Kadima le conflit israélo-palestinien peut paraître parfois indépassable, provoquer en France des discussions passionnées, ou lasser.
Aujourd’hui, je vais tâcher de mettre de côté l’approche historique classique, celle également des relations internationales ou de la diplomatie pour aborder ce conflit sous l’angle du relgieux. Ce faisant, je voudrais essayer de comprendre avec vous, comment ce conflit territorial, opposant deux visions laïques du monde, le sionisme et le nationalisme arabe, a pu se transformer en une véritable guerre de religions ? Celle qui vise l'élimination totale de l'adversaire et pour laquelle le traître (Rabin hier, Sharon encore davantage aujourd'hui) est pire que l'ennemi.
Le fait religieux structure les relations internationales. Maints conflits en sont l'exemple : des rivalités meurtrières dans l'ex-Yougoslavie, à l'opposition entre protestants et catholiques en Irlande du Nord, en passant par les luttes entre les Tamouls hindouistes et les Cinghalais bouddhistes. Les conflits religieux ne peuvent s'expliquer par une simple opposition entre les religions seules (Islam, Catholicisme, Orthodoxie, Hindouisme). Chaque religion est elle-même divisée et en proie à des luttes intestines sous forme de schisme ou de secte. En tant que tel l'intégrisme religieux n'est pas une cause de conflit. Cependant les oppositions religieuses s'ajoutent parfois à d'autres rivalités (sociales, économiques et politiques) pour entraîner un conflit. Contrairement à ce que pourrait nous faire penser l'actualité, l'intégrisme religieux n'est pas une spécialité musulmane. On le retrouve chez des adeptes de toutes les grandes religions et de toutes les grandes idéologies. Il y a aussi des intégristes chrétiens, juifs ou hindous. Ce rapport a pour objet de définir les fondements de l'intégrisme religieux et de montrer, au travers d'un exemple (intégrisme musulman) quelles peuvent être ses manifestations et implications... ...
Comme le souligne brillamment dans son opuscule : Israël-Palestine, une guerre de religion ? rédigé à la suite d'une conférence donnée à la B.N.F Elie Barnavi, ancien ambassadeur d'Israël en France (2000-2002), écrit:
"L'évacuation du religieux hors du champ politique a rendu l'Européen, incapable de concevoir une guerre de religion proprement dite, c'est-à-dire une guerre pour la religion ou, du moins, dont la religion est la principale justification. Or, il faut se rendre à l'évidence, la vraie guerre des religions est revenue."
Professeur d'histoire moderne à l'Université de Tel-Aviv, E. Barnavi s'appuie pour soutenir son analyse sur ses travaux sur les guerres de religion en France ("Guerre des Trois Henri"): __
Selon lui 4 écueils principaux sont à éviter:__
- Penser qu'un conflit religieux n'est qu'un conflit de religions alors même que la "dimension religieuse" n'en n'est qu'une parmi d'autres.__
- Penser que la motivation religieuse n'est qu'un "prétexte" masquant les véritables enjeux politiques, sociaux ou économiques. Les conflits religieux sont de véritables conflits de religion "dans la mesure où l'appartenance religieuse fournit le pôle identitaire des camps en présence et leur idéologie de combat".__
- Chercher dans les Ecritures, quelles qu'elle soient, "l'explication du comportement de leurs fidèles, ici et maintenant". "Traquer Al-Qaïda dans le Coran n'a pas plus de sens que de fouiller dans la Bible pour rendre compte des mobiles de l'assassin d'Yitzak Rabin...'__
- Oublier que les circonstances historiques de la naissance et du développement des systèmes religieux ont largement déterminé leur rapport avec le politique.
Je noterais, à ce stade, une différence radicale entre le Christianisme et les deux autres monothéismes. Le Christianisme s'est développé pour partie sur la distinction spirituelle/temporelle (Rendez à César et...) et celui-ci a pris de l'ampleur dans un état déjà constitué. L'analyse que l’on pourrait faire des autres monothéismes serait un peu longue à rapporter dans ce cadre (opposition sionisme/néo-sionisme méssianique ; fondamontalisme/ intégrisme islamique). Il reste cependant, qu’on se retrouve aujourd'hui, et particulièrement dans les grandes démocraties occidentales face à un renouveau des affrontements religieux: affrontements réels pour lesquels nous ne sommes pas préparés mais voici une partie de sa conclusion :__L'optimisme ?:_
"...Ce n'est pas une question d'analyse scientifique, mais de conviction politique, de valeurs si vous voulez. Car pour exorciser le spectre de la guerre de religion il ne suffit pas de comprendre ces partisans ni même de les mépriser ; il faut les combattre avec la même passion, la même conviction, le même zèle qu'eux. Comme l'histoire du XXème siècle nous l'a appris ou aurait dû nous l'apprendre, la veulerie, même déguisée sous le masque rassurant de la sagesse politique, est la meilleure servante de la barbarie."
Conférence Ahmed BENANI
Lausanne, le 1 juin 2006
Avec quel scalpel faut-il opérer pour en finir avec une des tumeurs les plus malignes de notre temps, celle à l’origine du cancer du Proche –Orient ?
D'espoir de paix en reprises de la violence, de l'assassinat de Rabin à la mort de Yasser Arafat, de la construction du mur à l'évacuation des colonies de la bande de Gaza, de la victoire du Hamas à celle de Kadima le conflit israélo-palestinien peut paraître parfois indépassable, provoquer en France des discussions passionnées, ou lasser.
Aujourd’hui, je vais tâcher de mettre de côté l’approche historique classique, celle également des relations internationales ou de la diplomatie pour aborder ce conflit sous l’angle du relgieux. Ce faisant, je voudrais essayer de comprendre avec vous, comment ce conflit territorial, opposant deux visions laïques du monde, le sionisme et le nationalisme arabe, a pu se transformer en une véritable guerre de religions ? Celle qui vise l'élimination totale de l'adversaire et pour laquelle le traître (Rabin hier, Sharon encore davantage aujourd'hui) est pire que l'ennemi.
Le fait religieux structure les relations internationales. Maints conflits en sont l'exemple : des rivalités meurtrières dans l'ex-Yougoslavie, à l'opposition entre protestants et catholiques en Irlande du Nord, en passant par les luttes entre les Tamouls hindouistes et les Cinghalais bouddhistes. Les conflits religieux ne peuvent s'expliquer par une simple opposition entre les religions seules (Islam, Catholicisme, Orthodoxie, Hindouisme). Chaque religion est elle-même divisée et en proie à des luttes intestines sous forme de schisme ou de secte. En tant que tel l'intégrisme religieux n'est pas une cause de conflit. Cependant les oppositions religieuses s'ajoutent parfois à d'autres rivalités (sociales, économiques et politiques) pour entraîner un conflit. Contrairement à ce que pourrait nous faire penser l'actualité, l'intégrisme religieux n'est pas une spécialité musulmane. On le retrouve chez des adeptes de toutes les grandes religions et de toutes les grandes idéologies. Il y a aussi des intégristes chrétiens, juifs ou hindous. Ce rapport a pour objet de définir les fondements de l'intégrisme religieux et de montrer, au travers d'un exemple (intégrisme musulman) quelles peuvent être ses manifestations et implications... ...
Comme le souligne brillamment dans son opuscule : Israël-Palestine, une guerre de religion ? rédigé à la suite d'une conférence donnée à la B.N.F Elie Barnavi, ancien ambassadeur d'Israël en France (2000-2002), écrit:
"L'évacuation du religieux hors du champ politique a rendu l'Européen, incapable de concevoir une guerre de religion proprement dite, c'est-à-dire une guerre pour la religion ou, du moins, dont la religion est la principale justification. Or, il faut se rendre à l'évidence, la vraie guerre des religions est revenue."
Professeur d'histoire moderne à l'Université de Tel-Aviv, E. Barnavi s'appuie pour soutenir son analyse sur ses travaux sur les guerres de religion en France ("Guerre des Trois Henri"): __
Selon lui 4 écueils principaux sont à éviter:__
- Penser qu'un conflit religieux n'est qu'un conflit de religions alors même que la "dimension religieuse" n'en n'est qu'une parmi d'autres.__
- Penser que la motivation religieuse n'est qu'un "prétexte" masquant les véritables enjeux politiques, sociaux ou économiques. Les conflits religieux sont de véritables conflits de religion "dans la mesure où l'appartenance religieuse fournit le pôle identitaire des camps en présence et leur idéologie de combat".__
- Chercher dans les Ecritures, quelles qu'elle soient, "l'explication du comportement de leurs fidèles, ici et maintenant". "Traquer Al-Qaïda dans le Coran n'a pas plus de sens que de fouiller dans la Bible pour rendre compte des mobiles de l'assassin d'Yitzak Rabin...'__
- Oublier que les circonstances historiques de la naissance et du développement des systèmes religieux ont largement déterminé leur rapport avec le politique.
Je noterais, à ce stade, une différence radicale entre le Christianisme et les deux autres monothéismes. Le Christianisme s'est développé pour partie sur la distinction spirituelle/temporelle (Rendez à César et...) et celui-ci a pris de l'ampleur dans un état déjà constitué. L'analyse que l’on pourrait faire des autres monothéismes serait un peu longue à rapporter dans ce cadre (opposition sionisme/néo-sionisme méssianique ; fondamontalisme/ intégrisme islamique). Il reste cependant, qu’on se retrouve aujourd'hui, et particulièrement dans les grandes démocraties occidentales face à un renouveau des affrontements religieux: affrontements réels pour lesquels nous ne sommes pas préparés mais voici une partie de sa conclusion :__L'optimisme ?:_
"...Ce n'est pas une question d'analyse scientifique, mais de conviction politique, de valeurs si vous voulez. Car pour exorciser le spectre de la guerre de religion il ne suffit pas de comprendre ces partisans ni même de les mépriser ; il faut les combattre avec la même passion, la même conviction, le même zèle qu'eux. Comme l'histoire du XXème siècle nous l'a appris ou aurait dû nous l'apprendre, la veulerie, même déguisée sous le masque rassurant de la sagesse politique, est la meilleure servante de la barbarie."
Du Néo-césaro-papisme
Université Libre de Bruxelles
ULB
Colloque de Bruxelles
Jeudi 7 juin 2007
Ahmed BENANI
Université de Lausanne
Ahmed.Benani@unil.ch
Texte soumis
« Je ne vous empêche pas d’adorer vos pierres, mais ne les jetez pas sur moi »
(Dr. Wafa Sultan, psychiatre américaine d’origine syrienne, lors d’un débat sur al-Jazeera avec le Dr. Ibrahim al-Khouli, professeur égyptien d’études religieuses, 21 février 2006 ; cité in Elie Barnavi « Les religions meurtrières ». Flammarion 2006)
Mesdames, Messieurs, Chers collègues, chers amis,
En nous invitant à réfléchir sur :
« Les projets dits de « remodelage » des Etats et des sociétés de du Moyen-Orient qui viennent les remettre en question.
.- En précisant, pour reprendre vos propres termes, que ces « dynamiques de dislocation et de déconstruction touchent en leur fondement même les équilibres très complexes de communautés humaines dont la vie commune a été forgée par le mouvement de l’Histoire ».
.- « En concluant enfin, que dans ce cadre, les relations internationales de cette région dépendront de la manière dont les équilibres seront forgés et de la manière dont les acteurs internationaux , en particulier l'UE se positionneront dans cette "architecture" future ».
Les questions centrales que vous nous posez, que nous nous posons , du type :
- Quels sont les changements qui touchent la région? Quels sont les enjeux économiques qui conditionnent les relations inter et intra régionales?
- Quelles sont les perspectives d’avenir qui s’offrent à ces communautés humaines et à leur mode d’organisation politique et sociétal ?
- Quelles sont les perspectives politiques?
Je vous accorde bien volontiers que ces questions sont fondamentales et pertinentes, mais elles gagneraient davantage en sens et en profondeur si elles étaient examinées aussi et, surtout dirais-je, sous l’angle du religieux.
Plus précisément, je voudrais que nous réfléchissions ensemble aux racines anthropologiques qui sous-tendent nos perceptions des problématiques que je viens d’énumérer et qui sont au centre de ce colloque.
En citant Régis Debray, « Il est temps de désarmer Dieu », je voudrais, comme lui, rappeler que l’imbrication du divin et du sanglant ne date pas d’hier. En axant ainsi ma réflexion sur la violence et son articulation avec la ou les religions, mon approche relève pour l’essentiel de l’anthropologie politique et je vais la présenter à partir de deux thématiques ; a)le néo-césaro-papisme ; b) pouvoir, religion et violence.
1.- Du Néo-césaro-papisme
La formule est de Laurent Laplante (dans un texte de 2003 édité au Québec), son auteur est le premier à reconnaître que l'expression est horrible. Le césaro-papisme, c'est la confusion entre le domaine de César et celui du pape, entre le champ dévolu au pouvoir civil et celui sur lequel tente de régner l'autorité religieuse.
Je veux bien reconnaître qu’à partir des Lumières, de la modernité politique que dans bon nombre de sociétés, les élites, les acteurs civils ou politiques ont fini par provoquer une séparation, puis une coexistence faite de respect mutuel et de réalisme entre l'État civil et la référence religieuse. Sauf que, et l’Histoire nous le montre bien aujourd’hui, cela n'est pas acquis à jamais.
C’est dans ce sens que j’utilise ce néologisme, le néo-césaro-papisme, pour affirmer qu’à l’échelle mondiale on constate une dynamique moderne des croyances religieuses pour reconquérir la primauté et infléchir la gouvernance civile (du courant évangélique aux Etats-Unis, en passant par les divers islamistes à l’œuvre dans l’espace arabo-musulman). À mes yeux, cet effort, pour dispersé et multiforme qu'il soit, est observable dans plusieurs aires culturelles. Et est sujet à inquiétude.
Les motifs d'inquiétude s’expriment dans des pays aussi différents qu'Israël et l'Iran. Dans les deux cas, en effet, la démocratie de surface est tenue en laisse par les constantes intrusions de l'exégèse religieuse dans le domaine civil. Les Iraniens peuvent élire des réformistes ou de radicaux, mais les décisions des représentants du peuple sont systématiquement remises en question par une véritable cour d'appel religieuse, ou le shadow cabinet, lieu du pouvoir réel, celui du guide suprême, l’Aytollah Ali Khameney qui use de son emprise (réelle ou supposée) sur les consciences pour anesthésier la volonté démocratique.
En Israël, c'est à la bible que l'on recourt pour juger nulles et non avenues les conventions internationales ou les résolutions de l'ONU. Parce que Jérusalem est mentionnée fréquemment dans la bible et rarement dans le coran, preuve est faite du droit israélien de réduire implacablement les parcelles de territoire palestinien. Et par le seul référent religieux, décréter depuis 1981 que Jérusalem et la capitale éternelle de l’Etat hébreux.
Dans nombre de cas, c'est un prophète ou un texte présumé infaillible qui dicte sa conduite à l'État. Le plus souvent, c'est à une rédaction anachronique que l'on confie l'arbitrage de litiges terriblement modernes. Il est vrai que plusieurs des sociétés qui soumettent ainsi les humains à des codes inamovibles n'ont jamais abandonné le césaro-papisme et ont toujours identifié pouvoir civil et pouvoir religieux; il n'en demeure pas moins que l'offensive religieuse connaît un regain de combativité en terre islamique et que ce n'est pas César qui y gagne.
En terre américaine non plus, la propension à placer l'État sous la coupe d'un Dieu hyper-patriotique n'est pas récente. George W. Bush brandit plus souvent que d'autres la caution aveugle que le Très-Haut lui accorde, mais il n'est ni le seul ni le premier à le faire. Peut-être cependant est-il, ce qui n'a rien de rassurant, l'un des premiers à se croire sincèrement mandaté par Dieu et l'un des plus ardents à privilégier dans ses décisions politiques celles qui découlent de sa foi. Chose certaine, on songe à certaines figures évangéliques parmi les moins sympathiques quand on entend le président américain et ses proches semoncer la planète : « Je te rends grâce, Seigneur, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes... » Comment, en effet, ne pas évoquer le pharisaïsme et son allergie au miroir honnête quand la Maison-Blanche se place au-dessus des lois internationales, mais entend y soumettre l'Iran ou la Corée du Nord? Peuple élu ou « manifest destiny », y a-t-il différence? Soumission de tous les peuples au dieu que l'on s'est approprié ou liquidation de la démocratie et des valeurs communes à l'humanité, y a-t-il différence?
Si ce néo-césaro-papisme n'est pas pure création de ma paranoïa, la bataille pour la préservation et l'épanouissement de l'humanisme est mal engagée. D'une part, parce que nous n'avons pas suffisamment pris conscience d'un déplacement du pouvoir politique au profit de credos religieux. D'autre part, parce que le transfert du pouvoir vers des lieux étrangers à la démocratie rend hautement improbable le rétablissement de règles universelles et la coexistence sereine des différences. Le credo religieux est, en effet, souvent imperméable à la négociation, à la souplesse, à l'évolution. On voit mal, en termes concrets, comment la planète pourrait revigorer l'ONU si les absolus religieux de l'islam, du Vatican, d'Israël et des États-Unis importent plus que ce que les peuples ont en commun.
Par un étrange paradoxe, notre époque, si souvent qualifiée d'amorale et d'athée du moins dans l’espace de l’Europe , fait présentement la part un peu trop belle à des convictions qui, respectables en elles-mêmes, induisent en erreur et favorisent l'atomisation sociale si elles exigent de César qu'il s'agenouille devant un pape ou un prophète.
S’il fallait absolument que je nuance mon propos au sujet du néo-césaro-papaisme, je ferais un petit détour rapide par deux penseurs français dans ce que je qualifierai d’un faux désaccord ou une interprétation non exclusive l’une de l’autre, il s’agit de Marcel Gauchet et de Régis Debray. Qui dans leur thèse montrent bien, sans l’admettre explicitement la récurrence du néo-césaro-papisme.
Pour Gauchet : l’exacerbation du sentiment religieux n’est qu’une riposte identitaire à la modernité. Le fondamentalisme notamment, tout en donnant l’impression d’être du côté de la tradition, ne fait qu’achever l’avènement de l’individu et participe ainsi à la sortie du religieux qu’il combat. La communauté traditionnelle est destituée au nom de la conviction personnelle. Par conséquent, les « retours du religieux » ne peuvent être à ses yeux assimilés à un retour de la religion : « ils procèdent davantage d’une adaptation de la croyance aux conditions modernes de la vie sociale et personnelle. L’activation de la foi pourrait bien avoir pour rôle véritable, dans ce cas, de fabriquer de l’individu à partir de son contraire, la tradition. Elle substitue l’ordre de la conviction personnelle à l’empire de la coutume et de la communauté »
Quant à Debray : l’ « exception européenne » ne présage d’aucune évolution nécessaire, comme le montre le retour de la problématique religieuse du sens dans notre société. Il s’agirait plutôt d’une période de transition, comparable au III ème hellénistique précédant l’avènement d’une nouvelle transcendance, chrétienne en l’occurrence. D’autre part, les identités d’appartenance sont forcément des identités religieuses. Enfin la montée du fondamentalisme est la preuve même que le religieux redevient structurant. (L’exemple du kamikaze lui sert à contester la prégnance de l’individualisme européen sur d’autres cultures : volonté au contraire de fusion dans le groupe.)
J’en arrive ainsi au cœur de ma démonstration sur la prégnance du religieux en abordant l’articulation pouvoir, violence et religion
2.- Du pouvoir de la violence et des religions
Partons ici de l’hypothèse que notre passé commun, de part et d’autre de la Méditerranée, nous a rendus à la fois proches et étrangers. Nous nous sommes alternativement envahis et agressés; nous avons commercé et nous nous sommes enrichis; nous avons mêlé nos populations et nos cultures par la colonisation et par l’immigration. Tous ces contacts laissent des traces dans la mémoire et dans l’imaginaire.
Si le cadre d’une communication de colloque ou de cet Atelier ne nous permet pas d’aller très profondément dans l’analyse, du moins voudrions-nous commencer à nous interroger sur cette histoire en miroir qui est la nôtre. Peut-être alors comprendrons-nous comment des événements et des notions aussi connotées que “Croisades, religion, guerre sainte, guerre juste, invasions…” influent sur notre perception de l’Autre.
Qu’on nous permette de limiter notre réflexion à deux thèmes. Celui de l’invasion/immigration d’une part et celui de la religion/violence d’autre part.
3.1- Invasion/immigration
Les discours du Nord sur l’immigration portent souvent la trace du souvenir des invasions ottomanes et de l’occupation arabe d’une partie du Sud de l’Europe. Malgré toutes les statistiques rassurantes, en dépit du fait que les mouvements migratoires touchent d’abord les pays du Sud eux-mêmes, tout un imaginaire européen dépeint l’arrivée des immigrés du Sud sous les traits de hordes d’autant plus dangereuses qu’elles rappellent les attaques barbaresques. A la crainte rationnelle de ne pas savoir intégrer et accueillir des populations nouvelles se substitue le soupçon que ces “hordes” sont animées d’une volonté délibérée de nuire à l’Europe. Ainsi se développe un racisme anti-arabe et anti-musulman, conforté par les crises internationales, l’expansion de l’islamisme radical et la peur du terrorisme. La boucle se trouve rapidement bouclée: l'immigration venue du Sud est perçue comme inassimilable, dangereuse, hostile. Le discours d’extrême-droite le plus radical en appelle alors aux ancêtres mythiques, tel “Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers.” On notera que la peur du monde musulman occupe ainsi la place du communisme dans les années cinquante. L’invasion rampante et hostile constitue donc le mythe sous-jacent de l’immigration.
Les pays du Sud ne sont pas en reste. Le discours hostile à la mondialisation, se focalisant sur la critique de l’hégémonie culturelle et économique de l’Occident, traduit pour sa part la peur de voir l’identité culturelle et religieuse balayée par la diffusion massive de concepts venus du Nord. A ‘l’invasion des populations du Sud’ répond, en miroir, ‘l’invasion des valeurs du Nord’. Le discours islamiste anti-occidental rejoint aujourd’hui en partie le discours des luttes de libération nationale et de l’idéologie nationaliste arabe des années cinquante et soixante. L’expérience de la colonisation, avec son cortège d’institutions politiques, sociales et culturelles imposées aux colonisés, a apporté en son temps une justification historique et théorique à ce refus de l’invasion culturelle. Mais la colonisation ne faisait elle-même que raviver le souvenir des Croisades. Aujourd’hui, le souvenir des invasions ottomanes et arabo-berbères, celui des Croisades et de la colonisation bloquent la réflexion rationnelle sur l’acculturation et la fertilisation croisée des valeurs et des institutions.
Comme le souligne Mohamed Arkoun: “Depuis 1945 (…) les termes Islam et Occident ont polarisé un intense travail de construction imaginaire de l’Autre. A la diabolisation islamique et arabo-islamique de l’Occident répond, dans une dialectique polémologique la construction imaginaire de l’ennemi
Dans ce contexte, le Sud semble plus profondément touché dans la mesure où la recherche historique y est nettement moins développée qu’au Nord de la Méditerranée. Au Proche Orient, comme le souligne Georges Corm, les modèles de l’imaginaire collectif restent figés dans un passé de gloires et de souffrances, idéalisées ou mythologisées; il n’y a d’avenir que dans un retour aux grandeurs perdues… Le Proche Orient s’est enfermé dans un modèle de “temporalité régressive”.
Nous sommes ici au coeur de ce que Mohamed Arkoun appelle le passage de la mytho-histoire à la mytho-idéologie. Les faits historiques, réels, sont transfigurés, interprétés en mythes fondateurs, transformés en représentations idéalisées qui finissent par imposer leur signification au passé, mais aussi à interpréter le présent et à orienter le futur. Devenues mytho-idéologies, ces constructions intellectuelles résistent à l’analyse historique critique. De là vient cette incompréhension lorsque nous opposons nos visions mutuelles du monde. Pour l’Occident, la page de la colonisation et celle des Croisades est définitivement tournée. Pour le monde arabe, elle continue à donner sens à des événements aussi divers que les deux guerres du Golfe, la création de l’Etat d’Israël ou encore la domination du modèle libéral américain dans la mondialisation économique et culturelle.
3-2- .Religon, pouvoir, violence
Cette prégnance de la mytho-idéologie se retrouve également dans la façon dont le sacré s’articule sur le pouvoir et la violence.
Afin de clarifier les termes du débat, nous proposons une réflexion en deux temps: le premier concerne les concepts de laïcité et de sécularisation ; le second le rapport entre religion et violence.
L’abondante littérature sur l’Islam née sur les décombres des attentats de septembre 2001 n’engage le plus souvent qu’un dialogue de sourds, quand il ne réactive pas les fantasmes les plus méprisables et les plus racistes. L’obsession occidentale de voir en une religion, l’Islam, la source principale de la violence et de l’obscurantisme, sans s’interroger davantage sur les conditions économiques, politiques et sociales, en dit long sur notre difficulté partagée à réaliser les conditions d’une véritable sécularité. Mais que signifie exactement ce concept?
A la suite du mouvement des Lumières, les Etats occidentaux modernes se sont institués en séparant la sphère religieuse de la sphère politique. Cette séparation a pris des formes différentes selon les cas, en fonction de chaque histoire particulière. La France, longtemps considérée comme “la fille aînée de l’Eglise” a opéré au début du XXème siècle une séparation d’autant plus rigoureuse que les forces anti-républicaines étaient alors majoritairement catholiques. Il n’empêche que la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui fait partie intégrante de la Constitution de la Vème République, est toujours placée sous les auspices de l’Etre Suprême. En Angleterre, la reine est encore aujourd’hui le chef de l’Eglise anglicane. En Allemagne, l’Etat est religieusement neutre, ce qui n’empêche pas la coopération entre lui et les Eglises sur certains sujets, en particulier dans le domaine de l’éducation. Dans chaque cas, le rapport entre l’Etat, la société et la religion ou les religions dominantes, prend des formes institutionnelles particulières qui n’ont pas de rapport direct avec la persistance ou non de la ferveur religieuse des fidèles. En Europe comme aux Etats Unis les valeurs religieuses ont joué et jouent toujours un rôle politique et social et participent à la modernité. Cependant ce n’est pas la religion qui dicte sa loi au politique. Sans doute conviendrait-il alors de distinguer entre la sécularisation -désacralisation objective de l’activité politique et sociale- et la laïcisation entendue comme un phénomène plus subjectif et idéologique qui entraîne une mise en question des valeurs religieuses en tant que telles.
Dans les pays du Maghreb et du Machrek, le concept de laïcité en tant que tel n’a pas de sens, ce qui ne signifie pas pour autant que l’attachement à l’Islam soit par nature anti-moderne. De fait, comme le souligne Burhan Galioun, l’Islam a été pour les pays arabes et musulmans tour à tour le support d’une identité nationale ou communautaire face à la colonisation ou à l’agression étrangère, la première source de légitimation des transformations sociales modernes pour devenir aujourd’hui l’expression des frustrations et des revendications de masses laissées pour compte ou marginalisées par leur propre régime.
Quel lien une religion monothéiste entretient-elle avec la violence? Comment intervient-elle dans l’élaboration des concepts de “guerre sainte” (croisade, Jihad) et de “guerre juste”? Comment est-elle instrumentalisée par le pouvoir politique? Poser la question revient à analyser la place de la religion dans la société, et donc les conditions historiques, politiques et sociales dans lesquelles elle évolue. Car le Texte sacré ne parle jamais tout seul; il est toujours interprété.
Il est donc assez vain de se demander si le Coran prêche la violence et la religion chrétienne l’amour ou l’inverse. L’important, comme le souligne Olivier Roy, est moins ce que dit le Coran que ce que les Musulmans disent du Coran. La lecture du même Evangile a nourri en Europe, et au même moment, la douceur miséricordieuse de Saint François d’Assise et la violence inquisitoriale de Saint Dominique. La violence, sous la forme sacrificielle, fait partie de la religion mais elle y assume souvent un rôle cathartique. La justification de la guerre relève pour sa part avant tout du politique. L’historien Jean Flori montre bien comment le christianisme, viscéralement réfractaire à la violence et à la guerre, a mis onze siècles pour accomplir une révolution doctrinale radicale l’amenant à justifier la guerre sainte des Croisades et à sanctifier le “moine soldat”. La guerre défensive a d’abord été une nécessité pour protéger l’empire devenu chrétien. Puis l’implication toujours plus grande de la papauté dans les affaires temporelles, celle de l’Eglise dans la société, amenèrent progressivement l’idée que la guerre pouvait être justifiée, puis juste, enfin sainte lorsqu’ils s’agissait de défendre des Lieux Saints. A la fin du XIème siècle, Jihad et guerre sainte se sont ainsi rencontrés dans la même sacralisation de la guerre. Dans les siècles suivants, les guerres dites de religion verront s’opposer les Chrétiens entre eux, pour la plus grande angoisse d’Erasme. Maintenant que l’Eglise n’assure plus de pouvoir temporel, elle délivre un message résolument pacifique.
Lorsque les Islamistes font un usage politique et violent de l’Islam, ils utilisent à leurs propres fins et sans médiation critique un matériel historique particulier. Ils sont aidés en cela par l’écroulement des idéologies nationalistes et socialistes de ces dernières décennies. La religion occupe ainsi le vide idéologique laissé par les millénarismes messianiques laïcs. Il y a donc urgence à sortir de cette vision a-historique de l’Islam, tant pour l’Occident, prompt à chercher dans le Coran la justification de ses peurs, que pour les pays musulmans où certains s’épuisent aujourd’hui à démontrer l’inanité théologique des thèses extrémistes de Ben Laden. Il faut mener une réflexion sur le fait religieux, saisi dans sa dimension anthropologique et politique, plus que sur le texte religieux lui-même. En effet la violence est constitutive de tout mouvement millénariste, proposant à ses adeptes la venue du Salut, sur cette Terre et/ou aux Cieux. En ce sens, Georges Corm rejoint Mohamed Arkoun lorsqu’il dénonce la persistance du religieux et de l’eschatologique dans les théories occidentales modernes les plus laïques en apparence. La thématique du Salut n’est pas réservée aux seules religions révélées. Elle a été et est toujours un puissant moteur idéologique et moral dans la vision que les Etats Unis ont d’eux-mêmes et de leur mission dans le monde. Elle a déterminé la vision eschatologique de la fin de l’histoire, au XIXème siècle par la Science, aujourd’hui par le triomphe de la démocratie et du libéralisme économique.
Cet Atelier voudrait donc être le lieu d’un débat qui nous permettrait de sortir de l’impasse de ces mytho-idéologies, de reconnaître dans les questions du présent les perceptions induites par notre histoire.
(Je ne m’attarderai pas sur l’exemple que nous donne Laplante à propos du Canada, où le débat au sujet des mariages entre homosexuels a pris une étonnante ampleur. (Certes, la sérénité est rarement au poste quand la discussion aborde des thèmes sur lesquels nul ne peut prétendre à l'objectivité, mais dont chacun prétend traiter avec compétence. Bourdieu obtient ainsi une autre confirmation de sa thèse : c'est en matière morale ou éthique que les sondages révèlent le plus petit pourcentage de NSP (ne sait pas). Cela dit, l'intention gouvernementale d'aligner la définition du mariage sur une charte qui interdit diverses formes de discrimination a provoqué dans plusieurs hiérarchies religieuses une mobilisation qu'on avait rarement observée depuis la déconfessionnalisation des écoles ou des syndicats. On a même eu droit, de la part d'un cardinal québécois, à des évocations apocalyptiques : du mariage entre homosexuels, on risquait de passer à l'approbation de l'inceste... Même s'il est certain qu'en ébranlant la définition traditionnelle du mariage on ne sait pas trop quelle onde de choc on lance dans l'organisation sociale, rien ne justifie pareil abus de langage.)
D'excès en excès, on en arrive à exiger des élus rattachés à une foi religieuse qu'ils votent selon les voeux de leur clergé. Comme on en arrive à suggérer que le prochain député soit choisi non pas en fonction de ses convictions globales, mais selon son vote sur le mariage entre homosexuels. Sur cette lancée, on ne rend plus à César ce qui appartient à César.)
(On déformerait ma pensée si l'on me convertissait en fanatique antireligieux. La foi occupe suffisamment d'espace dans l'histoire humaine et elle a suscité assez de dévouements pour mériter et obtenir le respect. Dans cet esprit, lorsqu'elle tente de se définir comme projet ou comme idée, l'Europe est bien obligée de s'avouer redevable à la foi de plusieurs de ses valeurs essentielles. De ce fait ne découle cependant pas que la foi doive se substituer comme cadre ou référence suprême à la volonté des humains. Le croyant a droit à son espace; il n'a pas le droit de régenter l'espace de tous.)
4 Par “nous”, nous entendons ici principalement les pays riverains de la Méditerranée mais nous devons bien sûr inclure aussi les Etats-Unis. Leur situation est ici particulière, dans la mesure où leur rôle comme acteur majeur de la sécurité en méditerranée est plus récent. Leur rapport historique à la Méditerranée est donc différent mais reste un facteur déterminant de la perception de la sécurité.
6 Mohamed Arkoun et Joseph Maïla, De Manhattan à Baghdad. Au-delà du Bien et du Mal, Desclée de Brouwer, Paris, 2003, p. 23.
7 cf. Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, 1956-2003, Gallimard-Folio, Paris, 2003.
8 Mohamed Arkoun et Joseph Maïla, op. cit.
9 cf. Oriana Fallaci, La Rage et l’orgueil, Plon, Paris, 2002.
17
10 cf. Burhan Ghalioun. Voir en particulier, Le malaise arabe, l’Etat contre la nation, L’Harmattan, Paris, 1991 et Islam et politique, la modernité trahie, Editions la Découverte, Paris, 1997.
11 Voir le rôle joué par les Ulémas rénovateurs et la tradition de l’Islâh impulsée par Jamal Eddin al-Afghani in Maurice Borrmans, Dialogue islamo-chrétien à temps et contretemps. Editions Saint-Paul, Versailles, 2002.
18
12 Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Editions du Seuil, Paris, 2002.
13 Jean Flori, Guerre sainte, Jihad, Croisade, Editions du Seuil, Paris, 2002.
14 Erasme, Plaidoyer pour la paix persécutée. Dans ce texte, publié en 1517, Erasme défend l’idée que si les hommes font la guerre, malgré leur religion, c’est au fond parce qu’ils aiment cela plus que tout. On y trouve aussi l’idée que la guerre entre Chrétiens est doublement haïssable: “Encore, dit-il, s’il s’agissait d’aller faire la guerre aux Turcs….”
15 cf. les prises de position de l’Eglise catholique lors de la dernière intervention en Irak.
19
extrémistes de Ben Laden16. Il faut mener une réflexion sur le fait religieux, saisi dans sa dimension anthropologique et politique, plus que sur le texte religieux lui-même17. En effet la violence est constitutive de tout mouvement millénariste, proposant à ses adeptes la venue du Salut, sur cette Terre et/ou aux Cieux. En ce sens, Georges Corm rejoint Mohamed Arkoun lorsqu’il dénonce la persistance du religieux et de l’eschatologique dans les théories occidentales modernes les plus laïques en apparence. La thématique du Salut n’est pas réservée aux seules religions révélées. Elle a été et est toujours un puissant moteur idéologique et moral dans la vision que les Etats Unis ont d’eux-mêmes et de leur mission dans le monde18. Elle a déterminé la vision eschatologique de la fin de l’histoire, au XIXème siècle par la Science, aujourd’hui par le triomphe de la démocratie et du libéralisme économique19.
Cet Atelier voudrait donc être le lieu d’un débat qui nous permettrait de sortir de l’impasse de ces mytho-idéologies, de reconnaître dans les questions de sécurité du présent les perceptions induites par notre histoire.
16 Pour une analyse de l’idéologie politique de Al-Qaeda voir l’article de Maha Azzam, “Al Qaeda, the Misunderstood Wahhabi Connection and the Ideology of Violence”, RIIA, Middle-East Programme, Briefing Paper 1, London, 2003.
17 Bien entendu, cela n’enlève nullement son importance au dialogue des religions, toujours utile pour le rapprochement des peuples.
18 C’est le thème de “l’exceptionnalisme américain” qui peut s’incarner selon deux modèles: celui de la Terre Promise, libre et républicaine, à préserver ou celui de la Croisade pour la civilisation et la démocratie. Pour une analyse de ces notions, voir Pierre Hassner et Justin Vaïsse, Washington et le monde – Dilemmes d’une superpuissance. Editions Autrement, Paris, 2003
19 Georges Corm, Orient-Occident: la fracture imaginaire. Editions La Découverte, Paris, 2002.
Aujourd’hui, je vais tâcher de mettre de côté l’approche historique classique, celle également des relations internationales ou de la diplomatie pour aborder ce conflit sous l’angle du relgieux. Ce faisant, je voudrais essayer de comprendre avec vous, comment ce conflit territorial, opposant deux visions laïques du monde, le sionisme et le nationalisme arabe, a pu se transformer en une véritable guerre de religions ? Celle qui vise l'élimination totale de l'adversaire et pour laquelle le traître (Rabin hier, Sharon encore davantage aujourd'hui) est pire que l'ennemi.
Le fait religieux structure les relations internationales. Maints conflits en sont l'exemple : des rivalités meurtrières dans l'ex-Yougoslavie, à l'opposition entre protestants et catholiques en Irlande du Nord, en passant par les luttes entre les Tamouls hindouistes et les Cinghalais bouddhistes. Les conflits religieux ne peuvent s'expliquer par une simple opposition entre les religions seules (Islam, Catholicisme, Orthodoxie, Hindouisme). Chaque religion est elle-même divisée et en proie à des luttes intestines sous forme de schisme ou de secte. En tant que tel l'intégrisme religieux n'est pas une cause de conflit. Cependant les oppositions religieuses s'ajoutent parfois à d'autres rivalités (sociales, économiques et politiques) pour entraîner un conflit. Contrairement à ce que pourrait nous faire penser l'actualité, l'intégrisme religieux n'est pas une spécialité musulmane. On le retrouve chez des adeptes de toutes les grandes religions et de toutes les grandes idéologies. Il y a aussi des intégristes chrétiens, juifs ou hindous. Ce rapport a pour objet de définir les fondements de l'intégrisme religieux et de montrer, au travers d'un exemple (intégrisme musulman) quelles peuvent être ses manifestations et implications... ...
Comme le souligne brillamment dans son opuscule : Israël-Palestine, une guerre de religion ? rédigé à la suite d'une conférence donnée à la B.N.F Elie Barnavi, ancien ambassadeur d'Israël en France (2000-2002), écrit:
"L'évacuation du religieux hors du champ politique a rendu l'Européen, incapable de concevoir une guerre de religion proprement dite, c'est-à-dire une guerre pour la religion ou, du moins, dont la religion est la principale justification. Or, il faut se rendre à l'évidence, la vraie guerre des religions est revenue."
Professeur d'histoire moderne à l'Université de Tel-Aviv, E. Barnavi s'appuie pour soutenir son analyse sur ses travaux sur les guerres de religion en France ("Guerre des Trois Henri"): __
Selon lui 4 écueils principaux sont à éviter:__
- Penser qu'un conflit religieux n'est qu'un conflit de religions alors même que la "dimension religieuse" n'en n'est qu'une parmi d'autres.__
- Penser que la motivation religieuse n'est qu'un "prétexte" masquant les véritables enjeux politiques, sociaux ou économiques. Les conflits religieux sont de véritables conflits de religion "dans la mesure où l'appartenance religieuse fournit le pôle identitaire des camps en présence et leur idéologie de combat".__
- Chercher dans les Ecritures, quelles qu'elle soient, "l'explication du comportement de leurs fidèles, ici et maintenant". "Traquer Al-Qaïda dans le Coran n'a pas plus de sens que de fouiller dans la Bible pour rendre compte des mobiles de l'assassin d'Yitzak Rabin...'__
- Oublier que les circonstances historiques de la naissance et du développement des systèmes religieux ont largement déterminé leur rapport avec le politique.
Je noterais, à ce stade, une différence radicale entre le Christianisme et les deux autres monothéismes. Le Christianisme s'est développé pour partie sur la distinction spirituelle/temporelle (Rendez à César et...) et celui-ci a pris de l'ampleur dans un état déjà constitué. L'analyse que l’on pourrait faire des autres monothéismes serait un peu longue à rapporter dans ce cadre (opposition sionisme/néo-sionisme méssianique ; fondamontalisme/ intégrisme islamique). Il reste cependant, qu’on se retrouve aujourd'hui, et particulièrement dans les grandes démocraties occidentales face à un renouveau des affrontements religieux: affrontements réels pour lesquels nous ne sommes pas préparés mais voici une partie de sa conclusion :__L'optimisme ?:_
"...Ce n'est pas une question d'analyse scientifique, mais de conviction politique, de valeurs si vous voulez. Car pour exorciser le spectre de la guerre de religion il ne suffit pas de comprendre ces partisans ni même de les mépriser ; il faut les combattre avec la même passion, la même conviction, le même zèle qu'eux. Comme l'histoire du XXème siècle nous l'a appris ou aurait dû nous l'apprendre, la veulerie, même déguisée sous le masque rassurant de la sagesse politique, est la meilleure servante de la barbarie."
RÉFÉRENCES :
• Mon Dieu est plus fort que le tien, Dixit Laurent Laplante, 7 avril 2003.
• Iran : réforme, révolution ou résignation?, Rapport d'information, Commission des Affaires économiques, Sénat (France), juillet 2003.
• Manifest Destiny, From Revolution to Reconstruction, Université de Groningen, Pays-Bas.
• Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil - Renvoi devant la Cour suprême du Canada, Ministère de la Justice, 17 juillet 2003.
• Déclaration de la CECC sur l’avant-projet de loi fédéral sur le mariage, 17 juillet 2003 (en anglais).
• « Le mariage dans les circonstances actuelles », Message de la Conférence des évêques catholiques du Canada, 10 septembre 2003.
• Mariage gai: les évêques montent aux barricades, Radio-Canada, 10 septembre 2003.
• Paul Martin pourrait modifier l'approche sur les mariages gais, Presse canadienne, 18 septembre 2003.
• Les pages Bourdieu
• Jacques Grand'Maison
CECID-IS-ULB
Avec la collaboration de EGMONT
Journée d'études sur les Enjeux et les perspectives des relations futures entre l'Europe et le Moyen-Orient :
Pistes de réflexions et d'actions
7 juin 2007
Salle Dupréel
Institut de Sociologie-ULB
Problématique
Le monde arabe, et plus généralement la région dite du Moyen-Orient, ses pays, ses sociétés, ses Etats et ses peuples se trouvent confrontés aujourd’hui à un moment crucial de leur histoire.
Les équilibres politiques nés des accords de Yalta après la Deuxième Guerre mondiale se sont trouvés pulvérisés avec l’effondrement du système des blocs. L’invasion et l’occupation de l’Irak a provoqué une onde de choc qui fragilise encore plus les équilibres instables nés des
conséquences de la Première Guerre mondiale, et des accords Sykes-Picot . Les projets dits de « remodelage » des Etats et des sociétés de cette région viennent les remettre en question.
Ces dynamiques de dislocation et de déconstruction touchent en leur fondement même les équilibres très complexes de communautés humaines dont la vie commune a été forgée par le mouvement de l’Histoire. Dans ce cadre, les relations internationales de cette région
dépendront de la manière dont les équilibres seront forgés et de la manière dont les acteurs internationaux , en particulier l'UE se positionneront dans cette "architecture" future.
Quels sont les changements qui touchent la région? Quels sont les enjeux économiques qui conditionnent les relations inter et intra régionales?
Quelles sont les perspectives d’avenir qui s’offrent à ces communautés humaines et à leur mode d’organisation politique et sociétal ?
Quelles sont les perspectives politiques?
Objectifs de la journée d'études :
Cette journée vise deux objectifs informatif et pratique.
Le premier est celui d'informer les acteurs qui interviennent au niveau des relations avec le Moyen-orient et au delà les chercheurs intéressés aux relations internationales sur les changements qui touchent le Moyen-Orient.
Le second objectif qui est aussi l’objectif principal de cette journée d'études est de contribuer à une réflexion sur les perspectives d'avenir au Moyen-Orient en ce concentrant en particulier sur les scénarios politiques possibles, de manière à procurer aux acteurs européens et en
particulier aux acteurs belges des pistes de réflexion pour les relations futures.
Violence
Sujet de l'intervention de 10 minutes du débat: Les religions monothéistes sont-elles violentes? 25 février 1997
Qusetion incongrue à plus d'un titre
Plan
1 Redéfinir la violence: symbolique physique etc
2 Violence du monothéisme contre celle du polythéisme
3 Violence du christianisme sur le judaïsme
4 Violence induite par la question du déicisme
5 Violence du génocide etc.
6 Violence de la chrétienté contre l'Islam (croisades)
7 Violence coloniale (islam, Europe, Israêl)
8 Violence de l'Islam La sourate de l'épée (sourate siif)
l''islam est désormais la religion de plsieurs millions de citoyens européens. On est donc amenés à parler naturellement d'islam européen. Continuer à l'associer à l'altérité exotique ou tout sipmplement à l'étranger revient donc à l'ériger en curiosité, en étrangeté ou tout simplement une icongruité
l'importance et la permanence des préjugés anne-Marie DELCAMBRE PP39 ET S
A cet égard. considérer que les mouvements politico-religieux sont d'abord des mouvements religieux instrumentalisant le politique à des fins de resacralisation de l'espace public ou, à l'inverse, des mouvements d'abord politiques instrumentalisant le religieux à des fins de conquête de pouvoir conduit à une impasse. Ne faudrait-il pas plutôt les considérer comme des mouvements visant en même temps le pouvoir et la resacralisation de l'espace public et dont la caractéristique serait dès lors qu'ils ne concevraient le pouvoir que dans et par la référence au religieux et vice-versa? "Ces mouvements, édifiés, pour faire bref, sur le double échec du nationalisme et du communisme, référés l'un et l'autre à une modernité occidentale dont la version libérale est simultanément fantasmée, désirée et rejetée, sont avant tout des indicateurs d'une remise en circulation qui, tout en permettant de dire et (jusqu'à un certain point) de dépasser un sentiment de frustration, traduiraient le contraire de ce qu'ils prétendent mettre en scène: loin de témoigner d'une "retour du religieux", ils attesteraient son effacement, en pointant un vide, un déficit du politique à ce point présent, massif et cruel que manqueraient même les mots politiques qui permettraient de le dire. D'où ~e recours au religieux, comme registre du discours, corme langage" 2,
Il faut également se garder de penser qu'ils remplissent partout les mêmes fonctions et qu'ils viennent combler le même vide. A cet égard, les emplois du référent "islam" ne revêtent pas la même signification sur la rive nord et sur la rive sud de la Méditerranée. A l'heure où la crise algérienne atteint l'hexagone et où se déploie le dispositif Vigipirate, le parcours de Khaled Kelkal ou d'autres semble fournir des arguments à ceux qui pensent que les mêmes causes engendrent les mêmes effets dans les banlieues de Lyon, de Paris ou d'Alger. Ces épisodes ne sont pourtant pas les arbres masquant une forêt d'intégristes tapis dans nos banlieues pour y fomenter de vastes plans de déstabilisation. Etre musulman, ou simplement perçu comme tel, vous met aujourd'hui en position d'accusé voire de hors-la-loi. Pour éviter une telle dérive, il faut cesser de lire l'islam de France au regard des convulsions politiques du monde arabe en général et de l'Algérie en particulier. Il n'existe pas à ce jour d'enrôlement méthodique et organisé de la jeunesse musulmane des banlieues dans une lutte politique orientée contre l'État français. Le doute, implicite ou larvé, jeté actuellement sur son loyalisme et son civisme par les pompiers pyromanes de nos médias, ne peut que nourrir a contrario les tentations de repli voire de radicalisation de certains, lassés de cette mise en accusation systématique.
L'islam est désormais la religion de près de deux millions de citoyens français. Continuer à l'associer à l'étranger revient à l'ériger en étrangeté voire en incongruité. Le plaquage de la situation internationale sur le contexte français fonctionne alors comme un piège redoutable, contraignant les musulmans à se justifier en permanence afin d'enrayer l'engrenage du soupçon. La visibilité qu'ils peuvent revendiquer n'est pas le produit de manipulations extérieures: elle est, tout au contraire, l'expression d'un enracinement définitif dans la société française. Envisager a priori les différentes formes d'identification à l'islam sous le seul angle revient à rendre suspecte toute forme de pratique ou de revendication de cette religion et du même coup, les précieux mécanismes d'intégration dont elle est porteuse. La difficulté à prendre en compte cette diversité trouve en partie son origine dans une vision totalisante et post-coloniale de l'islam, très largement répandue.
"Le syndrome post-colonial"
Depuis plus d'une décennie, les signes de l'appartenance islamique dans les espaces urbains: salles de prière, boucheries halal, foulards dans les écoles publiques, carrés musulmans dans les cimetières, vont être interprétés/étés comme les indices d'un "retour de l'islam" alors qu'ils sont dans la plupart des cas, le révélateur d'un changement d'attitude par rapport à la société française. En effet, dans leur grande majorité, les promoteurs de cette visibilité, y compris les plus jeunes, ne sont pas devenus plus pratiquants mais ont modifié leur rapport à l'environnement, refusant de plus ~n plus de cantonner leur appartenance islamique à la sphère du privé. Cette appréhension de ce qui n'est somme toute qu'un changement de posture en terme de réislamisation, en dit long sur l'illégitimité attachée aujourd'hui à l'affirmation de l'islam dans le paysage religieux et culturel français. Cette illégitimité est tout entière liée à la difficile acceptation de l'enracinement définitif des Maghrébins car dès qu'il s'agit d'islam, il faut entendre maghrébin, les expressions religieuses des Africains ou même des Turcs suscitant beaucoup moins de passion. Cette polarisation ne peut être déchiffrée sans référence à l'origine de cette migration, coloniale puis post-coloniale qui fait que plus que tout autre, elle a longtemps été considérée comme transitoire, non seulement par les autorités françaises mais aussi par les dirigeants des pays d'origine. Cette position c(conjointe entrait d'ailleurs en conjonction avec le projet migratoire des intéressés eux-mêmes. En effet, il s'agissait d'un projet de mobilité et de déplacement en vue d'une accumulation de capital devant être réinvesti dans le pays d'origine. L'échec de ce projet a modifié leur relation à la société française et conduit à un investissement symbolique dans l'islam qui apparaît comme un moyen de recomposer l'unité perdue et de compenser les conséquences sociales de l'impossible retour. Pour les nouvelles générations nées ou scolarisées en France, l'affirmation publique de l'identité islamique peut également procéder d'une résistance particulière face aux normes et aux valeurs d'une société dont ils pensent qu'ils ne sont pas véritablement les enfants légitimes. Tels sont les ingrédients de la condition post-coloniale, avec d'une part, l'apparition d'une forte mobilisation contre l'intégration des anciens colonisés (visant au premier chef les Algériens), mouvement massif de rejet qui dépasse largement l'électorat du Front national et d'autre part, l'émergence dans l'espace public de diverses formes d'un ressentiment éprouvé par ces cibles du racisme et qui se cristallise autour d'une définition collective du groupe combinant les références ethniques, sociales et religieuses.
conséquence de manipulations extérieures et donc comme un facteur de déstabilisation politique car elle se situe au moment où cette religion devient un élément de la lutte politique dans le monde arabe et particulièrement en Algérie. C'est donc à l'aune de la situation politique algérienne que tend de plus en plus à être considérée la visibilité de l'islam dans la société française, ce qui rend hautement suspecte toute forme de pratique ou de revendication religieuse aussitôt taxée "d'intégrisme". Ce plaquage de la situation internationale sur le contexte français constitue d'une certaine façon un piège pour les musulmans de France sans cesse contraints désormais de se justifier et d'enrayer l'engrenage du soupçon. Mais cela nourrit aussi les tentations de repli voire de radicalisation de certains, lassés de cette mise en accusation systématique.
Le fait de décoder toute forme trop visible d'appartenance islamique comme l'expression d'un "intégrisme" est donc une attitude très répandue. Les musulmans sont en quelque sorte victimes d'une "assignation à être", comme si le fait de se considérer ou de se déclarer musulman devait obligatoirement s'accompagner d'une conformité impeccable aux prescriptions et aux codes rituels. 11 se produit ainsi un effet de totalisation par l'utilisation du terme islam qui rend impensable, la prise en compte des libertés et des accommodements que tout musulman exerce par rapport à la Loi révélée, à l'instar de n'importe quel autre croyant. Cette représentation a au moins deux conséquences. La première est d'occulter et de laisser dans l'ombre la relation éminemment moderne que les nouvelles générations entretiennent avec l'islam. En effet, celles-ci, dans leur grande majorité, en considérant le plus souvent l'islam comme référence culturelle ou éthique, relativement détachée des contraintes de la pratique, révèlent un usage sécularisé de la religion, un comportement de croyant/consommateur comparable à celui des jeunes catholiques du même âge.
La seconde conséquence est liée à cette vision essentialiste de négliger le poids des différences culturelles dans le rapport à l'islam. Il faut souligner en effet, l'extrême diversité dans les manières d'être musulman en fonction des contextes culturels et historiques dans lesquels le message coranique s'est adapté. A cet égard, les modalités d'identification à l'islam chez les groupes originaires du Maghreb sont différents de ceux provenant de Turquie, d'Afrique noire ou d'Asie. Ces différences tiennent non seulement à la grande variété des systèmes culturels mais également à la place accordée à l'islam dans les différentes nations dont sont originaires les populations. Aussi les différentes manières de se considérer musulman demeurent encore tributaires du rapport à l'islam propre à l'histoire de chaque pays d'origine, à tel point que les formes de mobilisation et d'organisation dans les différentes sociétés sont encore davantage fondées sur des solidarités d'ordre national et ethnique que sur la référence à la 'Umma. Cela explique en partie les difficultés rencontrées actuellement dans la création d'instances fédératives de l'islam de France dans la mesure où les autorités religieuses concernées sont pour la plupart encore enfermées dans des rivalités d'ordre national et ethnique plus que religieux. Cette situation sera vraisemblablement amenée à changer avec l'avènement de nouvelles élites religieuses nées et socialisées en France. C'est pourquoi on constatera combien l'enjeu de la socialisation et de l'éducation islamique est devenu crucial dans le débat sur l'islam de France. Mais en même temps, il est vraisemblablement illusoire de penser que l'islam français ou européen va pouvoir se couper de toute influence extérieure. Il ne faut pas négliger le fait que les principaux centres où s'élabore aujourd'hui la doxa musulmane sont au Moyen-Orient, en Asie ou au Maghreb. Dès lors, tout l'enjeu est de savoir dans quelles conditions l'islam de France parviendra à s'autonomiser et 3 construire sa spécificité minoritaire sans se couper de ses sources.
Comment une telle diversité pourrait-elle être perceptible quand l'incompatibilité de l'islam aux normes et aux valeurs de la République synthétisées dans le principe de laïcité est posée aujourd'hui comme un problème, sans tenir compte des pratiques, des comportements et de aspirations des musulmans? Dans leur grande majorité, les musulman s'accommodent du principe laïc et ne souhaitent pas pour l'instant bénéficier d'un statut dérogatoire aux lois républicaines. Cette construction par excellence d'un "faux problème" apparaît encore un fois comme une séquelle de l'histoire coloniale avec laquelle resurgit 1 spectre des "sujets musulmans" dans l'Algérie française, lesquels ne pouvaient accéder à la citoyenneté que s'ils renonçaient au code de statu personnel. En revanche, certaines pratiques de l'islam qui débordent la sphère du privé (port du foulard, rythme des fêtes et des rites etc.) viennent remettre en cause la frontière entre public et privé que l'on croyait définitivement établie depuis 1905. Ces pratiques contrarient non pas le contenu juridique de la laïcité mais la vision culturelle dominante. ce pilier de la République qui a eu comme conséquence de rendre illégitime, voire suspecte, toute manifestation publique de l'appartenance religieuse. Dans cette perspective, c'est le statut de toutes les religions dans l'espace public qui doit être mis en débat en France et non pas seulement celui de l'islam comme l'attestent par exemple les demandes réitérées du clergé catholique à propos de l'enseignement des religions dans l'école publique.
Il serait pourtant naïf d'affirmer que la crise algérienne n'a pas de répercussion dans l'islam de France. Tout d'abord parce que la capillarité entre le Maghreb et la France en général et l'Algérie et la France en particulier est forte: les hommes, les idées, les marchandises voyagent entre les deux rives de la Méditerranée, y compris en cette période où 1 contrôle draconien exercé par les pouvoirs de part et d'autre a conduit c une diminution drastique des flux de circulation. Nous savons comment l'espace français et européen sert de refuge financier autant que politique à des réseaux et des acteurs politiques maghrébins, au nombre desquels les opposants islamistes 4. Si ces réseaux passent dans les lieux de l'islam français et les utilisent, on ne saurait pour autant en conclure hâtivement que les musulmans des banlieues y sont massivement impliqués. Le engagements dans l'islam qui apparaissent aujourd'hui au sein de 1. jeunesse ne peuvent pas être expliqués par des termes comme
La « Diabolisation » des Musulmans et la Bataille pour le Pétrole –Michel Chossudovsky
…« La diabolisation sert des objectifs géopolitiques et économiques. Il en est ainsi de la campagne contre « le terrorisme islamique » (qui est soutenu clandestinement par les renseignements US) qui soutient la conquête de la richesse pétrolière. Le terme « islamo fascisme » sert à dégrader les politiques, les institutions, les valeurs et le tissu social des sociétés musulmanes, tout en affirmant que la seule alternative pour ces pays ce sont les principes de « démocratie occidentale » et de « libre marché »… « La guerre menée par les US dans la région élargie du Moyen Orient et de l'Asie Centrale, consiste à obtenir le contrôle de plus de 60% des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel… »
La « Diabolisation » des Musulmans et la Bataille pour le Pétrole –Michel Chossudovsky
A travers l'histoire, les guerres de religion ont servi à dissimuler les intérêts économiques et stratégiques derrière la conquête et l'invasion de terres étrangères. Les guerres de religion étaient invariablement combattues avec en vue de s'assurer le contrôle des routes commerciales et des ressources naturelles.
Les croisades qui se sont déroulées du 11 ème au 14 ème siècles sont souvent présentées par les historiens comme «des séries continues d'expéditions militaro religieuses de chrétiens européens dans l'espoir d'arracher la Terre Sainte des mains des turcs infidèles ». L'objectif des croisades, cependant, avait peu de chose à voir avec la religion. Les croisades consistaient principalement, par le biais d'actions militaires, à défier la domination des sociétés commerçantes musulmanes qui contrôlaient les routes commerciales à l'est.
La « Guerre Juste » a soutenu les croisades. La guerre était menée avec le soutien de l'Eglise Catholique, agissant comme un instrument de propagande religieuse et d'endoctrinement, utilisés pour enrôler partout en Europe des milliers de paysans, de serfs et de vagabonds urbains.
Croisade Américaine en Asie Centrale et au Moyen Orient
Aux yeux de l'opinion publique, posséder « une cause juste » pour mener une guerre est central. Une guerre est dite Juste si elle est conduite sur des bases morales, religieuses éthiques.
La Croisade de l'Amérique en Asie Centrale et au Moyen Orient n'est pas une exception. La «guerre contre le terrorisme » se propose de défendre le territoire national américain et protéger le « monde civilisé ». Elle est définie comme « une guerre de religion », un « clash des civilisations » alors qu'en fait le principal objectif de cette guerre c'est de s'assurer le contrôle et la propriété par les multinationales des immenses richesses en pétrole de la région tout en imposant sous l'égide du FMI et de la Banque Mondiale (maintenant sous la direction de Paul Wolfowitz) la privatisation des entreprises publiques et le transfert des avoirs économiques du pays dans les mains du capital étranger.
La théorie de la guerre juste soutient que la guerre est une « opération humanitaire ». Elle sert à camoufler les vrais objectifs de l'opération militaire, tout en fournissant une image morale, de principes, pour les envahisseurs. Dans sa version contemporaine, elle appelle à l'intervention militaire sur des bases éthiques et morales contre les « états voyous » et les « terroristes islamiques » qui menacent la mère patrie.
Posséder une « cause juste » pour mener une guerre est central pour l'administration Bush, pour justifier l'invasion et l'occupation, à la fois de l'Afghanistan et de l'Irak.
Enseignée dans les écoles militaires US, une version moderne de la théorie de la « Guerre Juste » a été intégrée dans la doctrine militaire US. La « guerre contre le terrorisme » et la notion de « prévention » se fondent sur le droit à « l'auto défense ». Ils définissent « quand il est autorisé de mener une guerre« : jus ad bellum.
Jus ad bellum permet d'établir un consensus au sein des structures de commande des forces armées. Cela sert aussi à convaincre les troupes que l'ennemi est « le mal » et qu'ils se battent pour une « juste cause ». Plus généralement, la théorie de la Guerre Juste dans sa version moderne d'aujourd'hui est partie intégrante de la propagande de guerre et de la désinformation des médias, exercée pour gagner le soutien du public pour un agenda guerrier.
La Bataille pour le Pétrole. Diabolisation de l'Ennemi
La guerre construit un agenda humanitaire. A travers l'histoire, de tout temps on a utilisé la diffamation de l'ennemi. Les Croisades consistaient en la diabolisation des turcs comme infidèles et hérétiques, dans le but de justifier une action militaire.
La diabolisation sert des objectifs géopolitiques et économiques. Il en est ainsi de la campagne contre « le terrorisme islamique » (qui est soutenu clandestinement par les renseignements US) qui soutient la conquête de la richesse pétrolière. Le terme « islamo fascisme » sert à dégrader les politiques, les institutions, les valeurs et le tissu social des sociétés musulmanes, tout en affirmant que la seule alternative pour ces pays ce sont les principes de « démocratie occidentale » et de « libre marché ».
La guerre menée par les US dans la région élargie du Moyen Orient et de l'Asie Centrale, consiste à obtenir le contrôle de plus de 60% des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel. Les géants pétroliers anglo-américains cherchent aussi à obtenir le contrôle des routes des pipelines du pétrole et du gaz sortant de la région (voir carte ci dessus, tableau sur l'article original en anglais, url en fin de texte).
Les pays musulmans inclus l'Arabie Saoudite, l'Irak, l'Iran, les Emirats Arabes Unis, le Qatar, le Yémen, la Libye, le Nigeria, l'Algérie, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan, la Malaisie, l'Indonésie, le Brunei, possèdent 66,2 et 75,9 % de la totalité des réserves en pétrole, tout dépend de la source et de la méthodologie de l'estimation (lien vers le tableau http://www.eia.doe.gov/emeu/international/reserves.html).
Par contraste, les Etats-Unis ont à peine 2 % du total des réserves de pétrole. Les pays occidentaux inclus les principaux producteurs de pétrole (Canada, US, Norvège, Grande Bretagne, Danemark et Australie) contrôlent approximativement 4 % du total des réserves de pétrole. (Selon une estimation alternative du Oil and Gas Journal, qui inclut le pétrole des sables du Canada, ce pourcentage pourrait être de l'ordre de 16,5 %. (Voir tableau sur article original)
La part la plus grande des réserves mondiales de pétrole s'étend dans une région qui va (nord) de la pointe du Yémen jusqu'au bassin de la mer Caspienne et (est) de la côte est de la méditerranée jusqu'au Golfe Persique. Cette région élargie, Moyen Orient – Asie Centrale qui est le théâtre de la « guerre contre le terrorisme » menée par les US englobe selon les estimations du World Oil plus de 60 % des réserves mondiales de pétrole. (voir tableau article original )
L'Irak a 5 fois plus de pétrole que les US.
Les pays musulmans possèdent au moins 16 fois plus de pétrole que les pays occidentaux.
Las pays non musulmans qui possèdent les plus importantes réserves de pétrole sont le Venezuela, la Russie, le Mexique, la Chine et le Brésil (voir tableau article original)
La Diabolisation s'applique à un ennemi qui possède _ des réserves de pétrole mondiales. «L'Axe du Mal », les « états voyous » les « nations en échec » les « terroristes islamiques »: la diabolisation et la diffamation sont les piliers idéologiques de la « guerre contre le terrorisme » des Etats-Unis. Ils servent de casus belli pour mener la bataille pour le pétrole.
La Bataille pour le pétrole nécessite de diaboliser ceux qui possèdent le pétrole. L'ennemi est caractérisé comme démoniaque, pour justifier une action militaire incluant des massacres en masse de civils. La région Moyen Orient – Asie Centrale est lourdement militarisée (voir carte ci dessus). Les champs de pétrole sont encerclés par les navires de guerre de l'OTAN stationnés dans l'est méditerranéen (comme faisant partie d'un opération de maintien de la paix de l'ONU), des groupes de porte avions d'attaque et des escadrons de navires de guerre dans le Golfe Persique et la mer d'Arabie sont déployés dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».
L'objectif ultime, combinant une action militaire, des opérations clandestines des services de renseignements, et la guerre de propagande, c'est de casser la fabrique nationale et transformer des pays souverains en territoires économiques ouverts, où les ressources naturelles peuvent être pillées et confisquées sous la supervision du « marché libre ». Ce contrôle s'étend aussi aux corridors stratégiques des pipelines pétroliers et gaziers (e.g Afghanistan).
La Diabolisation est une opération de SPYOPS, utilisée pour influencer l'opinion publique, et construire un consensus en faveur de la guerre. La Guerre Psychologique est directement sponsorisée par le Pentagon, et l'appareil de renseignements des US. Cela ne se limite pas à assassiner ou exécuter les dirigeants des pays musulmans, cela s'étend à des populations entières. Cela vise aussi les populations musulmanes en Europe occidentale et en Amérique du nord. Cela a pour but de briser la conscience nationale et la capacité à résister à l'envahisseur. Elle dénigre l'Islam. Elle crée des divisions sociales. Elle a pour but de diviser les sociétés au niveau national et finalement de provoquer une « guerre civile ». Tandis qu'elle crée un environnement qui facilite l'appropriation directe des ressources des pays, en même temps, elle induit un retour de bâton, créant une nouvelle conscience nationale, développe une solidarité inter ethnique, rassemble les personnes pour se confronter à l'envahisseur.
C'est important de noter que l'incitation aux divisions sectaires et aux « guerres civiles » est vue sous l'angle de redessiner la carte du Moyen Orient ou on prévoit de démanteler certains pays et de les transformer en territoires. La carte du Nouveau Moyen Orient bien que non officielle, a été utilisée par l'Académie Nationale de Guerre US. Elle a été récemment publiée dans le Armed Forces Journal (juin 2006). Sur cette carte, des états nations sont démantelés, des frontières internationales sont redéfinies suivant des lignes sectaires ethniques, largement en accord avec les intérêts des géants du pétrole anglo américains (voir carte en dessous : les pays inscrits en noir gagnent des territoires, ceux en rouge en perdent, ceux en gris restent inchangés). La carte, a aussi été utilisée dans le cadre d'un programme d'entraînement d'un Collège de Défense de l'OTAN pour de hauts officiers militaires.
Le Pétrole se trouve en Terres Musulmanes
Le pétrole se trouve en Terres Musulmanes. La diffamation de l'ennemi fait partie de la géopolitique énergétique de l'Eurasie. C'est une fonction directe de la distribution géographique des réserves mondiales de pétrole et de gaz. Si le pétrole était dans des pays principalement peuplés de Bouddhistes ou d'Indous, on pourrait s'attendre à ce que la politique étrangère US soit dirigée contre les Bouddhistes et les Hindous, qui seraient aussi l'objet de diffamation.
Au Moyen Orient, théâtre de guerre, l'Iran et la Syrie, qui font partie de « l'Axe du Mal » sont les prochaines cibles selon les déclarations officielles des US.
Les « guerres civiles » sponsorisées par les US ont aussi été menées dans plusieurs autres régions stratégiques pétrolières et gazières, dont le Nigeria, le Soudan, la Colombie, la Somalie, le Yémen, l'Angola, sans oublier la Tchétchénie et plusieurs républiques de l'ex Union Soviétique. Des « guerres civiles » qui se déroulent actuellement, sponsorisées par les US et qui comprennent souvent l'envoi d'un soutien clandestin de groupes paramilitaires, ont été suscitées dans la région du Darfour au Soudan, de même qu'en Somalie. Le Darfour possède de vastes réserves de pétrole. En Somalie, des concessions lucratives ont été accordées à 4 géants du pétrole anglo américains.
Selon des documents obtenus par The Times, presque 2/3 des réserves de la Somalie ont été alloués aux géants du pétrole américain Conoco, Amoco (maintenant faisant partie de BP) Chevron et Philips les dernières années avant que le président de Somalie pro américain Mohamed Siad Barre soit renversé et la nation plongée dans le chaos en janvier 1991. Selon des sources industrielles, les compagnies qui ont des droits sur les concessions les plus prometteuses espèrent que la décision de l'Administration Bush d'envoyer des troupes US pour protéger l'aide arrivant par bateau à la Somalie aideront aussi à protéger leurs multi milliards de dollars d'investissements là bas. (Voir « América's Interests in Somalia, Global Research, 2002).
Mondialisation et la Conquête des Ressources Energétiques Mondiales
La diabolisation collective des musulmans, incluant la diffamation de l'Islam, appliquée mondialement, constitue au niveau idéologique, un instrument de conquête des ressources énergétiques mondiales. Cela fait partie de mécanismes économiques et politiques plus larges, qui sous tendent le Nouvel Ordre Mondial.
Michel Chossudovsky 4 janvier 2007 – Source et Copyright Global
Research
Traduction bénévole : Mireille Delamarre pour www.planetenonviolence.org
Intitulé de l'article en anglais : The "Demonization" of Muslims and the Battle for Oil
Pour accéder à l'article en anglais, tableaux et notes cliquez ci dessous
Global Research
Racialisation de l'Islam: les musulmans sont les nouveaux juifs
Jeudi 15 Février 2007
Quelques réflexions en vrac pour compléter ce texte ou plus exactement pour aider à la rédaction finale de notre plaleforme.
Merci d’avance de votre compréhension, de vos ajouts et commentaires critiques. J’aimerais encore insister sur le caractère importantissime du texte que nous devons produire, loin de toute idée de pancrace et surtout en raison de l’inflation
de bavardages sur l’islam ; il faut éviter de produire sous la pression de l’urgence ou sombrer dans les généralités, donnons-nous le temps et les moyens intellectuels de construire notre image, notre nouveauté, notre sigularité dans un paysage que saturent les monothéismes, les conformismes sécularistes ou les fausses sorties de la Religion !!!
Je partage, avec Mohammed Arkoun (Discours islamiques, discours orientalistes et pensée scientifique, Princeton 1985) et Alain Roussillon (La pensée islamique contemporaine, Téraèdre 2006 et www.teraedre.fr). la nécessaire vigilance que nous devons observer vis-à-vis d’un nouveau type de penseurs relgieux désignés collectivement comme « intellectuels musulmans ». Ces « penseurs » instaurent une dialectuqe à laquelle je suis totalement opposé. Cette dialectique (très schématiquement) repose sur les interrogations et postulats suivants :
« comment peut-on être musulman » aujourd’hui en terre d’islam et ailleurs ? Comment opérer la « réislamisation » des sociétés à travers la quête d’une nouvelle universalité, musulmane ou islamique, face aux avancées de ce qui est dogmatiquement désignée comme LA MODERNITE et les prétentions universalistes de LA CIVILISATION OCCIDENTALE ?
L’imaginaire collectif de l’après guerre froide a très opportunément élaboré
UN PERIL VERT islamique comme ennemi de substitution au « péril rouge » et dans ce nouveau « contexte », on voudrait, ici et là, que nous acceptions « Les nouveaux intellectuels musulmans » comme une alternative, voire une panacée. Il y a là un piège redoutable qui nous enferme dans une dialectique pipée : le renouveau de la pensée musulmane se joue entre une reddition aux fondamentalismes religieus et culturels et une acceptation sans condition des diktats de la modernité !
Notre Fondation doit clairement inviter à penser ou re-penser la diversité des « islamicités ». Même les Réformateurs musulmans de la fin du XIXe, qu’ils soient persans, arabes, indiens, ou malais avaient conscience que la faiblesse de leurs sociétés vis-à-vis de 2l’Occident » n’était pas conjoncturelle mais structurelle. Aujourd’hui on peut mesurer que la Réforme, l’ »islâh » n’a fait connaître aux sociétés de l’islam aucune mutation significative (à deux exceptions prêt et deux exceptions différentes, l’Iran depuis 1979, les islams d’Europe et des Amériques ces 20 dernières années).
Devons -nous , pouvons-nous affirmer dans notre charte ou plateforme que nous avons la capacité tde mettre en œuvre ou en place, depuis Genève , une Fondation qui soit un lieu privilégié, singulier, d’observations, d’inter-actions de savoirs pluriels, de recherches et de formations en rupture totale avec la fausse réforme, ou la réforme mystifiante qui continue de véhiculer le dogme que la MUTATION ne peut se faire qu’à travers les deux termes exclisifis l’un de l’autre :
-. Réformer les sociétés islamiques, le Dar Al Islam, par la Science, les technologies du monde hégémonique (le Fameux OCCIDENT), en mobilisant les modes de pensée et d’action exogènes, importés, revisités, etc., pour « accélérer le cours de l’Histoire, moderniser, démocratiser (par la force, s’il le faut) les sociétés musulmanes bloquées jusqu’ici ou enfermées dans un immobilisme que l’autoritarisme politico-religieux entretient !
.- Réformer ces sociétés par la Religion, ce qui suppose et, c’est selon les contextes et les acteurs, un repli sur un âge inaugurateur, celui de la société mahométane du début, un retour aux fondements de l’identité religieuse à la « jinsyat al ‘aqida » selon la devise désormais fameuse du Cheikh Yassine, islamiser la modernité et non pas moderniser l’islam !!!!
Draft : Ahmed BENANI
Genève, le 6 février 2006
Fondation suisse d’études, de recherches et de savoirs sur les espaces islamiques dans le monde.
Les espaces de l’islam mondialisé sont profondément marqués par une crise dont la complexité et les formes ne sont pas clairement identifiées (ou toujours identifiables). Les approches culturalistes, géostratégiques ou géopolitiques d’aujourd’hui peinent à rendre compte de l’ampleur de cette crise et de son enracinement historique et civilisationnel. De plus en plus d’intellectuels de chercheurs, d’acteurs et de citoyens souhaitent revisiter les différents espaces musulmans, comprendre leur bigarrure ethno-culturelle, repenser le « choc » endogène et exogène de l’islam, réinterroger, à partir de nouvelles grilles des sciences « humaines » et des sciences « exactes », les concepts de tradition et de modernité.
Il ne manque pas d’acteurs ou de penseurs qui ne souhaitent une sortie de la crise par des réformes culturelles et religieuses, une refonte ou mutation des systèmes politiques ou de gouvernance autoritariste. Dépasser ou surmonter la crise passe pour eux par un retour à l’humanisme islamique et libéral qui habite toujours leur imaginaire.
La Fondation suisse d’études, de recherches et de savoirs sur les espaces musulmans dans le monde que nous avons établie a pour vocation première de réunir toutes celles et tous ceux qui pensent que la frontière, d’une civilisation à l’autre, d’une culture à l’autre, est historiquement indécise, incertaine. La fondation pense qu’il est nécessaire de formuler autrement le débat sur l’universalisme et le relativisme culturel, aujourd’hui plus que jamais focalisé sur l’héritage des Lumières. Les initiateurs de la Fondation inscrivent leur démarche dans la perspective d’un continuum. Il est possible, selon eux, de réhabiliter ou de dépoussiérer les conceptions de l’universel qui ont vu le jour en dehors de « L’Occident »; de même qu’il leur semble fécond d’intégrer à une nouvelle démarche le rapport d’autres cultures à l’universalisme. La problématique de l’occidentalisation est à nos yeux caduque. Il y a un croisement, une interpénétration des espaces de l’islam et ceux de l’Europe ancienne ou post-Lumières qui montrent bien que le ressourcement multiforme (politique, culturel, économique, humain) postulés par les intellectuels des espaces de l’islam n’est pas en rupture définitive avec l’héritage de ce qu’on désigne abusivement par Occident.
Dans la mondialisation que nous vivons depuis la fin du XXe siècle, les tensions culturelles, les conflits armés ne sont pas imputables au seul « Islam », la « crise » de ce dernier ne s’explique pas par l’approche caricaturale et/ou candide de l’émergence récurrente des radicalismes religieux ou néo-fondamentalistes islamiques et leur passage au « terrorisme » et à l’Ouest. Il n’y a pas plus de bloc islamique des ténèbres qu’il n’y a de bloc occidental avec ses armées de pentecôtistes ou de missionnaires d’une chrétienté re-conquérante ou hégémoniste.
La peur, les hantises que suscitent le mot Islam sont des productions de l’imaginaire social qui enferme l’islam dans un monolithisme, un autre territoire, une altérité forcément invasive et menaçante pour le reste du monde
Notre fondation se veut un lieu de réflexion sur les mutations plutôt qu’un centre ou se décideraient les transformations des espaces musulmans, nous voulons en faire, non un lieu pour spécialistes pointus ou néo-orientalistes en vogue, mais un espace de liberté ouvert à tous les questionnements. Un de ses objectifs premiers est l’élaboration d’une charte ou plateforme pour le lancement d'initiatives concrètes et innovantes, pensées et travaillées par les différents acteurs suisses et internationaux académiques et sociopolitiques, civils et religieux, publics et privés intéressés par les espaces islamiques dans le monde. La fondation est de par sa nature, un pôle d'attraction pour de nombreuses compétences, dans l’esprit de la Genève Internationale, un lieu d'excellence des savoirs, et un creuset où les disciplines se croisent, les idées se confrontent pour mieux se propager.
La Fondation a pour siège Genève parce que nous pensons que la Suisse offre les qualités requises pour abriter nos activités. La liberté d'expression et de conscience garanties de notre existence, sont des valeurs fondamentales de ce pays .
L’engagement de Genève en matière de bons offices, de médiation en droit humanitaire, sa neutralité de soft power et de multilatéralisme et sa réputation éthique font d'elle l’endroit idéal pour notre fondation.
Genève a été le coeur de la réforme du christianisme, il n’est pas impensable qu’elle devienne un des lieux qui puisse donner toute sa place à un islam de la pensée.
Le professeur Mohamed Arkoun déclarait dans cet esprit que nous partageons : « Que vaut notre discours d’intellectuels dans l’entrechoc des imaginaires musulman et européen ? L’Occident est bien trop fasciné par l’intégrisme pour s’apercevoir qu’il existe des cartésiens en Islam. Et, du côté musulmans, les extrémistes nous déclarent hors la loi ! ».
Les activités de la Fondation s'articuleront autour de trois axes principaux : l'observation, la recherche et la diffusion.
Observer, c’est saisir et collecter ce qui nous interpelle dans les espaces islamiques pour construire une déontologie des savoirs et du dialogue.
La recherche est centrée sur l’ouverture à tous les domaines de l’impensé par l’investissement de tous les champs de la connaissance. Elle est par nature multidisciplinaire. Elle interconnecte les domaines des sciences humaines, interroge le théologique, le sacré et le profane et fonde une nouvelle anthropologie des espaces de l’islam. L’observation et la recherche englobent également les domaines scientifiques, économiques et organisationnels.
La Fondation sera en mesure de répondre aux besoins des chercheurs, des acteurs, des décideurs et des concepteurs en leur fournissant les outils et les méthodes adéquats et mis à jour pour comprendre non seulement les codes du sacré mais aussi les questions des ressources humaines et économiques, des stratégies de développement, des infrastructures.
La Fondation est appelée enfin à diffuser les savoirs acquis, les savoirs faire en publiant mais surtout en organisant séminaires et conférences, en collaborant très étroitement avec les milieux académiques en Suisse et dans le reste du monde, en établissant des liens et une coopération étroite avec les instituts travaillant aussi bien à l’échelle du macro que du micro islamique.
Ainsi la Fondation sera en mesure d’œuvrer dans la durée en favorisant deux pistes hélicoïdales, l’islamologie théorique et appliquée d’une part, les sciences organisationnelles d’autre part.
La Fondation sera en mesure de fournir non seulement des indices tels que ceux de la bonne gouvernance, d'efficacité économique et de "readiness" à la nouvelle société ou économie de connaissance, que des approches cognitives et articulées aux conditions critiques de production des savoirs dans les espaces islamiques. Les indices produits constitueront entre autre une sorte d'écran radar pour les espaces islamiques.
Prof. Ahmed BENANI
2, ch. de Lucinge
1006 Lausanne
Suisse
Ahmed.Benani@unil.ch
Les intellectuels issus du monde arabe sont confrontés à des questions dont la complexité s’est accentuée depuis la Guerre du Golfe. Depuis le 11 septembre, ils sont sommés de s’exprimer sur la suppsoée nocivité de l’islam et les possibilités de démocratie dans les pays musulmans. Mounia Bennani-Chraïbi est professeure à l’Institut d’Etudes Politiques et Internationales (IEPI) de l’Université de Lausanne et chercheuse au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) à Paris. Elle a publié Soumis et rebelles, les jeunes au Maroc (Ed. du CNRS, 1994). Ahmed Benani, politologue, enseigne l’histoire et la science des religions dans un gymnase lausannois. Tous deux ont collaboré à l’ouvrage collectif Islam et changement social (Payot, 1998) dirigé par Mondher Kilani (lire ci-contre). Comme leurs collègues, ils sont confrontés en Occident à des interprétations réductrices d’un monde dont ils étudient l’évolution historique et sociale et les contradictions. Ils l’abordent avec des instruments critiques acquis dans les institutions universitaires d’Europe où ils travaillent et enseignent aujourd’hui. Les sociétés qu’ils abordent, ils les connaissent de l’intérieur avec leurs richesses, leurs faiblesses et leurs contradictions. Ils voudraient qu’on en parle autrement que sous le seul angle de la religion.
«Il n’y a pas d’identité musulmane homogène et les croyants ne sont pas uniformément des extrémistes» rappelle Mounia Bennani-Chraïbi. L’immense diversité du monde islamique qui s’étend sur 57 Etats aux régimes politiques les plus variés et concerne un milliard de personnes ne peut être réduit à une seule définition. Sur les quelque cinq millions de musulmans français, 10% fréquentent les mosquées, une proportion à peu près égale à celle des catholiques pratiquants.
«La langue sacrée du Coran est un arabe que beaucoup de croyants ne font qu’anonner. Le message est perverti par le dogmatisme et l’ignorance, dans une interprétation fasciste. Il est très difficile d’injecter de la rationalité dans cette confusion», constate Ahmed Benani. «Pour cela, il faut retourner au texte fondateur, en l’analysant comme un moment historique et le lire avec les instruments savants adéquats et non comme une vérité essentielle à laquelle il ne faut rien toucher.»
L’islam est-il intrinsèquement ferment de violence? La question est perverse en soi. Fait-on allusion à la Bible quand on analyse la guerre civile en Irlande, à la torah pour expliquer le conflit israélo-palestinien? Quand il s’agit de pays musulmans, l’explication culturelle est systématiquement privilégiée au détriment des causes sociales et politiques. La confusion vient du fait que dans l’islam, le religieux a toujours été dominé par le politique alors que dans la chrétienté, la construction étatique s’est opérée en s’autonomisant de l’Eglise hégémonique structurée et jouissant d’un pouvoir temporel. «Il n’y a pas de centralité, pas de vision essentialiste, pas de moment fondateur» précise Ahmed Benani. C’est-à-dire, pas de pape ni d’orthodoxie dictée: entre Dieu et le croyant, il n’y a pas d’intermédiaire ce qui laisse le champ libre à des interprétations très diverses. Pour Mounia Bennani-Chraïbi, «le message du prophète se réfère à une situation historique donnée. Il a été récupéré et adapté plus tard par une relecture des sources à partir du XXe s. à la suite d’un durcissement lié aux circonstances. Le répertoire religieux a été chargé de significations contemporaines dans le cadre de luttes de pouvoir. Au cours des mouvements de libération, les élites se sont d’abord référées au marxisme puis au tiers-mondisme. L’islamisme est venu remplacer le vide opéré par l’effondrement de ces idéologies mais l’ennemi est resté le même. Il est intéressant de rappeler que Shariati, l’idéologue de l’ayatollah Khomeini, est également le traducteur de Frantz Fanon en Iran et les talibans sont souvent d’anciens marxistes.»
La pensée de la modernisation s’est élaborée en détruisant le tissu social, sur le modèle nassérien du progrès technique et de la laïcisation qui s’est souvent opéré dans le sang, à un prix très élevé. Pour Mounia Bennani-Chraïbi, «les jeunes aujourd’hui ne se reconnaissent pas dans les élites. La mythologie des martyrs de l’indépendance n’a plus cours. Les promesses de progrès social par l’éducation n’ont pas été tenues. La lutte contre l’Etat autoritaire se mène dans l’espace religieux, le seul disponible, en libre accès. Mais les jeunes sont pris dans des contradictions entre leurs aspirations à partir vers les richesses de l’Occident et la rancœur qu’il leur inspire. Les identités sont en perpétuelle renégociation dans un bricolage permanent.»
Le champ religieux offre à l’individu un espace qui lui permet d’accéder à la vie publique et de s’affirmer, même pour les femmes. «Le port du voile est souvent lié à l’individuation: les filles le mettent en réaction contre leurs mères, comme ces dernières arboraient des jeans troués» dit Mounia Bennani-Chraïbi. «En Iran, les plus féministes l’utilisent comme une protection qui permet de sortir dans l’espace public, de prendre le bus. Il n’y a pas qu’un modèle de la modernité. La démocratie emprunte des chemins complexes. Ainsi au Maroc, lors des élections, les Islamistes ont mené une campagne très habile en appelant les gens à voter selon leurs convictions, sans accepter d’argent, car le vote est une mission de confiance dont on est comptable devant Dieu. La stigmatisation systématique du religieux comme archaïsme commence à me gêner. On a le droit d’avoir des sentiments religieux et on ne peut pas juger les gens sur leurs convictions au nom de valeurs individualistes.»
DEFENSE DE LA LAÏCITE ET « RETOUR DU RELIGIEUX »
Eléments de réflexion
INTRODUCTION
De la discussion sur la pertinence ou pas d’une référence à Dieu dans le préambule d’une (désormais hypothétique) constitution européenne aux récents débats, de plus en plus vifs et passionnés, sur la laïcité, il semble que nous assistions à un retour paradoxal de la question religieuse. Si tout le monde s’accorde à noter le phénomène, il suscite néanmoins les interprétations les plus variées.
* Confrontation épidermique entre cultures : le débat se centrerait alors autour du rapport de l’Occident à l’Islam et d’une possible réforme de ce dernier qui aurait pour corollaire une meilleure reconnaissance du premier.
* Retour du refoulé : le problème s’éclairerait plutôt aux lueurs troubles de notre passé colonial, lourd de présupposés racistes .
* Crise spirituelle qu’accompagne un changement des pratiques religieuses et de leur signification traditionnelle . Nous aurions en ce cas, à prendre en compte des phénomènes apparemment hétérogènes, allant du voile aux sectes et remettant en cause nos représentations de la pratique religieuse.
* Guerre des sexes exacerbée par les défis de l’intégration, sous couvert de guerre des religions . La défense du droit des femmes et la signification accordée au voile constitueraient l’enjeu primordial de la discussion.
* Crise sociale et politique qui trouve un exutoire dans le repli communautaire ou « fièvre identitaire » . Derrière le religieux se cacherait un sentiment violent de rejet et de d’injustice, « dévoilant » une discrimination réelle et laissant la voie libre aux intégrismes les plus hostiles à la République.
* Où enfin, et nous finirons là sans avoir fait le tour, dernière hypothèse pour la route : combat séculaire et jamais achevé, des Lumières contre l’Obscurantisme, du parti de l’autonomie contre celui de l’hétéronomie, du progrès contre la régression. Le terrorisme ne ferait que confirmer dans cette perspective, que la religion est toujours source de fanatisme, tant son essence est la quête du pouvoir par la manipulation. Notons déjà qu’aucun de ceux qui privilégient un facteur d’explication, n’en font un outil unique et unilatéral de compréhension du phénomène.
Sous toutes ces questions urgentes et brûlantes, nous voudrions en dégager une, qui nous permettra d’inscrire le débat dans une réflexion plus large sur le rapport de la démocratie au religieux : faut-il revoir la place des religions dans nos sociétés démocratiques ?
I/ MISE EN PERSPECTIVE
Pour répondre à cette question, nous pouvons nous appuyer sur le travail de deux intellectuels français dont les positions fondamentalement divergentes, nous semblent être un point de départ stimulant pour la réflexion .
Marcel Gauchet, auteur d’un ouvrage désormais classique La religion dans la démocratie , défend l’idée d’une rupture radicale de la modernité occidentale avec la religion, ce qu’il nomme aussi, Le désenchantement du monde . Se plaçant dans une perspective résolument historique et politique, il dégage trois phases du rapport de la religion à l’Etat, qui ne sont à ses yeux que les trois étapes d’une sortie progressive de la religion : une phase absolutiste, qui va de la fin des guerres de religion (1598) à la révolution française (dont la constitution civile du clergé en 1792 est le paroxysme) ; une phase libérale et républicaine, du concordat napoléonien (1801) à 1975 : cette phase entérine la séparation définitive de la religion et de l’Etat, à laquelle on ne comprend rien si on ne la pense que comme l’opposition pure et simple d’une société civile atomisée d’un côté, et d’une société politique organisée, de l’autre. Tout au contraire, la séparation ouvre la possibilité d’une organisation collective de la société civile, indépendante du pouvoir politique ; il s’agit donc en réalité d’une phase libérale de conquête d’autonomie du corps social contre tout pouvoir institué prônant l’hétéronomie (qu’il soit politique ou religieux). Le principe démocratique de laïcité s’est donc imposé, non pas tant contre le sentiment religieux , que contre toute forme de justification de l’obéissance aveugle au nom de la religion. L’intérêt essentiel de la thèse de Gauchet consiste à montrer que cette opposition étayait fortement l’idéal laïc : elle donnait à l’idéal démocratique par contamination, une transcendance inespérée. « L’Etat est ainsi mis en dehors de la religion, à la hauteur de la religion. » La réduction progressive et définitive à ses yeux, de cette opposition amène la troisième phase, de neutralité démocratique (depuis 1975 ~) : l’Etat serait « devenu neutre pour de bon, en face d’une société civile assumant pour de bon, son pluralisme auto-organisateur. » Du même coup, le politique perd sa fonction de dépassement des particularités de chacun dans un intérêt commun plus élevé, pour n’être plus que le kaléidoscope de différences désormais irréductibles : « les différences non seulement sont irréductibles, mais ont une valeur en soi. » Nous serions donc dans phase de sortie de la religion, comme structure concurrente, mais par-là constituante, du politique. L’Etat moderne est forcément extra-religieux.
Régis Debray, pour sa part, récuse la pertinence d’une approche historique pour appréhender le phénomène religieux. Réfléchissant plutôt à la fonction propre de la croyance , comme le montre bien son dernier ouvrage Le feu sacré, il postule que le phénomène religieux constitue un invariant des sociétés humaines. Le religieux aurait en effet pour source, l’incomplétude inhérente à tout groupe humain : cette incomplétude de la société appelle à une transcendance qui puisse la fonder. Le religieux est donc constitutif de toute société.
Leur opposition s’articule autour de trois points essentiels :
a) un point méthodologique
b) la définition de leur objet : la religion ou religieux
c) l’interprétation des phénomènes actuels de renouveau de la problématique religieuse
Le a) relève d’enjeux épistémologiques qui ne nous intéressent pas particulièrement ici. Notons cependant que l’analyse de Gauchet ne s’applique qu’à l’Europe démocratique , dont l’évolution est comprise comme modèle de développement nécessaire et général pour les autres pays. Debray, lui, prétend dégager des universaux : il reproche donc à Gauchet de donner une signification générale à un point de vue restreint.
Plus intéressante est la manière dont ils définissent l’un et l’autre leur objet (b). Pour Gauchet, la religion est un concept qui se définit comme institution humaine régissant des pratiques sociales, sur le modèle de la religion romaine et chrétienne. Par conséquent, il y a des religions et non de la religion en général. Sa thèse le conduit néanmoins à postuler un invariant propre à toute religion : la dissociation progressive de la religion et du politique qui doit aboutir à leur séparation définitive (la France serait donc en avance dans le domaine !). Cela implique également de sa part, de distinguer la religion de la croyance. Il refuse notamment de considérer la croyance religieuse comme seule forme de croyance et reproche à Debray de faire l’amalgame entre les croyances de type religieuse et celles de nature idéologique. Il en va tout autrement chez Debray : il parle tout d’abord de « religieux » plus que de religion. Or le « religieux » est constitutif du politique en tant que transcendance assurant la cohésion du groupe. Il va même jusqu’à postuler une nécessité biologique de la croyance, fondant chez l’homme la possibilité d’agir et de parler . Son raisonnement ne se comprend bien sûr que si l’on accepte de ne faire aucune distinction entre les croyances, qui sont toutes à ses yeux, de nature religieuse : culte rendu à la Vierge et culte à Marianne, droits de l’homme et eucharistie…le tout dans un joyeux mélange ! L’avènement de la démocratie ne constitue pas une rupture d’un point de vue anthropologique. Si l’on peut envisager une sortie individuelle du religieux, on ne peut certainement penser qu’elle puisse être collective ; le modèle américain est en cela une référence utile : 97% des Américains se déclarent croyants.
D’où la divergence d’interprétation du « retour du religieux » (c) :
Gauchet : l’exacerbation du sentiment religieux n’est qu’une riposte identitaire à la modernité. Le fondamentalisme notamment, tout en donnant l’impression d’être du côté de la tradition, ne fait qu’achever l’avènement de l’individu et participe ainsi à la sortie du religieux qu’il combat. La communauté traditionnelle est destituée au nom de la conviction personnelle. Par conséquent, les « retours du religieux » ne peuvent être à ses yeux assimilés à un retour de la religion : « ils procèdent davantage d’une adaptation de la croyance aux conditions modernes de la vie sociale et personnelle. L’activation de la foi pourrait bien avoir pour rôle véritable, dans ce cas, de fabriquer de l’individu à partir de son contraire, la tradition. Elle substitue l’ordre de la conviction personnelle à l’empire de la coutume et de la communauté »
Debray : l’ « exception européenne » ne présage d’aucune évolution nécessaire, comme le montre le retour de la problématique religieuse du sens dans notre société. Il s’agirait plutôt d’une période de transition, comparable au III ème hellénistique précédant l’avènement d’une nouvelle transcendance, chrétienne en l’occurrence. D’autre part, les identités d’appartenance sont forcément des identités religieuses. Enfin la montée du fondamentalisme est la preuve même que le religieux redevient structurant. (L’exemple du kamikaze lui sert à contester la prégnance de l’individualisme européen sur d’autres cultures : volonté au contraire de fusion dans le groupe.)
II/ Le débat politique
Il ne nous reste plus qu’à tenter une rapide lecture politique de ce débat. Les récentes prises de position suscitées par la commission Stasi ont montré qu’il transcendait les clivages politiques traditionnels, tout en traçant une ligne d’affrontement forte au sein des différentes formations politiques. Ainsi se dessinent des coalitions variables. Le noyau dur de la discussion est de nature stratégique : faire une loi est-il opportun ? D’où l’opposition entre une lecture qui met en avant les principes républicains (Commission Stasi, bien accueillie à droite comme à gauche : Chirac / Fabius) et une lecture socio-culturelle (gauche altermondialiste, Sarkozy, une partie des verts…) La première position nous semble être dans la ligne du diagnostic dressé par Debray, l’autre étant peut-être plus proche de celui de Gauchet. Plus marginales évidemment sont les positions de ceux qui contestent l’idée même de séparation de la religion du politique (le FN, De Villiers, le Parti des Musulmans de France, dirigé par un proche des fonfamentalistes, Latrèche )
A la frontière du politique, la société civile réagit suivant ses différents intérêts.
D’un côté, ceux qui condamnent l’idée même de faire une loi :
- par peur d’ébranler le statu quo (Eglise catholique et le Crif ), en réveillant de vieux démons.
- par peur d’une stigmatisation des croyants, et notamment des musulmans (Mosquée de Paris, UOIF, Consistoire de Paris)
- par opposition au principe tel qu’il est compris jusqu’à présent, au nom du multiculturalisme et de la tolérance (Ramadan, écoles privées…).
- par contestation de la pertinence du diagnostic, qui occulte les vrais problèmes en faisant des amalgames
De l’autre, ceux qui sont pour :
- une grande partie du corps enseignant qui demandait de plus longtemps des directives claires + Associations laïques.
- les écoles religieuses cathos qui n’ont pas envie de voir « rappliquer » les jeunes filles voilées
- les jeunes filles qui ne veulent pas porter le voile et qui attendent un soutien fort des institutions publiques pour oser revendiquer ce choix. Argument qui fait dire à R. Schwarz (rapporteur de la commission) que la loi vise aussi à défendre les plus faibles.
- Les racistes de tout bord aussi !
Hélène Harder ( 30/ 01/ 04)
CHIFFRES ET LEXIQUE
La querelle des chiffres
Il n’est pas inutile au moment où beaucoup de pays s’étonnent que la polémique fasse rage en France de rappeler que les communautés musulmanes et juives françaises sont les premières d’Europe :
Les chiffres sont cependant difficiles à établir puisque aucun recensement sur critère religieux n’est permis. Ils sont pourtant un enjeu important du débat : les uns parlent de plus de 5 millions de musulmans en France, d’autres de seulement 3 millions 5.
La population de confession juive est estimée à 700 mille personnes.
Nous ne savons pas dans quelle mesure ces chiffres ne font pas amalgame entre l’origine culturelle et la pratique cultuelle.
Religion et culture
Il arrive en effet souvent que journalistes et hommes politiques (le dernier impair de Sarkozy parlant de « préfet musulman » n’a rien d’anodin) fassent des confusions qui brouillent les pistes. Au risque de rappeler des banalités, il est important de distinguer :
Les personnes immigrées des étrangers : une personne immigrée a la nationalité française bien qu’elle ne soit pas née sur le sol français. Un étranger peut vivre et travailler en France uniquement en possédant un titre de séjour qui ne peut être définitif. Un jeune né en France de parents immigrés n’est pas un immigré, mais un Français.
Les personnes de culte musulman et les personnes issues d’une culture musulmane : on peut venir d’une famille musulmane sans être pour autant croyant soi-même ni pratiquant. Enfin, les immigrés des musulmans : on l’oublie souvent mais cette équation n’est pas strictement applicable. Tous les immigrés ne sont pas issus de pays musulmans, et même ceux-là peuvent ne pas être croyants. Ils seront marocains, turcs, algériens sans être musulmans.
Ces confusions sont souvent justifiées par l’argument d’une collusion entre l’identité culturelle et l’identité religieuse. Mais il n’est pas sûr que nous n’ayons pas à lutter contre cette tendance qui enferme les uns et les autres dans des identités qu’ils n’ont pas forcément choisies et entraîne des solidarités contraignantes. Peut-on avoir la foi comme on possède une culture ? Relèvent-elles des mêmes exigences ? (cf plus haut)
Le voile
Le port du voile n’a pas été inventé par l’Islam mais correspond à une coutume très répandue chez les Perses, les Grecs, les Romains et les Chrétiens . Il permettait de désigner la femme de haut rang, l’épouse légitime, la mère par opposition à la prostituée.
Le terme le plus souvent utilisé est celui de d’hijabe qui signifie à l’origine « obstacle, rideau entre une chose et une autre. »: il reprend le mot du Coran de la fameuse sourate XXXIII , 28
« Dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants, de ramener sur elles le voile ; elles seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées »
L’interprétation est loin de faire l’unanimité dans le monde musulman, d’autant plus qu’il devint aussi un symbole politique. Ainsi Atatürk (1924) en Turquie et le Shah d’Iran (1935) l’interdisent. Il revient en force avec la Révolution iranienne en 1979. Le Tchador, mot persan et non arabe est imposé aux femmes : voile noir loin de la tradition maghrébine qui va faire fureur à ce moment là dans le monde arabe. Dernière variante : la burqa en Afghanistan.
Il serait téméraire de recenser toutes les significations que peuvent prendre le port du voile ; on peut cependant les ranger dans quatre grandes catégories :
- culturelle : marquage du corps de la femme qui correspond à la maîtrise de la sexualité masculine.
- Religieuse : signe de soumission à Dieu
- Communautaire :signe d’appartenance à la communauté de culture musulmane.
- Et plus récemment, identitaire et individualiste : comme le montre le cas des eux jeunes filles d’Aubervilliers .
Visible, ostensible et ostentatoire :
Derrière ce qui est apparu à bcp comme du pinaillage sur les termes, se trouvent en réalité des nuances importantes :
L’adjectif retenu par la commission est finalement « ostensible » : « les tenues et signes religieux interdits sont les signes ostensibles, tels qu’une grande croix, voile ou kippa. Ne sont pas regardés comme manifestant une appartenance religieuse les signes discrets que sont par exemple médailles, petites croix, étoiles de David, mains de Fatma ou petits Coran » M. Long et Weil traduisent en parlant de « signes objectivement extériorisés »
Cela implique d’un côté, que la seule volonté manifeste de provoquer en affichant de manière ostentatoire un signe ne suffit à en motiver l’interdiction. Le voile, même porté sans provocation et prosélytisme, est donc interdit de l’école. Mais d’un autre côté, interdire les signes dits visibles aurait été une atteinte à la liberté de conscience, dans la mesure où il aurait fallu interdire jusqu’à la chaîne qui dépasse malencontreusement du chemisier !
Reste enfin, un argument juridique de poids : l’utilisation de l’adjectif visible est tout simplement contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, dont l’article 9 assure très clairement « le liberté de manifester sa religion », sauf en cas d’atteinte à « la protection de l’ordre ou la protection des droits et des libertés d’autrui. » Elle aurait donc pu invalider la loi.
Par-là même, apparaît le raisonnement de la commission : le port de signes ostensibles serait une atteinte non seulement à l’ordre mais aussi à la liberté de conscience d’autrui. Les signes discrets sont en revanche permis, puisqu’ils correspondent à liberté d’exprimer sa religion sans porter atteinte à la liberté d’autrui.
Bref, pour le coup c’est vraiment une question de nuance !
TEXTES ET ARTICLES (version papier)
Lors de la première séance, nous nous étions demandé pourquoi le débat sur la laïcité donnait à au problème de son application à l’école une place centrale et souvent polémique. En dehors des raisons historiques que tout le monde a en tête, Catherine Kintzler, auteure de la République en questions, a réfléchi à ce trait marquant de la laïcité française et tenté d’en donner une explication : selon elle, l’école est un lieu spécifique qui demande une application spécifique du principe. Ses thèses qui l’amènent à des positions contestables, peuvent néanmoins nous aider à poser le problème.
TROIS COMPOSANTES DE LA LAÏCITE
« Trois composantes se conjuguent pour former le principe de laïcité : la première s’applique à la société civile et la deuxième à la puissance publique. Seule le troisième qui s’applique à l’école républicaine, est problématique et suppose pour être fondée, que l’on sorte du champ strictement juridique. Penser une école laïque, ce n’est pas penser lieu de tolérance, mais un lieu autant que possible, soustrait à la société civile (…)
La société civile est le lieu de coexistence des libertés, ce qui suppose la tolérance. Une telle tolérance n’est possible que si un droit commun règle la coexistence des libertés : il est nécessaire que les choses relatives à la croyance et à l’incroyance demeurent privées et qu’elles jouissent des libertés civiles. Elles peuvent se manifester en public mais elles ne deviendront jamais affaire publique, objet de discours officiel, que si elles sont à l’origine d’un délit ou d’un crime relevant du droit commun. Ainsi, c’est le silence et la négativité de la loi qui règlent la tolérance civile, qui la rendent possible. Par exemple, on interdit les sacrifices humains non pas parce qu’ils peuvent être des signes religieux, mais parce que le meurtre en général est interdit. Voilà pour la version faible de la laïcité, vue du côté de la société civile.
Ce premier concept en réclame un second, plus fondamental encore : c’est la laïcité vue du côté de la puissance publique.
La puissance publique est garante de la tolérance civile : c’est justement pour cette raison qu’on ne peut pas lui appliquer cette même tolérance. Comme par exemple, le droit de jouir de la liberté religieuse. (...) La puissance publique est donc tenue à la réserve, précisément pour que la société civile puisse jouir de la tolérance.
A présent, nous avons deux idées : liberté privée du côté de la société civile, réserve du côté de la puissance publique. La seconde, plus contraignante, st garante de la première.(…)
Or un troisième concept, plus problématique, plus élaboré et plus fondamental apparaît à travers la question de l’école. Le problème peut se formuler ainsi : les deux premiers concepts sont-ils suffisants pour penser la laïcité à l’école ? La réponse est non. Ils sont nécessaires mais pas suffisants.
En tout état de cause, on voit que la laïcité scolaire se présente sous forme de problème. Le clivage entre maître et élève épouse-t-il le clivage entre fonctionnaire et administré, entre puissance publique et société civile ? L’élève est-il comparable dans son rapport au maître, au citoyen dans ses rapports avec l’administration publique ? A mon avis, non. (…)
II/ SPECIFICITE DE LA LAÏCITE SCOLAIRE
Pourquoi l’école devrait-elle être soustraite à la société civile ?
Voyons d’abord les raisons juridiques. La première c’est que l’école est obligatoire. Or les élèves qui fréquentent l’école n’ont pas choisi leurs camarades, e c’est d’ailleurs à ce titre que l’école est un lieu d’intégration et d’égalité. Tolérer une manifestation religieuse de la part des uns, c’est l’imposer aux autres qui ne peuvent s’y soustraire. (…donc interdiction de porter des signes religieux ou politiques.)
La seconde raison juridique est que les élèves, pour la plupart, sont des mineurs et que leur jugement n’est pas formé. Ceux qui prétendent qu’ils doivent disposer de la liberté dont jouissent les citoyens avancent une monstruosité. Ils supposent en effet que les élèves disposent d’une autonomie qu’ils n’ont pas encore conquise : on devrait leur asséner le poids de la liberté sans leur en avoir donné la maîtrise, en supposant qu’ils trouvent spontanément en eux la force suffisante pour préserver cette autonomie. Faire défiler les groupes de pression devant les élèves ( concept de laïcité ouverte qui peut déboucher sur le relativisme : Darwin contre l’Eglise, par exemple, à chacun de juger.),c’est se tromper sur la liberté de l’enfant, car le liberté dépend de la puissance de chacun à se préserver de l’oppression et de l’aveuglement. (…)
Mais ce n’est pas seulement pour des raisons juridiques que l’espace scolaire doit être soustrait à la société civile et à toutes ses fluctuations. L’école doit échapper à l’empire de l’opinion pour des raisons qui tiennent à sa nature essentielle, c’est-à-dire à ce qui s’y fait. Il faut donc en venir à la question du savoir : l’école a pour impératif de rester laïque et d’exiger le réserve de la part de tous ceux qui s’y trouvent en vertu de la nature même de ce qui s’y transmet et de ce qui s’y construit. Ce qui nous renvoie également à la question de l’autorité.
L’école est un espace où l’on s’instruit des raisons des choses, des raisons des discours, des actes et des pensées. On s’en instruit pour acquérir la force et la puissance, je veux dire celle qui permettent de se passer de guide et de maître. (…) Il faut échapper à la force de l’opinion, échapper à la demande d’adaptation, échapper aux données sociales pour construire sa propre force. L’école n’a pas pour tâche première d’ouvrir l’enfant à un monde qui ne l’entoure que trop : elle doit lui découvrir ce que ce monde lui a caché. Il ne s’agit d’adapter, ni d’épanouir mais d’émanciper. De plus, l’école doit offrir à tout enfant le luxe d’une double vie : l’école a l’abri des parents, la maison à l’abri du maître. ( …)
Donc la laïcité de l’école requiert des idées plus hautes qu’une simple forme juridique. Elle consiste à écarter tout ce qui est susceptible d’entraver le principe de libre examen, tout ce qui peut faire obstacle au sérieux de la libération par la pensée. Il est clair que celui qui arrive en déclarant ostensiblement, qu’il n’y a pour lui qu’un livre, qu’une parole et que le vrai est affaire de révélation, celui-ci se retranche de facto d’un univers où il y a des livres, des paroles, d’un univers où le vrai est affaire d’examen. Il faut donc commencer par le libérer : qu’il renoue ensuite, s’il le souhaite, avec sa croyance, qu’il le fasse lui-même par conclusion, non par soumission. »
D'espoir de paix en reprises de la violence, de l'assassinat de Rabin à la construction du mur et, dernièrement, l'évacuation douloureuse des territoires de Gaza, le conflit israélo-palestinien peut paraître parfois indépassable, et provoque en France des discussions passionnées. Elie Barnavi a été acteur de la guerre, il a défendu la paix. L'analyse qu'il nous livre ici est d'autant plus précieuse qu'elle réunit sa connaissance historique des guerres de Religion et celle de cette situation si complexe. Car c'est précisément le coeur de son propos : comprendre comment ce conflit territorial, opposant deux visions laïques du monde, le sionisme et le nationalisme arabe porté par Nasser, a pu se transformer en une véritable guerre de religions ? Celle qui vise l'élimination totale de l'adversaire et pour laquelle le traître (Rabin hier, Sharon encore davantage aujourd'hui) est pire que l'ennemi. C'est également la mince chance de la paix : faire en sorte, comme Mahmoud Abbas l'a déclaré dernièrement, que la guerre entre
Le fait religieux structure les relations internationales. Maints conflits en sont l'exemple : des rivalités meurtrières dans l'ex-Yougoslavie, à l'opposition entre protestants et catholiques en Irlande du Nord, en passant par les luttes entre les Tamouls hindouistes et les Cinghalais bouddhistes. Les conflits religieux ne peuvent s'expliquer par une simple opposition entre les religions seules (Islam, Catholicisme, Orthodoxie, Hindouisme). Chaque religion est elle-même divisée et en proie à des luttes intestines sous forme de schisme ou de secte. En tant que tel l'intégrisme religieux n'est pas une cause de conflit. Cependant les oppositions religieuses s'ajoutent parfois à d'autres rivalités (sociales, économiques et politiques) pour entraîner un conflit. Contrairement à ce que pourrait nous faire penser l'actualité, l'intégrisme religieux n'est pas une spécialité musulmane. On le retrouve chez des adeptes de toutes les grandes religions et de toutes les grandes idéologies. Il y a aussi des intégristes chrétiens, juifs ou hindous. Ce rapport a pour objet de définir les fondements de l'intégrisme religieux et de montrer, au travers d'un exemple (intégrisme musulman) quelles peuvent être ses manifestations et implications... ...
Israël-Palestine, une guerre de religion?
Publié chez Bayard, ce petit opuscule a été rédigé à la suite d'une conférence donnée à la B.N.F par Elie Barnavi, ancien ambassadeur d'Israël en France (2000-2002):_
"L'évacuation du religieux hors du champ politique a rendu l'Européen, incapable de concevoir une guerre de religion proprement dite, c'est-à-dire une guerre pour la religion ou, du moins, dont la religion est la principale justification. Or, il faut se rendre à l'évidence, la vraie guerre des religions est revenue."
Professeur d'histoire moderne à l'Université de Tel-Aviv, E. Barnavi s'appuie pour soutenir son analyse sur ses travaux sur les guerres de religion en France ("Guerre des Trois Henri"): __
Selon lui 4 écueils principaux sont à éviter:__
- Penser qu'un conflit religieux n'est qu'un conflit de religions alors même que la "dimension religieuse" n'en n'est qu'une parmi d'autres.__
- Penser que la motivation religieuse n'est qu'un "prétexte" masquant les véritables enjeux politiques, sociaux ou économiques. Les conflits religieux sont de véritables conflits de religion "dans la mesure où l'appartenance religieuse fournit le pôle identitaire des camps en présence et leur idéologie de combat".__
- Chercher dans les Ecritures, quelles qu'elle soient, "l'explication du comportement de leurs fidèles, ici et maintenant". "Traquer Al-Qaïda dans le Coran n'a pas plus de sens que de fouiller dans la Bible pour rendre compte des mobiles de l'assassin d'Yitzak Rabin...'__- Oublier que les circonstances historiques de la naissance et du développement des systèmes religieux ont largement déterminé leur rapport avec le politique. L'auteur note, à ce stade, une différence radicale entre le Christianisme et les deux autres monothéismes. Le Christianisme s'est développé pour partie sur la distinction spirituelle/temporelle (Rendez à César et...) et celui-ci a pris de l'ampleur dans un état déjà constitué. L'analyse que fait Barnavi des autres monothéismes serait un peu longue à rapporter dans ce cadre (opposition sionisme/néo-sionisme méssianique ; fondamontalisme/ intégrisme islamique). Il reste que selon lui, on se retrouve aujourd'hui, et particulièrement dans les grandes démocraties occidentales face à un renouveau des affrontements religieux: affrontements réels pour lesquels nous ne sommes pas préparés mais voici une partie de sa conclusion :__L'optimisme ?:_
"...Ce n'est pas une question d'analyse scientifique, mais de conviction politique, de valeurs si vous voulez. Car pour exorciser le spectre de la guerre de religion il ne suffit pas de comprendre ces partisans ni même de les mépriser ; il faut les combattre avec la même passion, la même conviction, le même zèle qu'eux. Comme l'histoire du XXème siècle nous l'a appris ou aurait dû nous l'apprendre, la veulerie, même déguisée sous le masque rassurant de la sagesse politique, est la meilleure servante de la barbarie."
EDGAR MORIN __Israël-Palestine : Le double regard *
En deux mille ans, à partir de la dépossession de sa terre nationale, l'histoire juive a été faite d'expulsions, persécutions, ghettoïsations, vexations, dénis, humiliations, mépris, haines. Comment ne pas voir que 50 ans d'histoire palestinienne depuis la naissance de l'État d'Israël sont un concentré de ces deux mille ans d'histoire juive: dépossession, expulsions, ségrégation, ghettoïsations multiples et répétées, prédations, humiliations, vexations, déni, mépris, haine.
Israël a retrouvé un pays devenu étranger pendant deux mille ans, et, en le faisant sien, c'est le palestinien séculairement installé qui y est devenu étranger. Israël a accueilli des centaines de milliers de réfugiés fuyant l'Europe et une partie de la diaspora juive. Il a provoqué l'exil de centaines de milliers de palestiniens parqués depuis dans des camps de réfugiés ou diasporés dans le monde.
Qui eût pu penser à la fin de la seconde guerre mondiale, qu'après les siècles d'humiliation et de déni, l'affaire Dreyfus, le ghetto de Varsovie, Auschwitz, les descendants et héritiers de cette terrible expérience feraient subir aux palestiniens occupés humiliations et dénis? Comment comprendre le passage du juif persécuté à l'Israélien persécuteur?
La légitimation israélienne
La conception israélienne voit dans le processus historique qui a conduit à la situation actuelle non pas le produit d'une volonté de domination, mais la manifestation d'une nécessité vitale pour échapper à une menace permanente d'extermination.
Le sionisme fut la réponse nécessaire à l'antisémitisme européen, et l'aspiration à un État national fut la légitime aspiration à une patrie refuge.
L'implantation sioniste fut pacifique jusqu'en 48; elle s'effectua par achat de terres et non spoliation, et cela dans une petite partie d'une vaste territoire arabe sous-peuplé et sous-développé.
Refusé par le monde arabe, l'État hébreu, qui avait accepté le plan de partage de la Palestine, fut menacé de mort dès sa naissance et ne survécut que grâce à la victoire sur ses ennemis coalisés.
C'est à la suite de guerre défensives, menées sous la menace d'anéantissement, qu'il y eut extension du territoire originellement prévu par l'ONU. Le contrôle des territoires de peuplement arabe et l'implantation de colonies juives sur ces territoires se justifia par des nécessités stratégiques vitales, d'autant plus que la charte de l'OLP proclamait ouvertement l'objectif de détruire l'État d'Israël. La même nécessité vitale justifia les expéditions punitives au Liban ou ailleurs, ainsi que le refus de souscrire aux décisions de l'ONU.
Le terrorisme aveugle n'a cesser de frapper des civils juifs.
La menace de mort demeure constante.
Israël est une nation démocratique civilisée face à des despotismes et des peuples asservis ou fanatisés.
Ce point de vue est l'une des faces d'une réalité à double face.
La légitimation palestinienne
La conception palestinienne voit dans le processus historique qui a conduit à la situation actuelle la conséquence d'une implantation étrangère forcée en terre arabe.
Le monde arabo-musulman n'est pas responsable de l'antisémitisme européen ni du génocide hitlérien.
La colonisation sioniste s'est opéré par un argent juif collecté dans le monde et par l'occupation de fait de nombreux territoires.
La guerre de 1948 a suscité, non seulement la fuite de populations palestiniennes devant les troupes israéliennes, mais des expulsions sous la menace et l'interdiction du retour.
Depuis l'occupation totale de la Palestine par Israël en 1967, il y a colonisation de domination et colonisation de peuplement. La population palestinienne est soumise sans arrêts à des contrôles, vexations, représailles et à la ghettoïsation dès qu'il y a attentats. Le principe du talion et de la responsabilité collective est appliqué implacablement.
Il y a refus de reconnaître l'identité nationale palestinienne. Jusqu'à Oslo, Israël ne connaît que des arabes, c'est à dire non une nation occupée, mais des indigènes.
La légitime résistance palestinienne, née en 1956, s'est organisée sous l'égide de l'OLP en 1964. La poursuite de la colonisation israélienne sur son territoire, le sort de millions de réfugiés dans des camps au sein des pays arabes voisins, son impuissance militaire, son interdiction politique, ont conduit l'OLP à l'action terroriste comme ultime moyen désespéré de mener la lutte pour la reconnaissance, et comme réponse au terrorisme d'État d'Israël.
Israël s'est mis au dessus de toutes lois internationales; l'occupation de la Cisjordanie a été condamnée par l'ONU ainsi que les agressions israéliennes, dont l'expédition au Liban jusqu'à Beyrouth.
Israël est responsable de nombreux massacres sur des populations civiles; ceux de Chabra et Chatila ont été perpétrés sous tutelle israélienne. Les morts civiles dans les camps de réfugiés et au sud Liban sont innombrables. A la guerre des pierres de l'Intifada, Tsahal a répondu par balles et meurtres d'enfants et adolescents.
La double tragédie
Considéré isolement, chacun des points de vue, l'israélien et le palestinien est légitimé. Mais à utiliser le double regard, on perçoit une dialectique infernale et un cercle vicieux, lequel a créé un asservisseur et un asservi. On ne peut limiter son regard aux seuls innocents israéliens déchiquetés sous une bombe. On doit aussi regarder en face tant d'humiliations, de souffrances, de mépris subis par les palestiniens occupés demeurés sans cesse victimes d'une culpabilité collective en vertu de laquelle on fait sauter une maison familiale et l'on boucle un territoire.
Il faut voir aussi que durant le processus historique de ces décennies, la nation palestinienne s'est forgée dans la résistance et que l'unité israélienne s'est elle-même forgée dans la lutte. Les deux nations se sont trempées, comme souvent, grâce à l'ennemi mortel. Mais le terrible est qu'il y a deux nations ennemies pour un même territoire, et que les deux nationalismes empêchent un État binational. Plus terrible est que la double sacralité de Jérusalem en fasse non un même lieu saint ou une double capitale pour deux États, mais matière à monopole. Jérusalem est promulgué "capitale éternelle", alors que le passé a montré que cette éternité à éclipses, suspendue pendant plus de deux millénaires, n'a aucune garantie future.
Le terrible est que du moins jusqu'à Oslo, il n'y avait pas pour Israël, de marge entre dominer et être éliminé, et qu'il n'y avait aucune possibilité pour la Palestine d'être reconnue, sinon dans une élimination future d'Israël.
Les dialectiques infernales
Derrière la dialectique infernale, il y avait la complémentarité antagonique de l'antisémitisme et du sionisme.
L'idée sioniste est née en réaction à l'antisémitisme européen et la conséquence historique de l'antisémitisme nazi fut de permettre à l'État d'Israël d'exister. Les antagonistes ont travaillé dans le même sens au sein de la dialectique entre l'antisémitisme et le sionisme: isoler les juifs parmi les nations, négativement dans le cas antisémite en leur retirant tout droit national, positivement dans le cas sioniste en leur donnant une nation propre.
Cette dialectique s'est renouvelée au Moyen-Orient entre Israël et le monde arabe. L'anti-israelisme arabe a travaillé en faveur de la puissance israélienne, ce qui a suscité la dialectique occupation-resistance-repression-terrorisme.
Le terrorisme est donc à la fois conséquence et cause au sein de cette dialectique, où les victimes israéliennes d'attentats aveugles réactualisent la tragédie de l'histoire juive, et où la répression sur la population accroît le malheur palestinien.
Parallèlement, les États arabes se sont servis du malheur palestinien pour masquer leurs problèmes intérieurs, tout en maintenant les réfugiés palestiniens parqués dans des camps. Plus encore: c'est l'État jordanien qui a opéré le massacre des palestiniens lors du Septembre noir en 1970, et ce sont des arabes chrétiens, qui certes sous l'oeil bienveillant de Tsahal, ont effectué les massacres de Sabra et Chatila au Liban en 1975.
Au cours de la dialectique infernale, l'État assiégé a pu devenir État envahisseur au Liban, le sionisme socialiste a dépéri au profit d'un nationalisme devenant intégral par intégration en lui d'un intégrisme religieux, tandis que le nationalisme laïque de l'OLP s'effrite au profit du nationalisme intégriste de Hammas.
Au sionisme originel qui recherche avant tout la sécurité militaire, a succédé un nationalisme qui dans le Likoud prend un caractère ouvertement annexionniste: il s'agit de transformer la Cisjordanie palestinienne en Judée-Samarie israélienne. L'argument sécuritaire se met dès lors au service de l'intégrisme annexionniste.
Israël, né du rejet antisémite, a développé sa force grâce au rejet antisioniste. L'accroissement de sa puissance a été fonction de la haine arabe, mais si le cycle infernal n'est pas brisé, la haine finalement risque de l'anéantir.
Et tout cela dans la zone sismique du Moyen-Orient où s'affrontent est-ouest, nord-sud, riches-pauvres, laïcité-religion, les religions entre elles et où s'affrontèrent jusqu'en 1989 les deux super-puissances, USA et Union soviétique.
Le miracle historique
Et pourtant le miracle historique survint. Il y eut en prélude, la première rupture dans la quarantaine que les pays arabes faisaient subir à Israël. Grâce à l'initiative de Sadate, Israël obtint en échange du Sinaï la reconnaissance de son plus puissant voisin arabe, l'Egypte.
Le miracle lui-même vint des changements dans l'environnement: l'apaisement du conflit des deux blocs, pour qui le Moyen Orient était un foyer et enjeu considérable. La décomposition de l'URSS cessa de faire du Moyen-Orient une ligne de front entre l'empire soviétique et l'empire américain, puis la guerre du Golfe provoqua une rupture nouvelle dans le monde arabe; l'OLP se convertit officiellement à l'idée d'une paix négociée avec Israël, et, en Israël, le gouvernement Rabin-Peres s'avança prudemment, via les négociation d'Oslo, vers un règlement qui, selon la formule "paix contre territoires", rompait le cercle vicieux et conduisait à terme à l'entre-reconnaissance d'un État palestinien et d'un État hébreu, et à faire de Jérusalem une double capitale, l'ouest d'Israël, l'est de la Palestine.
Un cercle vertueux semblait devoir succéder au cercle vicieux.
Certes la voie était lente, longue pour dissiper une obsession obsidionale, entretenue par le complexe de Massada, et pour que les palestiniens se résignent au voisinage d'Israël. Le pari pour la paix comportait des risques pour Israël, de puissantes forces de rejet demeurant dans son entourage arabe. Mais le rejet ne pouvait que diminuer avec la reconnaissance des droits palestiniens, et le développement du processus de paix était la seule chance de le réduire. Comme prévu, le processus a été farouchement combattu par les deux camps du refus, et les deux extrémistes ennemis se sont montrés les meilleurs alliés pour torpiller la paix. L'assassinat de Rabin, la mollesse de Peres à l'intérieur et sa dureté à l'extérieur dans ses bombardements au sud Liban comme dans le réenfermement de la Cisjordanie, tout cela a ouvert la voie au Likoud de Netanyahou.
Le cercle fatal recommencé
Les candides avaient cru à l'irréversibilité du processus de paix. Netanyahou fut présenté comme intransigeant, stupide, imprudent, inexpérimenté, maladroit, irresponsable, "apprenti sorcier" inconscient, qui allait bientôt apprendre le "réalisme": en fait il exécutait la politique du nationalisme intégral israélien. Le projet geo-politique du Likoud se lia de plus en plus à la prédication intégriste qui assure obéir à la volonté divine. Recevant Netanyahou à Paris, le représentant français du Likoud ne s'est-il pas écrié que les seules frontières que devait reconnaître Israël sont celles fixées, non par l'ONU, mais par Dieu?
De fait, Netanyahou s'efforce de réaliser - comme ne cessent d'ailleurs de le souligner de plus en plus de voix en Israël - le projet conjoint de l'extrême-droite et des intégristes fanatiques. C'est le projet du Grand Israël, qui vise à coloniser la Cisjordanie, et à l'israéliser en Judée-Samarie.
D'où le verrouillage quasi continu, interrompu seulement par quelques brefs entractes, de la Cisjordanie en néo-ghetto, l'occupation de la bande sud du Liban, les bombardements indiscriminés, les incursions dans les territoires évacués par l'armée israélienne, la reprise des colonisations dans les terres palestiniennes, les nouveaux quadrillages routiers réservés aux seuls israéliens, l'asphyxie du Jérusalem palestinien avec dynamitage des immeubles et maisons, le meurtre de manifestants désarmés, les mitraillages par hélicoptères de lanceurs de pierres, l'ouverture du tunnel qui révèle le mépris total de ce qui pour le musulman est sacré, l'aggravation des humiliations et ghettoisations. Tout cela révèle un comportement qu'on aurait qualifié de criminel s'il s'agissait de Karadzic. Il est curieux que l'intelligentsia européenne, qui s'était mobilisée pour la Bosnie victime, demeure étrangement muette devant les mesures et actes de Netanyahou. Les commentateurs trouvent erroné et périlleux ce qui, commis contre un peuple occidental, aurait été dénoncé comme monstrueux.
Certes le jeu de Netanyahou tend à susciter des réactions violentes qui donneront prétexte à la réoccupation des territoires occupés pour les réprimer. En un mot la politique du Likoud a besoin d'exaspérer les palestiniens, de favoriser le développement de leurs extrémistes et intégrismes afin de pouvoir réoccuper militairement toute la Cisjornanie, et d'annexer finalement la "Judée-Samarie". .
Les forces maléfiques adverses ne font qu'accentuer leur collaboration objective. Le opérations provocatrices de Netanyahou ont pour effet très prévisible de déclencher des révoltes populaires et des attentats, d'affaiblir Arafat et l'OLP jusqu'au discrédit total au profit du Hamas, lequel, refusera plus que jamais de reconnaître Israël, ce qui déclenchera les opérations finales de nettoyage de la Cisjordanie. A court terme, le Hamas fait la politique du Likoud plus que l'inverse. Mais à moyen-terme c'est le Likoud qui fait la politique du Hamas.
A court terme effectivement, Israël profite d'un rapport de forces démesurément en sa faveur, en raison de la désunion arabe, de sa suprématie militaire, du soutien américain, de son arme nucléaire.
A moyen-terme, cette politique provoquera exactement l'inverse de son objectif: elle radicalisera un conflit négociable entre deux nations en un conflit inexpiable entre deux religions. Elle fournira une aide massive et inespérée aux intégrismes musulmans. Elle renforcera le camp du refus dans le monde arabe. Elle sape déjà la crédibilité d'Arafat, de l'OLP et des gouvernements arabes qui avaient choisi la négociation. La politique de déni des droits palestiniens surexcite les forces de rejet qui se déchaîneront et se coaliseront a nouveau. Elle affaiblit moralement Israël et tend à l'isoler dans le monde. Enfin, à long terme, le rapport de forces sera un jour modifié: la protection américaine n'est pas éternelle, et plusieurs états arabes ou musulmans disposeront de l'arme nucléaire. On ne peut éliminer en bout de course l'horrible perspective d'entre-anéantissements. D'un mot : il s'agit d'une stratégie auto-destructrice.
En attendant Dieu se bat contre Dieu: désormais les deux intégrismes sont en plein élan: Dieu devient acteur de plus en plus important et implacable. Il y aura un accroissement prévisible des barbaries : un anti-arabisme aussi horrible que l'antisémitisme, un anti-occidentalisme aveugle et meurtrier. Antijudaïsme et anti-arabisme croissent ensemble, s'entre nourrissent l'un l'autre. Au delà, la haine de l'Occident et la peur haineuse de l'Islam s'entre-aggravent l'une l'autre. Arabes et musulmans voient combien ils sont traités en leur défaveur selon le principe implicite mais évident de "deux poids deux mesures", tandis que l'Occident tend à ne percevoir de l'Islam que ses fanatismes terroristes.
L'attitude actuelle d'Israël et le soutien que continuent à lui apporter une grande partie des juifs dans le monde, va contribuer au renouveau de l'antijudaïsme. Selon la logique des prophéties auto-réalisatrices, les palestiniens et les arabes croiront de plus en plus au complot juif international, les juifs croiront de plus en plus à l'antijudaïsme de tout ce qui conteste les actes d'Israël. Tout ce qui confirmera les uns confirmera les autres.
Le cercle de la haine et de la vengeance pourra-t-il s'arrêter?
Le trou noir
Israël a dés sa naissance bénéficié de la solidarité juive et de la sympathie occidentale. Un cordon ombilical s'est formé reliant la diaspora à Israël. La diaspora se sentait fière qu'Israël démontre au monde que les juifs n'étaient pas par nature des couards et de commerçants, qu'ils savaient se battre et cultiver la terre.
Le cordon ombilical s'est renforcé avec la menace d'anéantissement sur Israël de 1948 à 1973. Mais à partir du moment où Israël devint colonisateur et répressif, le soutien à Israël a eu de plus en plus besoin de raviver le sentiment de cette menace, de renforcer le souvenir du génocide nazi, de convaincre ceux qu'on appelait "israélites" c'est à dire relevant d'une appartenance religieuse traditionnelle comme les protestants, qu'ils étaient juifs, c'est à dire ressortissants d'un peuple et d'une nation dont le foyer est Israël, et enfin d'entretenir chez les juifs l'idée qu'ils ne sont nulle part chez eux sauf en Israël.
Les institutions nommées communautaires se donnèrent pour mission d'opérer une transformation historique: dissiper l'universalisme qui était la tendance naturelle de la diaspora au profit d'un égocentrisme judeo-israélien.
Ainsi, au cours des années 70 le rappel du martyre juif subi sous les seconde guerre mondiale s'intensifie. Il correspond certes au légitime besoin de lutter contre l'oubli qui vient avec le temps. Mais il prend trois caractères particuliers.
Le premier est de faire ressortir l'unicité du martyre juif, qui d'abord appelé génocide, terme applicable à d'autres peuples, puis Holocauste, terme pouvant être dit dans toutes les langues, s'intitule désormais du terme hébreu de Shoah pour désigner une singularité absolue.
La hantise de la Shoah conduit à un judeo-centrisme obsessionnel (justement déploré par Yehudi Menuhin), qui non souvent oublie le sort équivalent subi par les tsiganes, mais aussi oublie les innombrables victimes non juives des déportations et exactions nazies durant la seconde guerre mondiale, tend toujours à atténuer l'énormité des hécatombes du goulag stalinien, tend à occulter les traits communs aux totalitarismes nazi et communiste en ne relevant que leur différence idéologique, et finit par faire du crime antisémite une monstruosité unique et absolue dans l'histoire de l'humanité, alors que les noirs d'Afrique ont subi à partir du 16ème siècle un massif et atroce esclavage dont les conséquences perdurent, que les peuples des Amériques ont été subjugués et détruits, non seulement par les maladies venues d'Europe, mais aussi par les cruautés de leurs asservisseurs.
Le second caractère de l'obsession de la Shoah est d'occulter les souffrances qu'inflige Israël par le rappel du martyre juif passé. Répressions, tueries, bombardements de civils au sud Liban, tortures, ghettoïsation de la Cisjordanie dès qu'il y a attentat, responsabilité collective subie par le peuple palestinien de tout crime terroriste, tout cela tend à être estompé, excusé, toléré par l'idée qu'Israël porte en lui le visage du martyr d'il y a cinquante ans et non celui de l'oppresseur des 25 dernières années.
Le troisième caractère de la Shoah est de développer une psychose d'appartenance inconditionnelle à Israël chez tous les juifs de la diaspora. Le trou noir de la Shoah attise l'incertitude juive sur la possibilité d'être intégré chez les gentils et fournit au diasporé laïque le témoignage de l'irréductibilité de son identité juive. Ainsi, le diasporé à la fois s'angoisse et se reconnaît intrinsèquement juif dans tout rappel du passé nazi (comme un procès de criminel de guerre), dans toute dénégation du passé (le "révisionnisme"), dans toute analogie présente avec le passé funeste ( la menace sur Israël).
Comme souvent l'entreprise d'oppression dans le présent est masquée à soi-même par le fait qu'on a été opprimé dans le passé; comme l'a dit Hugo: "dans l'opprimé d'hier, l'oppresseur de demain". Ainsi la Serbie hypernationaliste s'est auto-justifiée de ses pratiques barbares a l'égard des bosniaques en évoquent le martyre passé des serbes sous les ottomans puis sous les nazis et les oustachis; ainsi la conscience d'être victime du passé permet de devenir bourreau du présent: mais cela peut préparer aussi les catastrophes du futur.
Aussi le vaste réseau entretenu par les institutions dites communautaires censées représenter tous les juifs de chaque pays (comme en France) et/ou et de lobbies (comme aux États Unis) utilise et attise Auschwitz pour bien relier tout juif extérieur à l'État israélien, afin qu'il soit bien convaincu qu'il ne sera en sécurité nulle part, que sa vraie patrie est Israël. Comme les années 70 sont marquées à la fois par la désintégration des idées universalistes auxquels s'étaient attachés beaucoup d'intellectuels d'origine juive, notamment en Europe, et par les multiples ressourcements dans l'identité ethnique ou religieuse, il s'opère un ressourcement juif qui du reste comporte et développe un intégrisme messianiste et nationaliste. Dès lors, Israël entre de plus en plus profondément dans l'identité de beaucoup de juifs diasporés. Ce mouvement s'accentue et s'amplifie chez certains en une solidarité inconditionnelle avec tout acte du gouvernement israélien, et il s'enracine chez les générations récentes dans le thème "même peuple, en France et en Israël" [1].
Tout cela pousse bien des juifs à percevoir en Israël le persécuté et l'opprimé d'il y a un demi-siècle, et non le persécuteur et l'oppresseur d'aujourdhui. Tout cela les pousse en même temps à ne voir que la menace d'anéantissement qui plane sur Israël et non son caractère dominateur.
Engagé dès sa création dans une guerre pour sa survie, Israël fit craindre aux juifs de la diaspora qu'il devienne l'équivalent national d'un gigantesque ghetto de Varsovie promis à l'extermination. Il est vrai que la menace demeure pour l'avenir, et si le mot Shoah signifie un anéantissement proprement et uniquement destiné aux juifs, il vaut pleinement comme terrifiante possibilité du futur pour Israël. Mais la politique de force, loin atténuer la menace ne fait que l'accroître à long terme.
Aujourd'hui, le rappel de la hantise juive se fait au service de la politique colonisatrice de l'État israélien, lequel, par le biais des institutions juives de la diaspora, rappelle à l'Occident européen l'ignoble antisémitisme qu'il a provoqué. Du coup, on banalise les bouclages répétés des territoires palestiniens. Tandis qu'on demande la condamnation de crimes et d'aveuglements commis sous et par Vichy il y a 50 ans, on reste indifférent aux crimes commis par des enragés comme Golstein, l'assassin d'Hebron, les tortureurs légaux de la police israélienne, les militaires ou politiques responsables du massacre de 200 civils à Canaa au Sud-Liban.
C'est sur ces bases que le Likoud, avec Netanyahu, a instrumentalisé le sentiment de solidarité qui s'est tissé ainsi en faveur d'Israël pour opérer la désolidarisation des accords d'Oslo, reprendre les colonisations, organiser le quadrillage du territoire palestinien par des routes stratégiques, et ainsi entreprendre à petits pas l'Israelisation de toute la Palestine.
Tout cela continue à s'opérer dans un silence moral impressionnant: le tabou de respect pour le martyre juif passé devient un tabou de mutisme pour la tragédie palestinienne.
La situation actuelle
Tout n'est pas encore joué. Il suffirait, pour reprendre le processus de paix, que les principaux acteurs internationaux sortent de leur immobilisme.
Les États Unis disposent des moyens de pression suffisants, mais Clinton subit la pression de ceux qui veulent empêcher l'usage de ces moyens de pression.
L'Europe pourrait intervenir en subordonnant ses coopérations politiques et économiques à la reprise du processus de paix.
La diaspora juive pourrait comprendre et soutenir la gauche israélienne.
Israël demeure une nation démocratique où peut intervenir un changement de majorité.
Il est clair que la reprise du processus de paix n'éliminerait pas pour autant tout risque pour Israël, dans le contexte éruptif du Moyen-Orient arabe, et nul ne peut assurer que le risque extrême serait écarté. Mais, répétons-le, la politique likoudienne aggrave le risque à terme et favorise une catastrophe historique pire que celle du royaume franc, car elle serait non seulement pour Israël, mais aussi pour toute la région, et peut être pour la planète.
En attendant (Godot? Clinton? Bilak?), nous ne pouvons que regarder en face la double tragédie, des deux yeux et non d'un seul oeil borgne.
EDGAR MORIN
NOTES
* Article publié dans Libération du 11 septembre 1997, pp. 5-7 ; texte reproduit dans notre Bulletin avec l'autorisation de l'auteur.
[1] Comme je l'ai écrit dans un article "Juif, substantif ou adjectif" paru dans Le Monde du 11 octobre 1989. Ainsi s'est reconstituée la triade d'avant l'occupation romaine peuple-nation-religion qui s'est reconstituée en Israel, et dans l'aura d'Israel, tend à envelopper comme tentacule, à récupérer, à absorber l'identité juive moderne, qui perd alors de plus en plus son fondement culturel laïque et européen. Même quand demeure le sentiment d'appartenance à la France et au peuple français, la triade devient la référence spécifique et du coup substantielle de l'identité juive
Crise et réforme du monde arabe
Alors que le peuple irakien vote le 15 octobre sur un projet de Constitution très contesté, le débat se poursuit dans le monde arabe sur les voies à emprunter pour sortir la région de la crise, de la misère et de l’autoritarisme. Si un large consensus existe pour s’opposer aux réformes imposées par l’étranger, de plus en plus de voix appellent à sortir du statu quo et à avancer sur le chemin de la démocratie.
L’invasion et l’occupation de l’Irak ont mis en branle des tendances géopolitiques puissantes et imprévisibles au Proche-Orient et au-delà. L’une d’elles est la dynamique de démocratisation et de réforme engagée dans le monde arabe, dont l’administration américaine s’attribue le mérite. Cette revendication tardive s’appuie sur les élections irakiennes et sur les récents événements au Liban. La réalité paraît plus complexe : contradictoire dans ses effets, la politique américaine constitue l’une des trois voies potentielles de réforme, à côté de celles que l’on peut qualifier d’« islamiste » et d’« autochtone progressiste ».
Les fondements théoriques du projet américain sont connus. La guerre en Irak découle du long travail intellectuel et politique du petit groupe des néoconservateurs, à commencer par Norman Podhoretz, Richard Perle, David Frum, Bernard Lewis, Fouad Ajami – plus le favori du président George W. Bush, l’ancien dissident soviétique et homme politique israélien de droite Nathan sharansky. Tous partagent la même vision d’un monde arabe plongé dans une décadence persistante, engendrée par les défauts culturels, psychologiques et religieux des sociétés arabes (ou islamiques). Cette « génétique » expliquerait le déferlement d’une violence terroriste de plus en plus virulente et ferait obstacle à une démocratisation conçue comme seul remède à tous ces maux.
Face à ce terrorisme qui peut, à tout moment, recourir aux armes de destruction massive – chimiques, bactériologiques, voire nucléaires –, l’Amérique, selon les « néocons », ne peut attendre que les Etats se réforment eux-mêmes : elle doit agir pour modifier le cours de l’histoire dans le monde arabo-islamique, en liquider les tares et le contraindre à se démocratiser. Seuls les Etats-Unis peuvent s’en charger, en recourant si nécessaire à la force.
Avec sa cohérence, ce wilsonisme (1) de droite a de quoi séduire. L’invocation abstraite de la « démocratie » sert de justification ultime aux actions de l’Amérique, un peu à la manière du « socialisme », naguère, pour l’Union soviétique. L’importance de la guerre d’Irak tient non seulement aux bienfaits qu’elle est censée apporter à ce pays, mais aussi à l’étape qu’elle représenterait dans la création d’un nouveau cadre géopolitique – un système global de sécurité et de réforme, administré depuis Washington, prétendument au bénéfice de tous, y compris d’un monde arabe souffrant.
Bref, cette guerre représente, dans la vision des « néocons », le passage d’abstractions – comme le « mal » et la « démocratie » – à un projet concret de conquête, d’occupation et de transformation. Mais elle en révèle aussi les conséquences. Les idéologues de Washington avaient promis une transition rapide vers un Etat irakien indépendant, stable, unifié, laïque – un modèle de démocratisation pour le Proche-Orient. Au lieu de quoi l’intervention a débouché sur une tragédie, qui a coûté la vie à des milliers de soldats et à des dizaines de milliers de civils, détruit des villes entières et réouvert des salles de torture, sans parvenir pour autant à garantir la sécurité des citoyens ni leur approvisionnement en eau, électricité ou gaz : une société en ruine, au bord de la guerre civile, devenue, selon les services de renseignement, une énorme fabrique de terrorisme.
Comme au Vietnam en 1967
Un crime qu’aucun scénario de réforme régionale ne peut justifier ni réparer, tel est le diagnostic des observateurs les plus perspicaces. « Nous avons réussi les élections », rétorquent en substance les néoconservateurs, dont un théoricien vante l’« irrésistible participation populaire » de janvier 2005, qui aurait « rendu le pouvoir à 80 % de la population irakienne – les Kurdes et les chiites ». Selon lui, ce serait même le point de départ des événements du Liban, d’Egypte et du Golfe. Et de citer le dirigeant druze Walid Joumblatt, pour qui la « révolution » libanaise « a débuté à la suite de l’invasion américaine de l’Irak », les élections symbolisant « le début d’un nouveau monde arabe ». Ce scrutin, conclut Charles Krauthammer, marque un « tournant historique », prouve que « l’Amérique est vraiment attachée à la démocratie » et « justifie » non seulement l’invasion de l’Irak, mais aussi toute la « doctrine Bush, synonyme de politique étrangère néoconservatrice (2) ».
Cet enthousiasme laisse sceptique. Les Etats-Unis, à l’origine, ne voulaient pas de ces élections, imposées par le grand ayatollah Ali Sistani. Les partis victorieux promettaient tous un retrait américain. L’« irrésistible participation » plafonna à 58 % des électeurs inscrits, et à... 2 % dans les régions sunnites. Et le rédacteur en chef du Daily Star de Beyrouth persifle : « Je n’ai jamais entendu [l’idée selon laquelle les Libanais se seraient inspirés de l’Irak] ailleurs que dans la bouche de Walid Joumblatt. » La suite des événements a d’ailleurs douché les euphoriques. Comme le dit un haut fonctionnaire américain, « ce que nous voulions accomplir n’a jamais été réaliste. (...) Nous sommes en train de nous débarrasser de ce “non-réalisme” qui l’emportait au début (3). » La dernière fois que les Américains se dirent « surpris et touchés » par « l’importance de la participation » à une élection « malgré une campagne terroriste de déstabilisation (4) », le taux de participation avait atteint 83 % : cela se passait au Vietnam, en 1967...
La montée en puissance des partis chiites confirme le caractère faustien du pacte que les Etats-Unis ont conclu avec le clergé chiite conservateur : les liens de ce dernier avec l’Iran s’opposent évidemment aux prétentions démocratiques du projet américain. Dans la laborieuse élaboration de la Constitution, Washington a fait pression pour éviter toute rupture des négociations, mais aussi toute solution embarrassante sur les questions controversées du fédéralisme et du rôle de l’islam. Les deux points se tiennent : le fondamentalisme d’inspiration iranienne a pris si fortement racine localement – comme à Bassora, où les Britanniques ont acheté un calme relatif en laissant se construire un régime social strictement fondamentaliste – que certains chiites proposent l’établissement d’une région autonome gouvernée par leur interprétation de la charia, ce que les Américains auront bien du mal à empêcher. Quel paradoxe ! « Nous planifions l’établissement d’une démocratie, commente un responsable américain, mais nous réalisons progressivement que nous aboutirons à une forme de république islamique (5). »
L’histoire du Proche-Orient a été marquée, de longue date, par la tension entre domination occidentale et exigence arabe d’indépendance, focalisée sur le pétrole, la guerre froide, la création d’Israël. Dans la dernière période, l’islamisme a succédé au nationalisme et au socialisme arabes à la tête de la résistance aux pressions de l’Occident. Et pourtant, malgré les antagonismes apparents, Washington et ses alliés européens ont toujours cohabité, d’une manière ou d’une autre, avec les mouvements islamistes.
Pays musulman le plus conservateur du monde arabe, l’Arabie saoudite fut aussi longtemps le plus proche des Etats-Unis. Le soutien de ces derniers au chah (du point de vue de Téhéran) puis la crise des otages en 1979-1980 (du point de vue de Washington) ont rendu les rapports irano-américains plus conflictuels. En Algérie, l’Occident a accepté l’annulation d’élections démocratiques afin d’empêcher l’arrivée au pouvoir des fondamentalistes. En Turquie, il a au contraire toléré l’accession au pouvoir d’un parti de tradition islamiste, certes plus modéré, qui n’a pas participé à l’invasion de l’Irak – il est vrai que la perspective de l’adhésion à l’Union européenne pèse fortement sur la posture de tous les acteurs de la vie institutionnelle à Ankara. Comme le chercheur Mahmood Mamdani le souligne (6), ce qui guide la politique des Etats-Unis, c’est moins le refus de principe du fondamentalisme, ou le soutien permanent à la démocratie, que la recherche du meilleur moyen d’assurer sa domination.
L’actuelle administration joue, depuis peu, une nouvelle carte : elle se déclare prête à bousculer le statu quo au nom de la démocratie. Ainsi la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice a-t-elle récemment annoncé la remise en cause radicale de soixante ans d’une diplomatie qui « tendait à la stabilité aux dépens de la démocratie (...) sans atteindre aucun des deux (7) ». Que vaut cet engagement envers l’idéal « universel » de la « démocratie en-soi et pour-soi (8) » ? Washington avalisera-t-il une victoire démocratique des Frères musulmans en Egypte, des partisans de M. Oussama Ben Laden en Arabie saoudite, du Hezbollah au Liban, du Hamas en Palestine ou encore du fondamentalisme chiite en Irak ?
La difficulté est si manifeste que même certains défenseurs du président Bush « désespèrent » de la « déviation démocratique » de la « guerre contre l’islam militant (9) ». De fait, compte tenu des contradictions engendrées par leur action, des heurts entre leurs intérêts bien compris et les faits, comment expliquer que des officiels américains s’enferment dans cette stratégie contre-productive de « démocratie pour-soi » ? Croient-il pouvoir défaire plus aisément les islamistes radicaux une fois ceux-ci au pouvoir ? S’agit-il de l’exposé rationnel d’une politique aux objectifs inavouables – ou qu’ils ignorent ? Conscients de l’influence du Likoud sur les néoconservateurs, certains observateurs suggèrent que ces derniers entendent en fait déstabiliser et affaiblir les Etats arabes, fût-ce au prix du fondamentalisme.
L’administration Bush constitue presque une énigme, tant les intentions affichées sont incompatibles avec les intérêts américains. Lorsque des chefs religieux fondamentalistes chiites prirent le pouvoir en Iran, les Etats-Unis firent marche arrière sur leur rhétorique des « droits de l’homme ». Ayant eux-mêmes conduit des dirigeants fondamentalistes chiites au pouvoir en Irak, vont-ils adoucir leur posture « anti-islamiste » ? Et si, demain, des mouvements comme le Hamas accédaient au pouvoir dans d’autres pays, en reviendraient-ils à des pactes de stabilité « antifondamentalistes » avec des élites autoritaires, comme avant le 11-septembre ?
Religion, culture et question de classe
La confusion des positions occidentales sur l’islamisme et la démocratie ne nous dispense pas, nous les Arabes et les musulmans, de clarifier notre propre position. Il existe, chez nous, de nombreuses formes de « fondamentalisme », mais la relation simple et pure que chacune revendique avec la religion musulmane est en réalité complexe. La plupart héritent d’une histoire de « quiétisme » politique, favorable à la réforme au nom de principes islamiques. Certains militent politiquement : ils assimilent la corruption comme l’autocratie des Etats arabes à des formes de laïcité et d’apostasie, et prônent la réforme par la réislamisation de l’Etat – soit en en prenant le contrôle, soit en provoquant une lame de fond dans ce sens. Les plus mécontents ont donné naissance à un nouveau type d’islamisme : ces djihadistes considèrent les sociétés arabes modernes comme corrompues par leur assimilation des valeurs occidentales hérétiques, et prétendent donc leur faire la guerre pour reconstruire et purifier l’oumma. Ils exploitent avec finesse les tensions existant parmi les populations musulmanes d’Europe, devenues le vecteur premier de la diffusion de cette idéologie.
On ne saurait comprendre le succès des fondamentalistes sans mesurer combien religion, questions de classe, problèmes de culture et politique s’entremêlent. Dans bien des pays musulmans, les masses populaires sont piégées par la pauvreté, perturbées par l’ébranlement des mœurs traditionnelles, enragées par les promesses non tenues de la mondialisation, souvent désespérées mais incapables de quitter leur pays alors que les élites occidentalisées, elles, parcourent le monde. Voilà qui, en l’absence d’une alternative séculière et populaire, offre un terrain sensible aux sirènes du fondamentalisme. Du coup, toute possibilité réelle de démocratisation sera souvent synonyme d’islamisation.
Peut-être avons-nous préjugé de nos forces face à l’essor de ces idéologies drapées dans le Coran. Nous avons cependant les moyens de faire face efficacement, dans le respect de nos traditions et de notre culture. Dans mon pays, le roi Mohammed VI a courageusement mis en œuvre la modernisation du code de la famille, malgré la forte opposition des groupes islamistes, qui intimidaient bien des partis laïques. Bref, nous pouvons relever, dans nos pays, le défi fondamentaliste.
Que ma position soit claire : je suis favorable à une politique modérée, progressiste et ouverte à tous les citoyens, tolérante à l’égard des diverses visions du rôle de la religion dans la vie politique. Si l’indépendance des sphères politique et religieuse ne constitue pas une garantie contre la corruption ou les politiques réactionnaires, je m’oppose à toute forme de régime théocratique, incompatible avec une saine culture démocratique. Tout en respectant l’islam, l’Etat doit rester indépendant des autorités religieuses, mais aussi éviter de « punir » les plus religieux en réduisant leur accès à l’éducation ou à la vie publique.
Ces questions doivent être résolues dans un cadre constitutionnel démocratique accepté par tous les partis. Cela requiert de sérieuses garanties institutionnelles ; mais, dans un contexte de véritable équité politique et de séparation des pouvoirs, les mouvements islamistes peuvent être partie intégrante de la vie politique de leur pays. Il ne suffit pas de craindre l’islamisme comme force potentielle de déstabilisation. Encore faut-il comprendre qu’on peut le transformer en l’intégrant dans la vie démocratique.
Que va faire Washington face à l’Iran ?
Douloureux pour nos sociétés, le débat sur l’islamisme et la démocratie devient explosif dès lors que s’y mêle le « deux poids, deux mesures » à l’œuvre en Palestine comme en Irak, l’obsédante « guerre contre le terrorisme » et les préjugés omniprésents dès qu’il est question de l’islam. Parmi les facteurs qui ont radicalisé les fondamentalistes figurent la suffisance des Arabes, mais aussi l’arrogance de l’Occident.
Le monde arabe a donc bien besoin de débattre du chemin qu’il lui faut emprunter vers la réforme et la démocratisation, et aussi vers une reconfiguration progressive de la foi et du politique. Nous comprenons l’intérêt que nos amis de par le monde portent à ces débats, comme leur désir d’encourager les alternatives les plus pacifiques et les plus démocratiques. Mais nous ne pouvons accepter qu’une nation, quelle qu’elle soit, s’arroge le droit de résoudre nos problèmes par le recours à la force militaire. La démocratie ne s’implantera dans nos sociétés qu’en y prenant racine et en y grandissant de l’intérieur.
En Iran, la menace américaine a contribué à la victoire, surprenante mais démocratique, d’un candidat conservateur. Ailleurs, des partis comme le Hamas et le Hezbollah ont réussi à placer l’islam aux avant-postes de luttes nationales, et remportent également des élections démocratiques. L’Irak est devenu un terreau fertile pour tous les extrémismes. Bref, si le fondamentalisme n’ouvre pas, par lui-même ou en combinaison avec la démocratie ou le nationalisme, une voie souhaitable vers la réforme, il devient, dès lors qu’il est perçu comme l’unique partenaire de la démocratie ou du nationalisme, un détour inévitable sur la très longue route vers une société progressiste.
Le dialogue, en outre, doit être à double sens. Nous avons aussi un droit de regard sur certains débats majeurs chez nos amis, afin d’encourager les options qui nous paraissent les plus fructueuses. Après tout, nous sommes également intéressés par les solutions retenues. Et si les critiques américains du monde arabe, même néoconservateurs, ont indéniablement identifié des tendances dangereuses dans nos sociétés, nous pouvons leur renvoyer la critique.
Ce qui émerge sous nos yeux, c’est une nouvelle et puissante configuration politique, mêlant le fondamentalisme chrétien de droite, le sionisme américain militant et un militarisme sans limite. Enroulée dans le mythe du drapeau, de la famille et de l’Eglise, la politique intérieure américaine se projette au-dehors sous la forme d’une politique extérieure agressive, unilatérale et arrogante. Ce « bloc » conduit l’intervention en Irak et au-delà, justifiant ainsi la violence et démentant ses propres discours altruistes. D’où la difficulté à modifier cette politique indissociablement nationale et étrangère.
Cette dernière s’explique aussi par la désécularisation croissante du politique et de l’Etat en Amérique. A preuve, les conflits féroces sur le sort de Terry Schiavo, à propos de l’invocation des dix commandements dans les tribunaux ou encore pour savoir jusqu’à quel point le gouvernement doit être – dixit un magistrat de la Cour suprême – le « ministère de Dieu (10) ». Le président lui-même a cru bon d’intervenir dans un débat sur la théorie de l’évolution, et contre les principes de base de la science. « Le parti républicain de Lincoln est devenu un parti théocratique (11) », avoue un membre républicain du Congrès.
Sans doute cette symbiose explique- t-elle la facilité avec laquelle on tolère la torture et on investit le principal dirigeant de pouvoirs illimités, lui permettant d’emprisonner indéfiniment des personnes qui ne sont ni jugées ni même inculpées. Mais aussi l’incapacité d’une nation si puissante à relativiser sa propre place dans le monde, à reconnaître ses échecs et ses fautes, à comprendre que tous les pays du monde ne l’imitent pas. Et sa propension à prendre l’ignorance pour de l’innocence, l’arrogance pour de la superpuissance, et le mélange des deux pour de la naïveté.
Il est temps que ces questions fassent l’objet, aux Etats-Unis, d’un débat national. Amis respectueux, nous y encouragerons les résolutions compatibles, à nos yeux, avec les traditions démocratiques qui fondent depuis toujours notre admiration pour ce pays. Voilà pourquoi, en matière de réforme, nous ne voulons ni du chemin néoconservateur ni de celui des fondamentalistes. S’en ouvrira-t-il un autre dans un futur proche ? Le concevoir est en tout cas difficile, vu les répercussions aussi profondes qu’imprévisibles de la guerre d’Irak.
Que va faire l’Amérique face à l’Iran ? Pour les observateurs raisonnables, le bourbier irakien rend inconcevable l’hypothèse d’une nouvelle action militaire, d’autant que le leadership chiite irakien rejette toute velléité d’agression. Et les excuses présentées à Téhéran par les nouveaux dirigeants de Bagdad pour la guerre Iran-Irak (1980-1988) posent les fondations d’une nouvelle alliance militaire : n’ont-ils pas juré qu’ils ne permettraient jamais une attaque contre leur voisin depuis leur territoire ?
Ces considérations n’ont pourtant pas fait taire la rhétorique agressive contre Téhéran, sous couvert, cette fois encore, d’armes de destruction massive. Le vice-président Richard Cheney menace même d’attaquer l’Iran avec des armes nucléaires dans l’éventualité d’un nouvel attentat terroriste aux Etats-Unis – même si Téhéran n’avait rien à y voir. Pour les néoconservateurs, si le Hamas ou le Hezbollah peuvent attendre, l’Iran, en revanche, est un Etat puissant, que la destruction de ses principaux ennemis (les talibans, le régime irakien) a encore renforcé. Il exerce désormais une influence majeure sur l’Irak, et inspire une sphère régionale d’influence chiite transnationale. C’est, de surcroît, une puissance militaire redoutable, en mesure de produire des armes nucléaires – même si rien n’atteste un tel dessein.
Voilà qui pourrait amener Washington à considérer la destruction de l’Iran comme la seule manière d’empêcher ce pays de devenir un obstacle irréversible à la domination américano-israélienne sur la région. Il s’agirait en outre, pour le néoconservatisme au pouvoir, d’une extension logique de sa stratégie de « destruction créatrice (12) ». Une telle attaque, même menée par des forces israéliennes avec l’accord des Etats-Unis, plongerait toutefois le Proche-Orient dans un engrenage désastreux de violence et d’instabilité.
Le Proche-Orient continue par ailleurs à évoluer. Signe de faiblesse de la Syrie, son retrait du Liban peut aussi lui permettre de rassembler ses forces, sans savoir si cela conduira à une réforme démocratique, à la répression d’une possible rébellion (sunnite ou kurde), ou à une résistance contre les menaces américaines. Libéré de l’occupation syrienne, le Liban replongera-t-il dans la guerre civile ou réconciliera-t-il démocratiquement, sans ingérence étrangère, ses dix-sept confessions, des maronites aux chiites ? En Egypte, venons-nous d’assister au début ou à la fin de l’ouverture démocratique ? En Arabie saoudite, des élections municipales très contrôlées ont profité à des wahhabites rigoristes. Ailleurs, il sera difficile d’apprivoiser des sociétés civiles arabes enhardies. Dans ce contexte incertain, des pays modérés comme le Maroc, Bahreïn et la Jordanie ont fait des pas hésitants vers la réforme.
Mais une véritable réforme – autochtone, progressiste et apte à satisfaire les besoins et aspirations de nos peuples – doit aller au-delà de cette timide démocratisation, faite d’élections restreintes et de constitutionnalisme limité. Elle exige qu’on en finisse avec ce que le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) qualifie, dans son Rapport sur le développement humain arabe (2004), de « trou noir de l’Etat arabe (13) ». Selon ce document, la concentration du pouvoir entre les mains du pouvoir exécutif – qu’il soit monarchique, militaire, dictatorial ou issu d’élections présidentielles dans lesquelles se présente un candidat unique – a créé « une sorte de “trou noir” au cœur de la vie politique » et « réduit son environnement social à un ensemble statique où rien ne bouge ». Pour en sortir, il faut des réformes politiques et juridiques fortes et immédiates respectant les libertés fondamentales d’opinion, d’expression et d’association, garantissant l’indépendance de la justice et abolissant cet « état d’urgence (...) devenu permanent même en l’absence de dangers qui le justifient ».
Document remarquable, le rapport du PNUD passe des analyses historiques et théoriques sur le concept de liberté dans le monde arabe et islamique à la critique de « toute forme d’atteinte à la dignité humaine, comme la faim, la maladie, l’ignorance, la pauvreté et la peur ». Respectueux des cultures locales, il dénonce l’« environnement de répression qui prévaut » et plaide en faveur d’une reconfiguration des « structures économique, politique et sociale » permettant aux acteurs sociaux et politiques progressistes d’utiliser « la crise des régimes autoritaires et totalitaires à leur avantage ».
Il attribue une responsabilité particulière à « l’avant-garde intellectuelle et politique de la région », qui, jusqu’à présent, a « omis de jouer son rôle social en tant que conscience et leader de la nation ». Certains estimeront sévère ce jugement qui néglige le courage des journalistes et des dissidents résistant à une impitoyable répression. Les représentants de la société civile doivent néanmoins « trouver un juste milieu pour eux et pour le monde arabe, sans céder à l’influence des grandes puissances ni pour autant se laisser aller au désespoir et à la violence, vers lesquels pourraient se laisser entraîner de nombreux jeunes en colère privés de toutes formes de marges de manœuvre pacifiques et efficaces ».
L’ampleur de la tâche nous accable. Il peut même sembler impossible, voire futile, de chercher une issue à l’apocalypse préparée par les deux adversaires-complices de la « destruction créatrice » – qui voient chacun dans l’autre l’incarnation du « mal » à anéantir par une guerre totale. Telle est pourtant notre mission. Parfois, dans une situation marquée par tant de facteurs négatifs, le devoir des progressistes consiste simplement à maintenir en vie la possibilité du positif. Le politique reviendra. Ville après ville, pays après pays, région après région, nous devons multiplier le nombre des acteurs qui refusent l’apocalypse et préfèrent jouer le rôle de bâtisseurs d’une existence libre et meilleure.
Hicham Ben Abdallah El Alaoui
Avec quel scalpel faut-il opérer pour en finir avec une des tumeurs les plus malignes de notre temps, celle à l’origine du cancer du Proche –Orient ?
D'espoir de paix en reprises de la violence, de l'assassinat de Rabin à la mort de Yasser Arafat, de la construction du mur à l'évacuation des colonies de la bande de Gaza, de la victoire du Hamas à celle de Kadima le conflit israélo-palestinien peut paraître parfois indépassable, provoquer en France des discussions passionnées, ou lasser.
Pour reprendre le titre d’un roman d’Italo Calvino, la Méditerranée est devenue pour nous “le château des destins croisés”, un interminable jeu de tarots où les positions des joueurs changent et s’échangent
La question des racines culturelles des concepts de sécurité est relativement peu étudiée, la sécurité étant plutôt l’apanage de la géopolitique ou de la géostratégie, domaines où l’actualité des relations internationales et les réflexions sur les capacités militaires ont davantage cours que l’anthropologie culturelle. Pourtant les conditions historiques et culturelles qui voient l’éclosion d’un concept sont importantes puisqu’elles lui donnent un sens et des connotations particulières.
Il est devenu banal de dire que le concept de sécurité s’est considérablement transformé et enrichi depuis le début des années 90. Le Dialogue Méditerranéen de l’OTAN est né précisément de la conviction que cette transformation était mal perçue et qu’il importait de rassurer les pays du Sud sur le devenir de l’OTAN, non plus seulement organisation militaire de défense collective mais organisation prônant la coopération en matière de sécurité entendue au sens large (“cooperative security”).
Depuis cette date, le Collège de Défense de l’OTAN a organisé plusieurs rencontres pour confronter et rapprocher nos visions de la sécurité. Dès 1998, le premier des séminaires internationaux de recherche du Dialogue Méditerranéen avait mis en relief ces différences de perception de la sécurité.
comme source d’inspiration et procédé d’écriture.
3 Mme Laure Borgomano-Loup est Docteur d’Etat en Sciences Humaines, Conseiller de Recherche au Collège de Défense de l’OTAN, Rome, Italie.
Selon les pays du Sud, “le Nord dispose d’une puissance militaire écrasante, potentiellement menaçante. Au Sud de la Méditerranée, les problèmes de sécurité sont essentiellement d’ordre interne: conflits locaux non résolus, instabilité économique, déséquilibres démographiques, problèmes d’environnement, régimes politiques autoritaires, désintégration sociale, développement d’une opposition islamiste violente.” Les pays du Nord pour leur part semblent voir dans la rive Sud de la Méditerranée “une source de menaces liées aux armes de destruction massive, aux problèmes engendrés par une immigration massive mal maîtrisée et au développement d’un terrorisme transnational.”
Le propos d’aujourd’hui n’est pas de discuter la valeur de ces différences de perception mais d’en interroger les fondements historiques et culturels. En effet, nous avons eu souvent l’impression d’opposer un discours à un autre discours, sans jamais parvenir à nous convaincre mutuellement. Peut-être est-ce parce qu’au-delà des faits, toujours têtus, la sécurité reste un objet d’interprétation en partie subjective dans lequel l’imaginaire et la mémoire jouent un rôle important.
Nous proposons donc de prendre les questions de sécurité par un biais nouveau: laissant de côté les conditions militaires et politiques de la sécurité, nous voudrions réfléchir ensemble aux racines anthropologiques qui sous-tendent sa perception
ULB
Colloque de Bruxelles
Jeudi 7 juin 2007
Ahmed BENANI
Université de Lausanne
Ahmed.Benani@unil.ch
Texte soumis
« Je ne vous empêche pas d’adorer vos pierres, mais ne les jetez pas sur moi »
(Dr. Wafa Sultan, psychiatre américaine d’origine syrienne, lors d’un débat sur al-Jazeera avec le Dr. Ibrahim al-Khouli, professeur égyptien d’études religieuses, 21 février 2006 ; cité in Elie Barnavi « Les religions meurtrières ». Flammarion 2006)
Mesdames, Messieurs, Chers collègues, chers amis,
En nous invitant à réfléchir sur :
« Les projets dits de « remodelage » des Etats et des sociétés de du Moyen-Orient qui viennent les remettre en question.
.- En précisant, pour reprendre vos propres termes, que ces « dynamiques de dislocation et de déconstruction touchent en leur fondement même les équilibres très complexes de communautés humaines dont la vie commune a été forgée par le mouvement de l’Histoire ».
.- « En concluant enfin, que dans ce cadre, les relations internationales de cette région dépendront de la manière dont les équilibres seront forgés et de la manière dont les acteurs internationaux , en particulier l'UE se positionneront dans cette "architecture" future ».
Les questions centrales que vous nous posez, que nous nous posons , du type :
- Quels sont les changements qui touchent la région? Quels sont les enjeux économiques qui conditionnent les relations inter et intra régionales?
- Quelles sont les perspectives d’avenir qui s’offrent à ces communautés humaines et à leur mode d’organisation politique et sociétal ?
- Quelles sont les perspectives politiques?
Je vous accorde bien volontiers que ces questions sont fondamentales et pertinentes, mais elles gagneraient davantage en sens et en profondeur si elles étaient examinées aussi et, surtout dirais-je, sous l’angle du religieux.
Plus précisément, je voudrais que nous réfléchissions ensemble aux racines anthropologiques qui sous-tendent nos perceptions des problématiques que je viens d’énumérer et qui sont au centre de ce colloque.
En citant Régis Debray, « Il est temps de désarmer Dieu », je voudrais, comme lui, rappeler que l’imbrication du divin et du sanglant ne date pas d’hier. En axant ainsi ma réflexion sur la violence et son articulation avec la ou les religions, mon approche relève pour l’essentiel de l’anthropologie politique et je vais la présenter à partir de deux thématiques ; a)le néo-césaro-papisme ; b) pouvoir, religion et violence.
1.- Du Néo-césaro-papisme
La formule est de Laurent Laplante (dans un texte de 2003 édité au Québec), son auteur est le premier à reconnaître que l'expression est horrible. Le césaro-papisme, c'est la confusion entre le domaine de César et celui du pape, entre le champ dévolu au pouvoir civil et celui sur lequel tente de régner l'autorité religieuse.
Je veux bien reconnaître qu’à partir des Lumières, de la modernité politique que dans bon nombre de sociétés, les élites, les acteurs civils ou politiques ont fini par provoquer une séparation, puis une coexistence faite de respect mutuel et de réalisme entre l'État civil et la référence religieuse. Sauf que, et l’Histoire nous le montre bien aujourd’hui, cela n'est pas acquis à jamais.
C’est dans ce sens que j’utilise ce néologisme, le néo-césaro-papisme, pour affirmer qu’à l’échelle mondiale on constate une dynamique moderne des croyances religieuses pour reconquérir la primauté et infléchir la gouvernance civile (du courant évangélique aux Etats-Unis, en passant par les divers islamistes à l’œuvre dans l’espace arabo-musulman). À mes yeux, cet effort, pour dispersé et multiforme qu'il soit, est observable dans plusieurs aires culturelles. Et est sujet à inquiétude.
Les motifs d'inquiétude s’expriment dans des pays aussi différents qu'Israël et l'Iran. Dans les deux cas, en effet, la démocratie de surface est tenue en laisse par les constantes intrusions de l'exégèse religieuse dans le domaine civil. Les Iraniens peuvent élire des réformistes ou de radicaux, mais les décisions des représentants du peuple sont systématiquement remises en question par une véritable cour d'appel religieuse, ou le shadow cabinet, lieu du pouvoir réel, celui du guide suprême, l’Aytollah Ali Khameney qui use de son emprise (réelle ou supposée) sur les consciences pour anesthésier la volonté démocratique.
En Israël, c'est à la bible que l'on recourt pour juger nulles et non avenues les conventions internationales ou les résolutions de l'ONU. Parce que Jérusalem est mentionnée fréquemment dans la bible et rarement dans le coran, preuve est faite du droit israélien de réduire implacablement les parcelles de territoire palestinien. Et par le seul référent religieux, décréter depuis 1981 que Jérusalem et la capitale éternelle de l’Etat hébreux.
Dans nombre de cas, c'est un prophète ou un texte présumé infaillible qui dicte sa conduite à l'État. Le plus souvent, c'est à une rédaction anachronique que l'on confie l'arbitrage de litiges terriblement modernes. Il est vrai que plusieurs des sociétés qui soumettent ainsi les humains à des codes inamovibles n'ont jamais abandonné le césaro-papisme et ont toujours identifié pouvoir civil et pouvoir religieux; il n'en demeure pas moins que l'offensive religieuse connaît un regain de combativité en terre islamique et que ce n'est pas César qui y gagne.
En terre américaine non plus, la propension à placer l'État sous la coupe d'un Dieu hyper-patriotique n'est pas récente. George W. Bush brandit plus souvent que d'autres la caution aveugle que le Très-Haut lui accorde, mais il n'est ni le seul ni le premier à le faire. Peut-être cependant est-il, ce qui n'a rien de rassurant, l'un des premiers à se croire sincèrement mandaté par Dieu et l'un des plus ardents à privilégier dans ses décisions politiques celles qui découlent de sa foi. Chose certaine, on songe à certaines figures évangéliques parmi les moins sympathiques quand on entend le président américain et ses proches semoncer la planète : « Je te rends grâce, Seigneur, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes... » Comment, en effet, ne pas évoquer le pharisaïsme et son allergie au miroir honnête quand la Maison-Blanche se place au-dessus des lois internationales, mais entend y soumettre l'Iran ou la Corée du Nord? Peuple élu ou « manifest destiny », y a-t-il différence? Soumission de tous les peuples au dieu que l'on s'est approprié ou liquidation de la démocratie et des valeurs communes à l'humanité, y a-t-il différence?
Si ce néo-césaro-papisme n'est pas pure création de ma paranoïa, la bataille pour la préservation et l'épanouissement de l'humanisme est mal engagée. D'une part, parce que nous n'avons pas suffisamment pris conscience d'un déplacement du pouvoir politique au profit de credos religieux. D'autre part, parce que le transfert du pouvoir vers des lieux étrangers à la démocratie rend hautement improbable le rétablissement de règles universelles et la coexistence sereine des différences. Le credo religieux est, en effet, souvent imperméable à la négociation, à la souplesse, à l'évolution. On voit mal, en termes concrets, comment la planète pourrait revigorer l'ONU si les absolus religieux de l'islam, du Vatican, d'Israël et des États-Unis importent plus que ce que les peuples ont en commun.
Par un étrange paradoxe, notre époque, si souvent qualifiée d'amorale et d'athée du moins dans l’espace de l’Europe , fait présentement la part un peu trop belle à des convictions qui, respectables en elles-mêmes, induisent en erreur et favorisent l'atomisation sociale si elles exigent de César qu'il s'agenouille devant un pape ou un prophète.
S’il fallait absolument que je nuance mon propos au sujet du néo-césaro-papaisme, je ferais un petit détour rapide par deux penseurs français dans ce que je qualifierai d’un faux désaccord ou une interprétation non exclusive l’une de l’autre, il s’agit de Marcel Gauchet et de Régis Debray. Qui dans leur thèse montrent bien, sans l’admettre explicitement la récurrence du néo-césaro-papisme.
Pour Gauchet : l’exacerbation du sentiment religieux n’est qu’une riposte identitaire à la modernité. Le fondamentalisme notamment, tout en donnant l’impression d’être du côté de la tradition, ne fait qu’achever l’avènement de l’individu et participe ainsi à la sortie du religieux qu’il combat. La communauté traditionnelle est destituée au nom de la conviction personnelle. Par conséquent, les « retours du religieux » ne peuvent être à ses yeux assimilés à un retour de la religion : « ils procèdent davantage d’une adaptation de la croyance aux conditions modernes de la vie sociale et personnelle. L’activation de la foi pourrait bien avoir pour rôle véritable, dans ce cas, de fabriquer de l’individu à partir de son contraire, la tradition. Elle substitue l’ordre de la conviction personnelle à l’empire de la coutume et de la communauté »
Quant à Debray : l’ « exception européenne » ne présage d’aucune évolution nécessaire, comme le montre le retour de la problématique religieuse du sens dans notre société. Il s’agirait plutôt d’une période de transition, comparable au III ème hellénistique précédant l’avènement d’une nouvelle transcendance, chrétienne en l’occurrence. D’autre part, les identités d’appartenance sont forcément des identités religieuses. Enfin la montée du fondamentalisme est la preuve même que le religieux redevient structurant. (L’exemple du kamikaze lui sert à contester la prégnance de l’individualisme européen sur d’autres cultures : volonté au contraire de fusion dans le groupe.)
J’en arrive ainsi au cœur de ma démonstration sur la prégnance du religieux en abordant l’articulation pouvoir, violence et religion
2.- Du pouvoir de la violence et des religions
Partons ici de l’hypothèse que notre passé commun, de part et d’autre de la Méditerranée, nous a rendus à la fois proches et étrangers. Nous nous sommes alternativement envahis et agressés; nous avons commercé et nous nous sommes enrichis; nous avons mêlé nos populations et nos cultures par la colonisation et par l’immigration. Tous ces contacts laissent des traces dans la mémoire et dans l’imaginaire.
Si le cadre d’une communication de colloque ou de cet Atelier ne nous permet pas d’aller très profondément dans l’analyse, du moins voudrions-nous commencer à nous interroger sur cette histoire en miroir qui est la nôtre. Peut-être alors comprendrons-nous comment des événements et des notions aussi connotées que “Croisades, religion, guerre sainte, guerre juste, invasions…” influent sur notre perception de l’Autre.
Qu’on nous permette de limiter notre réflexion à deux thèmes. Celui de l’invasion/immigration d’une part et celui de la religion/violence d’autre part.
3.1- Invasion/immigration
Les discours du Nord sur l’immigration portent souvent la trace du souvenir des invasions ottomanes et de l’occupation arabe d’une partie du Sud de l’Europe. Malgré toutes les statistiques rassurantes, en dépit du fait que les mouvements migratoires touchent d’abord les pays du Sud eux-mêmes, tout un imaginaire européen dépeint l’arrivée des immigrés du Sud sous les traits de hordes d’autant plus dangereuses qu’elles rappellent les attaques barbaresques. A la crainte rationnelle de ne pas savoir intégrer et accueillir des populations nouvelles se substitue le soupçon que ces “hordes” sont animées d’une volonté délibérée de nuire à l’Europe. Ainsi se développe un racisme anti-arabe et anti-musulman, conforté par les crises internationales, l’expansion de l’islamisme radical et la peur du terrorisme. La boucle se trouve rapidement bouclée: l'immigration venue du Sud est perçue comme inassimilable, dangereuse, hostile. Le discours d’extrême-droite le plus radical en appelle alors aux ancêtres mythiques, tel “Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers.” On notera que la peur du monde musulman occupe ainsi la place du communisme dans les années cinquante. L’invasion rampante et hostile constitue donc le mythe sous-jacent de l’immigration.
Les pays du Sud ne sont pas en reste. Le discours hostile à la mondialisation, se focalisant sur la critique de l’hégémonie culturelle et économique de l’Occident, traduit pour sa part la peur de voir l’identité culturelle et religieuse balayée par la diffusion massive de concepts venus du Nord. A ‘l’invasion des populations du Sud’ répond, en miroir, ‘l’invasion des valeurs du Nord’. Le discours islamiste anti-occidental rejoint aujourd’hui en partie le discours des luttes de libération nationale et de l’idéologie nationaliste arabe des années cinquante et soixante. L’expérience de la colonisation, avec son cortège d’institutions politiques, sociales et culturelles imposées aux colonisés, a apporté en son temps une justification historique et théorique à ce refus de l’invasion culturelle. Mais la colonisation ne faisait elle-même que raviver le souvenir des Croisades. Aujourd’hui, le souvenir des invasions ottomanes et arabo-berbères, celui des Croisades et de la colonisation bloquent la réflexion rationnelle sur l’acculturation et la fertilisation croisée des valeurs et des institutions.
Comme le souligne Mohamed Arkoun: “Depuis 1945 (…) les termes Islam et Occident ont polarisé un intense travail de construction imaginaire de l’Autre. A la diabolisation islamique et arabo-islamique de l’Occident répond, dans une dialectique polémologique la construction imaginaire de l’ennemi
Dans ce contexte, le Sud semble plus profondément touché dans la mesure où la recherche historique y est nettement moins développée qu’au Nord de la Méditerranée. Au Proche Orient, comme le souligne Georges Corm, les modèles de l’imaginaire collectif restent figés dans un passé de gloires et de souffrances, idéalisées ou mythologisées; il n’y a d’avenir que dans un retour aux grandeurs perdues… Le Proche Orient s’est enfermé dans un modèle de “temporalité régressive”.
Nous sommes ici au coeur de ce que Mohamed Arkoun appelle le passage de la mytho-histoire à la mytho-idéologie. Les faits historiques, réels, sont transfigurés, interprétés en mythes fondateurs, transformés en représentations idéalisées qui finissent par imposer leur signification au passé, mais aussi à interpréter le présent et à orienter le futur. Devenues mytho-idéologies, ces constructions intellectuelles résistent à l’analyse historique critique. De là vient cette incompréhension lorsque nous opposons nos visions mutuelles du monde. Pour l’Occident, la page de la colonisation et celle des Croisades est définitivement tournée. Pour le monde arabe, elle continue à donner sens à des événements aussi divers que les deux guerres du Golfe, la création de l’Etat d’Israël ou encore la domination du modèle libéral américain dans la mondialisation économique et culturelle.
3-2- .Religon, pouvoir, violence
Cette prégnance de la mytho-idéologie se retrouve également dans la façon dont le sacré s’articule sur le pouvoir et la violence.
Afin de clarifier les termes du débat, nous proposons une réflexion en deux temps: le premier concerne les concepts de laïcité et de sécularisation ; le second le rapport entre religion et violence.
L’abondante littérature sur l’Islam née sur les décombres des attentats de septembre 2001 n’engage le plus souvent qu’un dialogue de sourds, quand il ne réactive pas les fantasmes les plus méprisables et les plus racistes. L’obsession occidentale de voir en une religion, l’Islam, la source principale de la violence et de l’obscurantisme, sans s’interroger davantage sur les conditions économiques, politiques et sociales, en dit long sur notre difficulté partagée à réaliser les conditions d’une véritable sécularité. Mais que signifie exactement ce concept?
A la suite du mouvement des Lumières, les Etats occidentaux modernes se sont institués en séparant la sphère religieuse de la sphère politique. Cette séparation a pris des formes différentes selon les cas, en fonction de chaque histoire particulière. La France, longtemps considérée comme “la fille aînée de l’Eglise” a opéré au début du XXème siècle une séparation d’autant plus rigoureuse que les forces anti-républicaines étaient alors majoritairement catholiques. Il n’empêche que la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui fait partie intégrante de la Constitution de la Vème République, est toujours placée sous les auspices de l’Etre Suprême. En Angleterre, la reine est encore aujourd’hui le chef de l’Eglise anglicane. En Allemagne, l’Etat est religieusement neutre, ce qui n’empêche pas la coopération entre lui et les Eglises sur certains sujets, en particulier dans le domaine de l’éducation. Dans chaque cas, le rapport entre l’Etat, la société et la religion ou les religions dominantes, prend des formes institutionnelles particulières qui n’ont pas de rapport direct avec la persistance ou non de la ferveur religieuse des fidèles. En Europe comme aux Etats Unis les valeurs religieuses ont joué et jouent toujours un rôle politique et social et participent à la modernité. Cependant ce n’est pas la religion qui dicte sa loi au politique. Sans doute conviendrait-il alors de distinguer entre la sécularisation -désacralisation objective de l’activité politique et sociale- et la laïcisation entendue comme un phénomène plus subjectif et idéologique qui entraîne une mise en question des valeurs religieuses en tant que telles.
Dans les pays du Maghreb et du Machrek, le concept de laïcité en tant que tel n’a pas de sens, ce qui ne signifie pas pour autant que l’attachement à l’Islam soit par nature anti-moderne. De fait, comme le souligne Burhan Galioun, l’Islam a été pour les pays arabes et musulmans tour à tour le support d’une identité nationale ou communautaire face à la colonisation ou à l’agression étrangère, la première source de légitimation des transformations sociales modernes pour devenir aujourd’hui l’expression des frustrations et des revendications de masses laissées pour compte ou marginalisées par leur propre régime.
Quel lien une religion monothéiste entretient-elle avec la violence? Comment intervient-elle dans l’élaboration des concepts de “guerre sainte” (croisade, Jihad) et de “guerre juste”? Comment est-elle instrumentalisée par le pouvoir politique? Poser la question revient à analyser la place de la religion dans la société, et donc les conditions historiques, politiques et sociales dans lesquelles elle évolue. Car le Texte sacré ne parle jamais tout seul; il est toujours interprété.
Il est donc assez vain de se demander si le Coran prêche la violence et la religion chrétienne l’amour ou l’inverse. L’important, comme le souligne Olivier Roy, est moins ce que dit le Coran que ce que les Musulmans disent du Coran. La lecture du même Evangile a nourri en Europe, et au même moment, la douceur miséricordieuse de Saint François d’Assise et la violence inquisitoriale de Saint Dominique. La violence, sous la forme sacrificielle, fait partie de la religion mais elle y assume souvent un rôle cathartique. La justification de la guerre relève pour sa part avant tout du politique. L’historien Jean Flori montre bien comment le christianisme, viscéralement réfractaire à la violence et à la guerre, a mis onze siècles pour accomplir une révolution doctrinale radicale l’amenant à justifier la guerre sainte des Croisades et à sanctifier le “moine soldat”. La guerre défensive a d’abord été une nécessité pour protéger l’empire devenu chrétien. Puis l’implication toujours plus grande de la papauté dans les affaires temporelles, celle de l’Eglise dans la société, amenèrent progressivement l’idée que la guerre pouvait être justifiée, puis juste, enfin sainte lorsqu’ils s’agissait de défendre des Lieux Saints. A la fin du XIème siècle, Jihad et guerre sainte se sont ainsi rencontrés dans la même sacralisation de la guerre. Dans les siècles suivants, les guerres dites de religion verront s’opposer les Chrétiens entre eux, pour la plus grande angoisse d’Erasme. Maintenant que l’Eglise n’assure plus de pouvoir temporel, elle délivre un message résolument pacifique.
Lorsque les Islamistes font un usage politique et violent de l’Islam, ils utilisent à leurs propres fins et sans médiation critique un matériel historique particulier. Ils sont aidés en cela par l’écroulement des idéologies nationalistes et socialistes de ces dernières décennies. La religion occupe ainsi le vide idéologique laissé par les millénarismes messianiques laïcs. Il y a donc urgence à sortir de cette vision a-historique de l’Islam, tant pour l’Occident, prompt à chercher dans le Coran la justification de ses peurs, que pour les pays musulmans où certains s’épuisent aujourd’hui à démontrer l’inanité théologique des thèses extrémistes de Ben Laden. Il faut mener une réflexion sur le fait religieux, saisi dans sa dimension anthropologique et politique, plus que sur le texte religieux lui-même. En effet la violence est constitutive de tout mouvement millénariste, proposant à ses adeptes la venue du Salut, sur cette Terre et/ou aux Cieux. En ce sens, Georges Corm rejoint Mohamed Arkoun lorsqu’il dénonce la persistance du religieux et de l’eschatologique dans les théories occidentales modernes les plus laïques en apparence. La thématique du Salut n’est pas réservée aux seules religions révélées. Elle a été et est toujours un puissant moteur idéologique et moral dans la vision que les Etats Unis ont d’eux-mêmes et de leur mission dans le monde. Elle a déterminé la vision eschatologique de la fin de l’histoire, au XIXème siècle par la Science, aujourd’hui par le triomphe de la démocratie et du libéralisme économique.
Cet Atelier voudrait donc être le lieu d’un débat qui nous permettrait de sortir de l’impasse de ces mytho-idéologies, de reconnaître dans les questions du présent les perceptions induites par notre histoire.
(Je ne m’attarderai pas sur l’exemple que nous donne Laplante à propos du Canada, où le débat au sujet des mariages entre homosexuels a pris une étonnante ampleur. (Certes, la sérénité est rarement au poste quand la discussion aborde des thèmes sur lesquels nul ne peut prétendre à l'objectivité, mais dont chacun prétend traiter avec compétence. Bourdieu obtient ainsi une autre confirmation de sa thèse : c'est en matière morale ou éthique que les sondages révèlent le plus petit pourcentage de NSP (ne sait pas). Cela dit, l'intention gouvernementale d'aligner la définition du mariage sur une charte qui interdit diverses formes de discrimination a provoqué dans plusieurs hiérarchies religieuses une mobilisation qu'on avait rarement observée depuis la déconfessionnalisation des écoles ou des syndicats. On a même eu droit, de la part d'un cardinal québécois, à des évocations apocalyptiques : du mariage entre homosexuels, on risquait de passer à l'approbation de l'inceste... Même s'il est certain qu'en ébranlant la définition traditionnelle du mariage on ne sait pas trop quelle onde de choc on lance dans l'organisation sociale, rien ne justifie pareil abus de langage.)
D'excès en excès, on en arrive à exiger des élus rattachés à une foi religieuse qu'ils votent selon les voeux de leur clergé. Comme on en arrive à suggérer que le prochain député soit choisi non pas en fonction de ses convictions globales, mais selon son vote sur le mariage entre homosexuels. Sur cette lancée, on ne rend plus à César ce qui appartient à César.)
(On déformerait ma pensée si l'on me convertissait en fanatique antireligieux. La foi occupe suffisamment d'espace dans l'histoire humaine et elle a suscité assez de dévouements pour mériter et obtenir le respect. Dans cet esprit, lorsqu'elle tente de se définir comme projet ou comme idée, l'Europe est bien obligée de s'avouer redevable à la foi de plusieurs de ses valeurs essentielles. De ce fait ne découle cependant pas que la foi doive se substituer comme cadre ou référence suprême à la volonté des humains. Le croyant a droit à son espace; il n'a pas le droit de régenter l'espace de tous.)
4 Par “nous”, nous entendons ici principalement les pays riverains de la Méditerranée mais nous devons bien sûr inclure aussi les Etats-Unis. Leur situation est ici particulière, dans la mesure où leur rôle comme acteur majeur de la sécurité en méditerranée est plus récent. Leur rapport historique à la Méditerranée est donc différent mais reste un facteur déterminant de la perception de la sécurité.
6 Mohamed Arkoun et Joseph Maïla, De Manhattan à Baghdad. Au-delà du Bien et du Mal, Desclée de Brouwer, Paris, 2003, p. 23.
7 cf. Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, 1956-2003, Gallimard-Folio, Paris, 2003.
8 Mohamed Arkoun et Joseph Maïla, op. cit.
9 cf. Oriana Fallaci, La Rage et l’orgueil, Plon, Paris, 2002.
17
10 cf. Burhan Ghalioun. Voir en particulier, Le malaise arabe, l’Etat contre la nation, L’Harmattan, Paris, 1991 et Islam et politique, la modernité trahie, Editions la Découverte, Paris, 1997.
11 Voir le rôle joué par les Ulémas rénovateurs et la tradition de l’Islâh impulsée par Jamal Eddin al-Afghani in Maurice Borrmans, Dialogue islamo-chrétien à temps et contretemps. Editions Saint-Paul, Versailles, 2002.
18
12 Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Editions du Seuil, Paris, 2002.
13 Jean Flori, Guerre sainte, Jihad, Croisade, Editions du Seuil, Paris, 2002.
14 Erasme, Plaidoyer pour la paix persécutée. Dans ce texte, publié en 1517, Erasme défend l’idée que si les hommes font la guerre, malgré leur religion, c’est au fond parce qu’ils aiment cela plus que tout. On y trouve aussi l’idée que la guerre entre Chrétiens est doublement haïssable: “Encore, dit-il, s’il s’agissait d’aller faire la guerre aux Turcs….”
15 cf. les prises de position de l’Eglise catholique lors de la dernière intervention en Irak.
19
extrémistes de Ben Laden16. Il faut mener une réflexion sur le fait religieux, saisi dans sa dimension anthropologique et politique, plus que sur le texte religieux lui-même17. En effet la violence est constitutive de tout mouvement millénariste, proposant à ses adeptes la venue du Salut, sur cette Terre et/ou aux Cieux. En ce sens, Georges Corm rejoint Mohamed Arkoun lorsqu’il dénonce la persistance du religieux et de l’eschatologique dans les théories occidentales modernes les plus laïques en apparence. La thématique du Salut n’est pas réservée aux seules religions révélées. Elle a été et est toujours un puissant moteur idéologique et moral dans la vision que les Etats Unis ont d’eux-mêmes et de leur mission dans le monde18. Elle a déterminé la vision eschatologique de la fin de l’histoire, au XIXème siècle par la Science, aujourd’hui par le triomphe de la démocratie et du libéralisme économique19.
Cet Atelier voudrait donc être le lieu d’un débat qui nous permettrait de sortir de l’impasse de ces mytho-idéologies, de reconnaître dans les questions de sécurité du présent les perceptions induites par notre histoire.
16 Pour une analyse de l’idéologie politique de Al-Qaeda voir l’article de Maha Azzam, “Al Qaeda, the Misunderstood Wahhabi Connection and the Ideology of Violence”, RIIA, Middle-East Programme, Briefing Paper 1, London, 2003.
17 Bien entendu, cela n’enlève nullement son importance au dialogue des religions, toujours utile pour le rapprochement des peuples.
18 C’est le thème de “l’exceptionnalisme américain” qui peut s’incarner selon deux modèles: celui de la Terre Promise, libre et républicaine, à préserver ou celui de la Croisade pour la civilisation et la démocratie. Pour une analyse de ces notions, voir Pierre Hassner et Justin Vaïsse, Washington et le monde – Dilemmes d’une superpuissance. Editions Autrement, Paris, 2003
19 Georges Corm, Orient-Occident: la fracture imaginaire. Editions La Découverte, Paris, 2002.
Aujourd’hui, je vais tâcher de mettre de côté l’approche historique classique, celle également des relations internationales ou de la diplomatie pour aborder ce conflit sous l’angle du relgieux. Ce faisant, je voudrais essayer de comprendre avec vous, comment ce conflit territorial, opposant deux visions laïques du monde, le sionisme et le nationalisme arabe, a pu se transformer en une véritable guerre de religions ? Celle qui vise l'élimination totale de l'adversaire et pour laquelle le traître (Rabin hier, Sharon encore davantage aujourd'hui) est pire que l'ennemi.
Le fait religieux structure les relations internationales. Maints conflits en sont l'exemple : des rivalités meurtrières dans l'ex-Yougoslavie, à l'opposition entre protestants et catholiques en Irlande du Nord, en passant par les luttes entre les Tamouls hindouistes et les Cinghalais bouddhistes. Les conflits religieux ne peuvent s'expliquer par une simple opposition entre les religions seules (Islam, Catholicisme, Orthodoxie, Hindouisme). Chaque religion est elle-même divisée et en proie à des luttes intestines sous forme de schisme ou de secte. En tant que tel l'intégrisme religieux n'est pas une cause de conflit. Cependant les oppositions religieuses s'ajoutent parfois à d'autres rivalités (sociales, économiques et politiques) pour entraîner un conflit. Contrairement à ce que pourrait nous faire penser l'actualité, l'intégrisme religieux n'est pas une spécialité musulmane. On le retrouve chez des adeptes de toutes les grandes religions et de toutes les grandes idéologies. Il y a aussi des intégristes chrétiens, juifs ou hindous. Ce rapport a pour objet de définir les fondements de l'intégrisme religieux et de montrer, au travers d'un exemple (intégrisme musulman) quelles peuvent être ses manifestations et implications... ...
Comme le souligne brillamment dans son opuscule : Israël-Palestine, une guerre de religion ? rédigé à la suite d'une conférence donnée à la B.N.F Elie Barnavi, ancien ambassadeur d'Israël en France (2000-2002), écrit:
"L'évacuation du religieux hors du champ politique a rendu l'Européen, incapable de concevoir une guerre de religion proprement dite, c'est-à-dire une guerre pour la religion ou, du moins, dont la religion est la principale justification. Or, il faut se rendre à l'évidence, la vraie guerre des religions est revenue."
Professeur d'histoire moderne à l'Université de Tel-Aviv, E. Barnavi s'appuie pour soutenir son analyse sur ses travaux sur les guerres de religion en France ("Guerre des Trois Henri"): __
Selon lui 4 écueils principaux sont à éviter:__
- Penser qu'un conflit religieux n'est qu'un conflit de religions alors même que la "dimension religieuse" n'en n'est qu'une parmi d'autres.__
- Penser que la motivation religieuse n'est qu'un "prétexte" masquant les véritables enjeux politiques, sociaux ou économiques. Les conflits religieux sont de véritables conflits de religion "dans la mesure où l'appartenance religieuse fournit le pôle identitaire des camps en présence et leur idéologie de combat".__
- Chercher dans les Ecritures, quelles qu'elle soient, "l'explication du comportement de leurs fidèles, ici et maintenant". "Traquer Al-Qaïda dans le Coran n'a pas plus de sens que de fouiller dans la Bible pour rendre compte des mobiles de l'assassin d'Yitzak Rabin...'__
- Oublier que les circonstances historiques de la naissance et du développement des systèmes religieux ont largement déterminé leur rapport avec le politique.
Je noterais, à ce stade, une différence radicale entre le Christianisme et les deux autres monothéismes. Le Christianisme s'est développé pour partie sur la distinction spirituelle/temporelle (Rendez à César et...) et celui-ci a pris de l'ampleur dans un état déjà constitué. L'analyse que l’on pourrait faire des autres monothéismes serait un peu longue à rapporter dans ce cadre (opposition sionisme/néo-sionisme méssianique ; fondamontalisme/ intégrisme islamique). Il reste cependant, qu’on se retrouve aujourd'hui, et particulièrement dans les grandes démocraties occidentales face à un renouveau des affrontements religieux: affrontements réels pour lesquels nous ne sommes pas préparés mais voici une partie de sa conclusion :__L'optimisme ?:_
"...Ce n'est pas une question d'analyse scientifique, mais de conviction politique, de valeurs si vous voulez. Car pour exorciser le spectre de la guerre de religion il ne suffit pas de comprendre ces partisans ni même de les mépriser ; il faut les combattre avec la même passion, la même conviction, le même zèle qu'eux. Comme l'histoire du XXème siècle nous l'a appris ou aurait dû nous l'apprendre, la veulerie, même déguisée sous le masque rassurant de la sagesse politique, est la meilleure servante de la barbarie."
RÉFÉRENCES :
• Mon Dieu est plus fort que le tien, Dixit Laurent Laplante, 7 avril 2003.
• Iran : réforme, révolution ou résignation?, Rapport d'information, Commission des Affaires économiques, Sénat (France), juillet 2003.
• Manifest Destiny, From Revolution to Reconstruction, Université de Groningen, Pays-Bas.
• Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil - Renvoi devant la Cour suprême du Canada, Ministère de la Justice, 17 juillet 2003.
• Déclaration de la CECC sur l’avant-projet de loi fédéral sur le mariage, 17 juillet 2003 (en anglais).
• « Le mariage dans les circonstances actuelles », Message de la Conférence des évêques catholiques du Canada, 10 septembre 2003.
• Mariage gai: les évêques montent aux barricades, Radio-Canada, 10 septembre 2003.
• Paul Martin pourrait modifier l'approche sur les mariages gais, Presse canadienne, 18 septembre 2003.
• Les pages Bourdieu
• Jacques Grand'Maison
CECID-IS-ULB
Avec la collaboration de EGMONT
Journée d'études sur les Enjeux et les perspectives des relations futures entre l'Europe et le Moyen-Orient :
Pistes de réflexions et d'actions
7 juin 2007
Salle Dupréel
Institut de Sociologie-ULB
Problématique
Le monde arabe, et plus généralement la région dite du Moyen-Orient, ses pays, ses sociétés, ses Etats et ses peuples se trouvent confrontés aujourd’hui à un moment crucial de leur histoire.
Les équilibres politiques nés des accords de Yalta après la Deuxième Guerre mondiale se sont trouvés pulvérisés avec l’effondrement du système des blocs. L’invasion et l’occupation de l’Irak a provoqué une onde de choc qui fragilise encore plus les équilibres instables nés des
conséquences de la Première Guerre mondiale, et des accords Sykes-Picot . Les projets dits de « remodelage » des Etats et des sociétés de cette région viennent les remettre en question.
Ces dynamiques de dislocation et de déconstruction touchent en leur fondement même les équilibres très complexes de communautés humaines dont la vie commune a été forgée par le mouvement de l’Histoire. Dans ce cadre, les relations internationales de cette région
dépendront de la manière dont les équilibres seront forgés et de la manière dont les acteurs internationaux , en particulier l'UE se positionneront dans cette "architecture" future.
Quels sont les changements qui touchent la région? Quels sont les enjeux économiques qui conditionnent les relations inter et intra régionales?
Quelles sont les perspectives d’avenir qui s’offrent à ces communautés humaines et à leur mode d’organisation politique et sociétal ?
Quelles sont les perspectives politiques?
Objectifs de la journée d'études :
Cette journée vise deux objectifs informatif et pratique.
Le premier est celui d'informer les acteurs qui interviennent au niveau des relations avec le Moyen-orient et au delà les chercheurs intéressés aux relations internationales sur les changements qui touchent le Moyen-Orient.
Le second objectif qui est aussi l’objectif principal de cette journée d'études est de contribuer à une réflexion sur les perspectives d'avenir au Moyen-Orient en ce concentrant en particulier sur les scénarios politiques possibles, de manière à procurer aux acteurs européens et en
particulier aux acteurs belges des pistes de réflexion pour les relations futures.
Violence
Sujet de l'intervention de 10 minutes du débat: Les religions monothéistes sont-elles violentes? 25 février 1997
Qusetion incongrue à plus d'un titre
Plan
1 Redéfinir la violence: symbolique physique etc
2 Violence du monothéisme contre celle du polythéisme
3 Violence du christianisme sur le judaïsme
4 Violence induite par la question du déicisme
5 Violence du génocide etc.
6 Violence de la chrétienté contre l'Islam (croisades)
7 Violence coloniale (islam, Europe, Israêl)
8 Violence de l'Islam La sourate de l'épée (sourate siif)
l''islam est désormais la religion de plsieurs millions de citoyens européens. On est donc amenés à parler naturellement d'islam européen. Continuer à l'associer à l'altérité exotique ou tout sipmplement à l'étranger revient donc à l'ériger en curiosité, en étrangeté ou tout simplement une icongruité
l'importance et la permanence des préjugés anne-Marie DELCAMBRE PP39 ET S
A cet égard. considérer que les mouvements politico-religieux sont d'abord des mouvements religieux instrumentalisant le politique à des fins de resacralisation de l'espace public ou, à l'inverse, des mouvements d'abord politiques instrumentalisant le religieux à des fins de conquête de pouvoir conduit à une impasse. Ne faudrait-il pas plutôt les considérer comme des mouvements visant en même temps le pouvoir et la resacralisation de l'espace public et dont la caractéristique serait dès lors qu'ils ne concevraient le pouvoir que dans et par la référence au religieux et vice-versa? "Ces mouvements, édifiés, pour faire bref, sur le double échec du nationalisme et du communisme, référés l'un et l'autre à une modernité occidentale dont la version libérale est simultanément fantasmée, désirée et rejetée, sont avant tout des indicateurs d'une remise en circulation qui, tout en permettant de dire et (jusqu'à un certain point) de dépasser un sentiment de frustration, traduiraient le contraire de ce qu'ils prétendent mettre en scène: loin de témoigner d'une "retour du religieux", ils attesteraient son effacement, en pointant un vide, un déficit du politique à ce point présent, massif et cruel que manqueraient même les mots politiques qui permettraient de le dire. D'où ~e recours au religieux, comme registre du discours, corme langage" 2,
Il faut également se garder de penser qu'ils remplissent partout les mêmes fonctions et qu'ils viennent combler le même vide. A cet égard, les emplois du référent "islam" ne revêtent pas la même signification sur la rive nord et sur la rive sud de la Méditerranée. A l'heure où la crise algérienne atteint l'hexagone et où se déploie le dispositif Vigipirate, le parcours de Khaled Kelkal ou d'autres semble fournir des arguments à ceux qui pensent que les mêmes causes engendrent les mêmes effets dans les banlieues de Lyon, de Paris ou d'Alger. Ces épisodes ne sont pourtant pas les arbres masquant une forêt d'intégristes tapis dans nos banlieues pour y fomenter de vastes plans de déstabilisation. Etre musulman, ou simplement perçu comme tel, vous met aujourd'hui en position d'accusé voire de hors-la-loi. Pour éviter une telle dérive, il faut cesser de lire l'islam de France au regard des convulsions politiques du monde arabe en général et de l'Algérie en particulier. Il n'existe pas à ce jour d'enrôlement méthodique et organisé de la jeunesse musulmane des banlieues dans une lutte politique orientée contre l'État français. Le doute, implicite ou larvé, jeté actuellement sur son loyalisme et son civisme par les pompiers pyromanes de nos médias, ne peut que nourrir a contrario les tentations de repli voire de radicalisation de certains, lassés de cette mise en accusation systématique.
L'islam est désormais la religion de près de deux millions de citoyens français. Continuer à l'associer à l'étranger revient à l'ériger en étrangeté voire en incongruité. Le plaquage de la situation internationale sur le contexte français fonctionne alors comme un piège redoutable, contraignant les musulmans à se justifier en permanence afin d'enrayer l'engrenage du soupçon. La visibilité qu'ils peuvent revendiquer n'est pas le produit de manipulations extérieures: elle est, tout au contraire, l'expression d'un enracinement définitif dans la société française. Envisager a priori les différentes formes d'identification à l'islam sous le seul angle revient à rendre suspecte toute forme de pratique ou de revendication de cette religion et du même coup, les précieux mécanismes d'intégration dont elle est porteuse. La difficulté à prendre en compte cette diversité trouve en partie son origine dans une vision totalisante et post-coloniale de l'islam, très largement répandue.
"Le syndrome post-colonial"
Depuis plus d'une décennie, les signes de l'appartenance islamique dans les espaces urbains: salles de prière, boucheries halal, foulards dans les écoles publiques, carrés musulmans dans les cimetières, vont être interprétés/étés comme les indices d'un "retour de l'islam" alors qu'ils sont dans la plupart des cas, le révélateur d'un changement d'attitude par rapport à la société française. En effet, dans leur grande majorité, les promoteurs de cette visibilité, y compris les plus jeunes, ne sont pas devenus plus pratiquants mais ont modifié leur rapport à l'environnement, refusant de plus ~n plus de cantonner leur appartenance islamique à la sphère du privé. Cette appréhension de ce qui n'est somme toute qu'un changement de posture en terme de réislamisation, en dit long sur l'illégitimité attachée aujourd'hui à l'affirmation de l'islam dans le paysage religieux et culturel français. Cette illégitimité est tout entière liée à la difficile acceptation de l'enracinement définitif des Maghrébins car dès qu'il s'agit d'islam, il faut entendre maghrébin, les expressions religieuses des Africains ou même des Turcs suscitant beaucoup moins de passion. Cette polarisation ne peut être déchiffrée sans référence à l'origine de cette migration, coloniale puis post-coloniale qui fait que plus que tout autre, elle a longtemps été considérée comme transitoire, non seulement par les autorités françaises mais aussi par les dirigeants des pays d'origine. Cette position c(conjointe entrait d'ailleurs en conjonction avec le projet migratoire des intéressés eux-mêmes. En effet, il s'agissait d'un projet de mobilité et de déplacement en vue d'une accumulation de capital devant être réinvesti dans le pays d'origine. L'échec de ce projet a modifié leur relation à la société française et conduit à un investissement symbolique dans l'islam qui apparaît comme un moyen de recomposer l'unité perdue et de compenser les conséquences sociales de l'impossible retour. Pour les nouvelles générations nées ou scolarisées en France, l'affirmation publique de l'identité islamique peut également procéder d'une résistance particulière face aux normes et aux valeurs d'une société dont ils pensent qu'ils ne sont pas véritablement les enfants légitimes. Tels sont les ingrédients de la condition post-coloniale, avec d'une part, l'apparition d'une forte mobilisation contre l'intégration des anciens colonisés (visant au premier chef les Algériens), mouvement massif de rejet qui dépasse largement l'électorat du Front national et d'autre part, l'émergence dans l'espace public de diverses formes d'un ressentiment éprouvé par ces cibles du racisme et qui se cristallise autour d'une définition collective du groupe combinant les références ethniques, sociales et religieuses.
conséquence de manipulations extérieures et donc comme un facteur de déstabilisation politique car elle se situe au moment où cette religion devient un élément de la lutte politique dans le monde arabe et particulièrement en Algérie. C'est donc à l'aune de la situation politique algérienne que tend de plus en plus à être considérée la visibilité de l'islam dans la société française, ce qui rend hautement suspecte toute forme de pratique ou de revendication religieuse aussitôt taxée "d'intégrisme". Ce plaquage de la situation internationale sur le contexte français constitue d'une certaine façon un piège pour les musulmans de France sans cesse contraints désormais de se justifier et d'enrayer l'engrenage du soupçon. Mais cela nourrit aussi les tentations de repli voire de radicalisation de certains, lassés de cette mise en accusation systématique.
Le fait de décoder toute forme trop visible d'appartenance islamique comme l'expression d'un "intégrisme" est donc une attitude très répandue. Les musulmans sont en quelque sorte victimes d'une "assignation à être", comme si le fait de se considérer ou de se déclarer musulman devait obligatoirement s'accompagner d'une conformité impeccable aux prescriptions et aux codes rituels. 11 se produit ainsi un effet de totalisation par l'utilisation du terme islam qui rend impensable, la prise en compte des libertés et des accommodements que tout musulman exerce par rapport à la Loi révélée, à l'instar de n'importe quel autre croyant. Cette représentation a au moins deux conséquences. La première est d'occulter et de laisser dans l'ombre la relation éminemment moderne que les nouvelles générations entretiennent avec l'islam. En effet, celles-ci, dans leur grande majorité, en considérant le plus souvent l'islam comme référence culturelle ou éthique, relativement détachée des contraintes de la pratique, révèlent un usage sécularisé de la religion, un comportement de croyant/consommateur comparable à celui des jeunes catholiques du même âge.
La seconde conséquence est liée à cette vision essentialiste de négliger le poids des différences culturelles dans le rapport à l'islam. Il faut souligner en effet, l'extrême diversité dans les manières d'être musulman en fonction des contextes culturels et historiques dans lesquels le message coranique s'est adapté. A cet égard, les modalités d'identification à l'islam chez les groupes originaires du Maghreb sont différents de ceux provenant de Turquie, d'Afrique noire ou d'Asie. Ces différences tiennent non seulement à la grande variété des systèmes culturels mais également à la place accordée à l'islam dans les différentes nations dont sont originaires les populations. Aussi les différentes manières de se considérer musulman demeurent encore tributaires du rapport à l'islam propre à l'histoire de chaque pays d'origine, à tel point que les formes de mobilisation et d'organisation dans les différentes sociétés sont encore davantage fondées sur des solidarités d'ordre national et ethnique que sur la référence à la 'Umma. Cela explique en partie les difficultés rencontrées actuellement dans la création d'instances fédératives de l'islam de France dans la mesure où les autorités religieuses concernées sont pour la plupart encore enfermées dans des rivalités d'ordre national et ethnique plus que religieux. Cette situation sera vraisemblablement amenée à changer avec l'avènement de nouvelles élites religieuses nées et socialisées en France. C'est pourquoi on constatera combien l'enjeu de la socialisation et de l'éducation islamique est devenu crucial dans le débat sur l'islam de France. Mais en même temps, il est vraisemblablement illusoire de penser que l'islam français ou européen va pouvoir se couper de toute influence extérieure. Il ne faut pas négliger le fait que les principaux centres où s'élabore aujourd'hui la doxa musulmane sont au Moyen-Orient, en Asie ou au Maghreb. Dès lors, tout l'enjeu est de savoir dans quelles conditions l'islam de France parviendra à s'autonomiser et 3 construire sa spécificité minoritaire sans se couper de ses sources.
Comment une telle diversité pourrait-elle être perceptible quand l'incompatibilité de l'islam aux normes et aux valeurs de la République synthétisées dans le principe de laïcité est posée aujourd'hui comme un problème, sans tenir compte des pratiques, des comportements et de aspirations des musulmans? Dans leur grande majorité, les musulman s'accommodent du principe laïc et ne souhaitent pas pour l'instant bénéficier d'un statut dérogatoire aux lois républicaines. Cette construction par excellence d'un "faux problème" apparaît encore un fois comme une séquelle de l'histoire coloniale avec laquelle resurgit 1 spectre des "sujets musulmans" dans l'Algérie française, lesquels ne pouvaient accéder à la citoyenneté que s'ils renonçaient au code de statu personnel. En revanche, certaines pratiques de l'islam qui débordent la sphère du privé (port du foulard, rythme des fêtes et des rites etc.) viennent remettre en cause la frontière entre public et privé que l'on croyait définitivement établie depuis 1905. Ces pratiques contrarient non pas le contenu juridique de la laïcité mais la vision culturelle dominante. ce pilier de la République qui a eu comme conséquence de rendre illégitime, voire suspecte, toute manifestation publique de l'appartenance religieuse. Dans cette perspective, c'est le statut de toutes les religions dans l'espace public qui doit être mis en débat en France et non pas seulement celui de l'islam comme l'attestent par exemple les demandes réitérées du clergé catholique à propos de l'enseignement des religions dans l'école publique.
Il serait pourtant naïf d'affirmer que la crise algérienne n'a pas de répercussion dans l'islam de France. Tout d'abord parce que la capillarité entre le Maghreb et la France en général et l'Algérie et la France en particulier est forte: les hommes, les idées, les marchandises voyagent entre les deux rives de la Méditerranée, y compris en cette période où 1 contrôle draconien exercé par les pouvoirs de part et d'autre a conduit c une diminution drastique des flux de circulation. Nous savons comment l'espace français et européen sert de refuge financier autant que politique à des réseaux et des acteurs politiques maghrébins, au nombre desquels les opposants islamistes 4. Si ces réseaux passent dans les lieux de l'islam français et les utilisent, on ne saurait pour autant en conclure hâtivement que les musulmans des banlieues y sont massivement impliqués. Le engagements dans l'islam qui apparaissent aujourd'hui au sein de 1. jeunesse ne peuvent pas être expliqués par des termes comme
La « Diabolisation » des Musulmans et la Bataille pour le Pétrole –Michel Chossudovsky
…« La diabolisation sert des objectifs géopolitiques et économiques. Il en est ainsi de la campagne contre « le terrorisme islamique » (qui est soutenu clandestinement par les renseignements US) qui soutient la conquête de la richesse pétrolière. Le terme « islamo fascisme » sert à dégrader les politiques, les institutions, les valeurs et le tissu social des sociétés musulmanes, tout en affirmant que la seule alternative pour ces pays ce sont les principes de « démocratie occidentale » et de « libre marché »… « La guerre menée par les US dans la région élargie du Moyen Orient et de l'Asie Centrale, consiste à obtenir le contrôle de plus de 60% des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel… »
La « Diabolisation » des Musulmans et la Bataille pour le Pétrole –Michel Chossudovsky
A travers l'histoire, les guerres de religion ont servi à dissimuler les intérêts économiques et stratégiques derrière la conquête et l'invasion de terres étrangères. Les guerres de religion étaient invariablement combattues avec en vue de s'assurer le contrôle des routes commerciales et des ressources naturelles.
Les croisades qui se sont déroulées du 11 ème au 14 ème siècles sont souvent présentées par les historiens comme «des séries continues d'expéditions militaro religieuses de chrétiens européens dans l'espoir d'arracher la Terre Sainte des mains des turcs infidèles ». L'objectif des croisades, cependant, avait peu de chose à voir avec la religion. Les croisades consistaient principalement, par le biais d'actions militaires, à défier la domination des sociétés commerçantes musulmanes qui contrôlaient les routes commerciales à l'est.
La « Guerre Juste » a soutenu les croisades. La guerre était menée avec le soutien de l'Eglise Catholique, agissant comme un instrument de propagande religieuse et d'endoctrinement, utilisés pour enrôler partout en Europe des milliers de paysans, de serfs et de vagabonds urbains.
Croisade Américaine en Asie Centrale et au Moyen Orient
Aux yeux de l'opinion publique, posséder « une cause juste » pour mener une guerre est central. Une guerre est dite Juste si elle est conduite sur des bases morales, religieuses éthiques.
La Croisade de l'Amérique en Asie Centrale et au Moyen Orient n'est pas une exception. La «guerre contre le terrorisme » se propose de défendre le territoire national américain et protéger le « monde civilisé ». Elle est définie comme « une guerre de religion », un « clash des civilisations » alors qu'en fait le principal objectif de cette guerre c'est de s'assurer le contrôle et la propriété par les multinationales des immenses richesses en pétrole de la région tout en imposant sous l'égide du FMI et de la Banque Mondiale (maintenant sous la direction de Paul Wolfowitz) la privatisation des entreprises publiques et le transfert des avoirs économiques du pays dans les mains du capital étranger.
La théorie de la guerre juste soutient que la guerre est une « opération humanitaire ». Elle sert à camoufler les vrais objectifs de l'opération militaire, tout en fournissant une image morale, de principes, pour les envahisseurs. Dans sa version contemporaine, elle appelle à l'intervention militaire sur des bases éthiques et morales contre les « états voyous » et les « terroristes islamiques » qui menacent la mère patrie.
Posséder une « cause juste » pour mener une guerre est central pour l'administration Bush, pour justifier l'invasion et l'occupation, à la fois de l'Afghanistan et de l'Irak.
Enseignée dans les écoles militaires US, une version moderne de la théorie de la « Guerre Juste » a été intégrée dans la doctrine militaire US. La « guerre contre le terrorisme » et la notion de « prévention » se fondent sur le droit à « l'auto défense ». Ils définissent « quand il est autorisé de mener une guerre« : jus ad bellum.
Jus ad bellum permet d'établir un consensus au sein des structures de commande des forces armées. Cela sert aussi à convaincre les troupes que l'ennemi est « le mal » et qu'ils se battent pour une « juste cause ». Plus généralement, la théorie de la Guerre Juste dans sa version moderne d'aujourd'hui est partie intégrante de la propagande de guerre et de la désinformation des médias, exercée pour gagner le soutien du public pour un agenda guerrier.
La Bataille pour le Pétrole. Diabolisation de l'Ennemi
La guerre construit un agenda humanitaire. A travers l'histoire, de tout temps on a utilisé la diffamation de l'ennemi. Les Croisades consistaient en la diabolisation des turcs comme infidèles et hérétiques, dans le but de justifier une action militaire.
La diabolisation sert des objectifs géopolitiques et économiques. Il en est ainsi de la campagne contre « le terrorisme islamique » (qui est soutenu clandestinement par les renseignements US) qui soutient la conquête de la richesse pétrolière. Le terme « islamo fascisme » sert à dégrader les politiques, les institutions, les valeurs et le tissu social des sociétés musulmanes, tout en affirmant que la seule alternative pour ces pays ce sont les principes de « démocratie occidentale » et de « libre marché ».
La guerre menée par les US dans la région élargie du Moyen Orient et de l'Asie Centrale, consiste à obtenir le contrôle de plus de 60% des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel. Les géants pétroliers anglo-américains cherchent aussi à obtenir le contrôle des routes des pipelines du pétrole et du gaz sortant de la région (voir carte ci dessus, tableau sur l'article original en anglais, url en fin de texte).
Les pays musulmans inclus l'Arabie Saoudite, l'Irak, l'Iran, les Emirats Arabes Unis, le Qatar, le Yémen, la Libye, le Nigeria, l'Algérie, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan, la Malaisie, l'Indonésie, le Brunei, possèdent 66,2 et 75,9 % de la totalité des réserves en pétrole, tout dépend de la source et de la méthodologie de l'estimation (lien vers le tableau http://www.eia.doe.gov/emeu/international/reserves.html).
Par contraste, les Etats-Unis ont à peine 2 % du total des réserves de pétrole. Les pays occidentaux inclus les principaux producteurs de pétrole (Canada, US, Norvège, Grande Bretagne, Danemark et Australie) contrôlent approximativement 4 % du total des réserves de pétrole. (Selon une estimation alternative du Oil and Gas Journal, qui inclut le pétrole des sables du Canada, ce pourcentage pourrait être de l'ordre de 16,5 %. (Voir tableau sur article original)
La part la plus grande des réserves mondiales de pétrole s'étend dans une région qui va (nord) de la pointe du Yémen jusqu'au bassin de la mer Caspienne et (est) de la côte est de la méditerranée jusqu'au Golfe Persique. Cette région élargie, Moyen Orient – Asie Centrale qui est le théâtre de la « guerre contre le terrorisme » menée par les US englobe selon les estimations du World Oil plus de 60 % des réserves mondiales de pétrole. (voir tableau article original )
L'Irak a 5 fois plus de pétrole que les US.
Les pays musulmans possèdent au moins 16 fois plus de pétrole que les pays occidentaux.
Las pays non musulmans qui possèdent les plus importantes réserves de pétrole sont le Venezuela, la Russie, le Mexique, la Chine et le Brésil (voir tableau article original)
La Diabolisation s'applique à un ennemi qui possède _ des réserves de pétrole mondiales. «L'Axe du Mal », les « états voyous » les « nations en échec » les « terroristes islamiques »: la diabolisation et la diffamation sont les piliers idéologiques de la « guerre contre le terrorisme » des Etats-Unis. Ils servent de casus belli pour mener la bataille pour le pétrole.
La Bataille pour le pétrole nécessite de diaboliser ceux qui possèdent le pétrole. L'ennemi est caractérisé comme démoniaque, pour justifier une action militaire incluant des massacres en masse de civils. La région Moyen Orient – Asie Centrale est lourdement militarisée (voir carte ci dessus). Les champs de pétrole sont encerclés par les navires de guerre de l'OTAN stationnés dans l'est méditerranéen (comme faisant partie d'un opération de maintien de la paix de l'ONU), des groupes de porte avions d'attaque et des escadrons de navires de guerre dans le Golfe Persique et la mer d'Arabie sont déployés dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».
L'objectif ultime, combinant une action militaire, des opérations clandestines des services de renseignements, et la guerre de propagande, c'est de casser la fabrique nationale et transformer des pays souverains en territoires économiques ouverts, où les ressources naturelles peuvent être pillées et confisquées sous la supervision du « marché libre ». Ce contrôle s'étend aussi aux corridors stratégiques des pipelines pétroliers et gaziers (e.g Afghanistan).
La Diabolisation est une opération de SPYOPS, utilisée pour influencer l'opinion publique, et construire un consensus en faveur de la guerre. La Guerre Psychologique est directement sponsorisée par le Pentagon, et l'appareil de renseignements des US. Cela ne se limite pas à assassiner ou exécuter les dirigeants des pays musulmans, cela s'étend à des populations entières. Cela vise aussi les populations musulmanes en Europe occidentale et en Amérique du nord. Cela a pour but de briser la conscience nationale et la capacité à résister à l'envahisseur. Elle dénigre l'Islam. Elle crée des divisions sociales. Elle a pour but de diviser les sociétés au niveau national et finalement de provoquer une « guerre civile ». Tandis qu'elle crée un environnement qui facilite l'appropriation directe des ressources des pays, en même temps, elle induit un retour de bâton, créant une nouvelle conscience nationale, développe une solidarité inter ethnique, rassemble les personnes pour se confronter à l'envahisseur.
C'est important de noter que l'incitation aux divisions sectaires et aux « guerres civiles » est vue sous l'angle de redessiner la carte du Moyen Orient ou on prévoit de démanteler certains pays et de les transformer en territoires. La carte du Nouveau Moyen Orient bien que non officielle, a été utilisée par l'Académie Nationale de Guerre US. Elle a été récemment publiée dans le Armed Forces Journal (juin 2006). Sur cette carte, des états nations sont démantelés, des frontières internationales sont redéfinies suivant des lignes sectaires ethniques, largement en accord avec les intérêts des géants du pétrole anglo américains (voir carte en dessous : les pays inscrits en noir gagnent des territoires, ceux en rouge en perdent, ceux en gris restent inchangés). La carte, a aussi été utilisée dans le cadre d'un programme d'entraînement d'un Collège de Défense de l'OTAN pour de hauts officiers militaires.
Le Pétrole se trouve en Terres Musulmanes
Le pétrole se trouve en Terres Musulmanes. La diffamation de l'ennemi fait partie de la géopolitique énergétique de l'Eurasie. C'est une fonction directe de la distribution géographique des réserves mondiales de pétrole et de gaz. Si le pétrole était dans des pays principalement peuplés de Bouddhistes ou d'Indous, on pourrait s'attendre à ce que la politique étrangère US soit dirigée contre les Bouddhistes et les Hindous, qui seraient aussi l'objet de diffamation.
Au Moyen Orient, théâtre de guerre, l'Iran et la Syrie, qui font partie de « l'Axe du Mal » sont les prochaines cibles selon les déclarations officielles des US.
Les « guerres civiles » sponsorisées par les US ont aussi été menées dans plusieurs autres régions stratégiques pétrolières et gazières, dont le Nigeria, le Soudan, la Colombie, la Somalie, le Yémen, l'Angola, sans oublier la Tchétchénie et plusieurs républiques de l'ex Union Soviétique. Des « guerres civiles » qui se déroulent actuellement, sponsorisées par les US et qui comprennent souvent l'envoi d'un soutien clandestin de groupes paramilitaires, ont été suscitées dans la région du Darfour au Soudan, de même qu'en Somalie. Le Darfour possède de vastes réserves de pétrole. En Somalie, des concessions lucratives ont été accordées à 4 géants du pétrole anglo américains.
Selon des documents obtenus par The Times, presque 2/3 des réserves de la Somalie ont été alloués aux géants du pétrole américain Conoco, Amoco (maintenant faisant partie de BP) Chevron et Philips les dernières années avant que le président de Somalie pro américain Mohamed Siad Barre soit renversé et la nation plongée dans le chaos en janvier 1991. Selon des sources industrielles, les compagnies qui ont des droits sur les concessions les plus prometteuses espèrent que la décision de l'Administration Bush d'envoyer des troupes US pour protéger l'aide arrivant par bateau à la Somalie aideront aussi à protéger leurs multi milliards de dollars d'investissements là bas. (Voir « América's Interests in Somalia, Global Research, 2002).
Mondialisation et la Conquête des Ressources Energétiques Mondiales
La diabolisation collective des musulmans, incluant la diffamation de l'Islam, appliquée mondialement, constitue au niveau idéologique, un instrument de conquête des ressources énergétiques mondiales. Cela fait partie de mécanismes économiques et politiques plus larges, qui sous tendent le Nouvel Ordre Mondial.
Michel Chossudovsky 4 janvier 2007 – Source et Copyright Global
Research
Traduction bénévole : Mireille Delamarre pour www.planetenonviolence.org
Intitulé de l'article en anglais : The "Demonization" of Muslims and the Battle for Oil
Pour accéder à l'article en anglais, tableaux et notes cliquez ci dessous
Global Research
Racialisation de l'Islam: les musulmans sont les nouveaux juifs
Jeudi 15 Février 2007
Quelques réflexions en vrac pour compléter ce texte ou plus exactement pour aider à la rédaction finale de notre plaleforme.
Merci d’avance de votre compréhension, de vos ajouts et commentaires critiques. J’aimerais encore insister sur le caractère importantissime du texte que nous devons produire, loin de toute idée de pancrace et surtout en raison de l’inflation
de bavardages sur l’islam ; il faut éviter de produire sous la pression de l’urgence ou sombrer dans les généralités, donnons-nous le temps et les moyens intellectuels de construire notre image, notre nouveauté, notre sigularité dans un paysage que saturent les monothéismes, les conformismes sécularistes ou les fausses sorties de la Religion !!!
Je partage, avec Mohammed Arkoun (Discours islamiques, discours orientalistes et pensée scientifique, Princeton 1985) et Alain Roussillon (La pensée islamique contemporaine, Téraèdre 2006 et www.teraedre.fr). la nécessaire vigilance que nous devons observer vis-à-vis d’un nouveau type de penseurs relgieux désignés collectivement comme « intellectuels musulmans ». Ces « penseurs » instaurent une dialectuqe à laquelle je suis totalement opposé. Cette dialectique (très schématiquement) repose sur les interrogations et postulats suivants :
« comment peut-on être musulman » aujourd’hui en terre d’islam et ailleurs ? Comment opérer la « réislamisation » des sociétés à travers la quête d’une nouvelle universalité, musulmane ou islamique, face aux avancées de ce qui est dogmatiquement désignée comme LA MODERNITE et les prétentions universalistes de LA CIVILISATION OCCIDENTALE ?
L’imaginaire collectif de l’après guerre froide a très opportunément élaboré
UN PERIL VERT islamique comme ennemi de substitution au « péril rouge » et dans ce nouveau « contexte », on voudrait, ici et là, que nous acceptions « Les nouveaux intellectuels musulmans » comme une alternative, voire une panacée. Il y a là un piège redoutable qui nous enferme dans une dialectique pipée : le renouveau de la pensée musulmane se joue entre une reddition aux fondamentalismes religieus et culturels et une acceptation sans condition des diktats de la modernité !
Notre Fondation doit clairement inviter à penser ou re-penser la diversité des « islamicités ». Même les Réformateurs musulmans de la fin du XIXe, qu’ils soient persans, arabes, indiens, ou malais avaient conscience que la faiblesse de leurs sociétés vis-à-vis de 2l’Occident » n’était pas conjoncturelle mais structurelle. Aujourd’hui on peut mesurer que la Réforme, l’ »islâh » n’a fait connaître aux sociétés de l’islam aucune mutation significative (à deux exceptions prêt et deux exceptions différentes, l’Iran depuis 1979, les islams d’Europe et des Amériques ces 20 dernières années).
Devons -nous , pouvons-nous affirmer dans notre charte ou plateforme que nous avons la capacité tde mettre en œuvre ou en place, depuis Genève , une Fondation qui soit un lieu privilégié, singulier, d’observations, d’inter-actions de savoirs pluriels, de recherches et de formations en rupture totale avec la fausse réforme, ou la réforme mystifiante qui continue de véhiculer le dogme que la MUTATION ne peut se faire qu’à travers les deux termes exclisifis l’un de l’autre :
-. Réformer les sociétés islamiques, le Dar Al Islam, par la Science, les technologies du monde hégémonique (le Fameux OCCIDENT), en mobilisant les modes de pensée et d’action exogènes, importés, revisités, etc., pour « accélérer le cours de l’Histoire, moderniser, démocratiser (par la force, s’il le faut) les sociétés musulmanes bloquées jusqu’ici ou enfermées dans un immobilisme que l’autoritarisme politico-religieux entretient !
.- Réformer ces sociétés par la Religion, ce qui suppose et, c’est selon les contextes et les acteurs, un repli sur un âge inaugurateur, celui de la société mahométane du début, un retour aux fondements de l’identité religieuse à la « jinsyat al ‘aqida » selon la devise désormais fameuse du Cheikh Yassine, islamiser la modernité et non pas moderniser l’islam !!!!
Draft : Ahmed BENANI
Genève, le 6 février 2006
Fondation suisse d’études, de recherches et de savoirs sur les espaces islamiques dans le monde.
Les espaces de l’islam mondialisé sont profondément marqués par une crise dont la complexité et les formes ne sont pas clairement identifiées (ou toujours identifiables). Les approches culturalistes, géostratégiques ou géopolitiques d’aujourd’hui peinent à rendre compte de l’ampleur de cette crise et de son enracinement historique et civilisationnel. De plus en plus d’intellectuels de chercheurs, d’acteurs et de citoyens souhaitent revisiter les différents espaces musulmans, comprendre leur bigarrure ethno-culturelle, repenser le « choc » endogène et exogène de l’islam, réinterroger, à partir de nouvelles grilles des sciences « humaines » et des sciences « exactes », les concepts de tradition et de modernité.
Il ne manque pas d’acteurs ou de penseurs qui ne souhaitent une sortie de la crise par des réformes culturelles et religieuses, une refonte ou mutation des systèmes politiques ou de gouvernance autoritariste. Dépasser ou surmonter la crise passe pour eux par un retour à l’humanisme islamique et libéral qui habite toujours leur imaginaire.
La Fondation suisse d’études, de recherches et de savoirs sur les espaces musulmans dans le monde que nous avons établie a pour vocation première de réunir toutes celles et tous ceux qui pensent que la frontière, d’une civilisation à l’autre, d’une culture à l’autre, est historiquement indécise, incertaine. La fondation pense qu’il est nécessaire de formuler autrement le débat sur l’universalisme et le relativisme culturel, aujourd’hui plus que jamais focalisé sur l’héritage des Lumières. Les initiateurs de la Fondation inscrivent leur démarche dans la perspective d’un continuum. Il est possible, selon eux, de réhabiliter ou de dépoussiérer les conceptions de l’universel qui ont vu le jour en dehors de « L’Occident »; de même qu’il leur semble fécond d’intégrer à une nouvelle démarche le rapport d’autres cultures à l’universalisme. La problématique de l’occidentalisation est à nos yeux caduque. Il y a un croisement, une interpénétration des espaces de l’islam et ceux de l’Europe ancienne ou post-Lumières qui montrent bien que le ressourcement multiforme (politique, culturel, économique, humain) postulés par les intellectuels des espaces de l’islam n’est pas en rupture définitive avec l’héritage de ce qu’on désigne abusivement par Occident.
Dans la mondialisation que nous vivons depuis la fin du XXe siècle, les tensions culturelles, les conflits armés ne sont pas imputables au seul « Islam », la « crise » de ce dernier ne s’explique pas par l’approche caricaturale et/ou candide de l’émergence récurrente des radicalismes religieux ou néo-fondamentalistes islamiques et leur passage au « terrorisme » et à l’Ouest. Il n’y a pas plus de bloc islamique des ténèbres qu’il n’y a de bloc occidental avec ses armées de pentecôtistes ou de missionnaires d’une chrétienté re-conquérante ou hégémoniste.
La peur, les hantises que suscitent le mot Islam sont des productions de l’imaginaire social qui enferme l’islam dans un monolithisme, un autre territoire, une altérité forcément invasive et menaçante pour le reste du monde
Notre fondation se veut un lieu de réflexion sur les mutations plutôt qu’un centre ou se décideraient les transformations des espaces musulmans, nous voulons en faire, non un lieu pour spécialistes pointus ou néo-orientalistes en vogue, mais un espace de liberté ouvert à tous les questionnements. Un de ses objectifs premiers est l’élaboration d’une charte ou plateforme pour le lancement d'initiatives concrètes et innovantes, pensées et travaillées par les différents acteurs suisses et internationaux académiques et sociopolitiques, civils et religieux, publics et privés intéressés par les espaces islamiques dans le monde. La fondation est de par sa nature, un pôle d'attraction pour de nombreuses compétences, dans l’esprit de la Genève Internationale, un lieu d'excellence des savoirs, et un creuset où les disciplines se croisent, les idées se confrontent pour mieux se propager.
La Fondation a pour siège Genève parce que nous pensons que la Suisse offre les qualités requises pour abriter nos activités. La liberté d'expression et de conscience garanties de notre existence, sont des valeurs fondamentales de ce pays .
L’engagement de Genève en matière de bons offices, de médiation en droit humanitaire, sa neutralité de soft power et de multilatéralisme et sa réputation éthique font d'elle l’endroit idéal pour notre fondation.
Genève a été le coeur de la réforme du christianisme, il n’est pas impensable qu’elle devienne un des lieux qui puisse donner toute sa place à un islam de la pensée.
Le professeur Mohamed Arkoun déclarait dans cet esprit que nous partageons : « Que vaut notre discours d’intellectuels dans l’entrechoc des imaginaires musulman et européen ? L’Occident est bien trop fasciné par l’intégrisme pour s’apercevoir qu’il existe des cartésiens en Islam. Et, du côté musulmans, les extrémistes nous déclarent hors la loi ! ».
Les activités de la Fondation s'articuleront autour de trois axes principaux : l'observation, la recherche et la diffusion.
Observer, c’est saisir et collecter ce qui nous interpelle dans les espaces islamiques pour construire une déontologie des savoirs et du dialogue.
La recherche est centrée sur l’ouverture à tous les domaines de l’impensé par l’investissement de tous les champs de la connaissance. Elle est par nature multidisciplinaire. Elle interconnecte les domaines des sciences humaines, interroge le théologique, le sacré et le profane et fonde une nouvelle anthropologie des espaces de l’islam. L’observation et la recherche englobent également les domaines scientifiques, économiques et organisationnels.
La Fondation sera en mesure de répondre aux besoins des chercheurs, des acteurs, des décideurs et des concepteurs en leur fournissant les outils et les méthodes adéquats et mis à jour pour comprendre non seulement les codes du sacré mais aussi les questions des ressources humaines et économiques, des stratégies de développement, des infrastructures.
La Fondation est appelée enfin à diffuser les savoirs acquis, les savoirs faire en publiant mais surtout en organisant séminaires et conférences, en collaborant très étroitement avec les milieux académiques en Suisse et dans le reste du monde, en établissant des liens et une coopération étroite avec les instituts travaillant aussi bien à l’échelle du macro que du micro islamique.
Ainsi la Fondation sera en mesure d’œuvrer dans la durée en favorisant deux pistes hélicoïdales, l’islamologie théorique et appliquée d’une part, les sciences organisationnelles d’autre part.
La Fondation sera en mesure de fournir non seulement des indices tels que ceux de la bonne gouvernance, d'efficacité économique et de "readiness" à la nouvelle société ou économie de connaissance, que des approches cognitives et articulées aux conditions critiques de production des savoirs dans les espaces islamiques. Les indices produits constitueront entre autre une sorte d'écran radar pour les espaces islamiques.
Prof. Ahmed BENANI
2, ch. de Lucinge
1006 Lausanne
Suisse
Ahmed.Benani@unil.ch
Les intellectuels issus du monde arabe sont confrontés à des questions dont la complexité s’est accentuée depuis la Guerre du Golfe. Depuis le 11 septembre, ils sont sommés de s’exprimer sur la suppsoée nocivité de l’islam et les possibilités de démocratie dans les pays musulmans. Mounia Bennani-Chraïbi est professeure à l’Institut d’Etudes Politiques et Internationales (IEPI) de l’Université de Lausanne et chercheuse au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) à Paris. Elle a publié Soumis et rebelles, les jeunes au Maroc (Ed. du CNRS, 1994). Ahmed Benani, politologue, enseigne l’histoire et la science des religions dans un gymnase lausannois. Tous deux ont collaboré à l’ouvrage collectif Islam et changement social (Payot, 1998) dirigé par Mondher Kilani (lire ci-contre). Comme leurs collègues, ils sont confrontés en Occident à des interprétations réductrices d’un monde dont ils étudient l’évolution historique et sociale et les contradictions. Ils l’abordent avec des instruments critiques acquis dans les institutions universitaires d’Europe où ils travaillent et enseignent aujourd’hui. Les sociétés qu’ils abordent, ils les connaissent de l’intérieur avec leurs richesses, leurs faiblesses et leurs contradictions. Ils voudraient qu’on en parle autrement que sous le seul angle de la religion.
«Il n’y a pas d’identité musulmane homogène et les croyants ne sont pas uniformément des extrémistes» rappelle Mounia Bennani-Chraïbi. L’immense diversité du monde islamique qui s’étend sur 57 Etats aux régimes politiques les plus variés et concerne un milliard de personnes ne peut être réduit à une seule définition. Sur les quelque cinq millions de musulmans français, 10% fréquentent les mosquées, une proportion à peu près égale à celle des catholiques pratiquants.
«La langue sacrée du Coran est un arabe que beaucoup de croyants ne font qu’anonner. Le message est perverti par le dogmatisme et l’ignorance, dans une interprétation fasciste. Il est très difficile d’injecter de la rationalité dans cette confusion», constate Ahmed Benani. «Pour cela, il faut retourner au texte fondateur, en l’analysant comme un moment historique et le lire avec les instruments savants adéquats et non comme une vérité essentielle à laquelle il ne faut rien toucher.»
L’islam est-il intrinsèquement ferment de violence? La question est perverse en soi. Fait-on allusion à la Bible quand on analyse la guerre civile en Irlande, à la torah pour expliquer le conflit israélo-palestinien? Quand il s’agit de pays musulmans, l’explication culturelle est systématiquement privilégiée au détriment des causes sociales et politiques. La confusion vient du fait que dans l’islam, le religieux a toujours été dominé par le politique alors que dans la chrétienté, la construction étatique s’est opérée en s’autonomisant de l’Eglise hégémonique structurée et jouissant d’un pouvoir temporel. «Il n’y a pas de centralité, pas de vision essentialiste, pas de moment fondateur» précise Ahmed Benani. C’est-à-dire, pas de pape ni d’orthodoxie dictée: entre Dieu et le croyant, il n’y a pas d’intermédiaire ce qui laisse le champ libre à des interprétations très diverses. Pour Mounia Bennani-Chraïbi, «le message du prophète se réfère à une situation historique donnée. Il a été récupéré et adapté plus tard par une relecture des sources à partir du XXe s. à la suite d’un durcissement lié aux circonstances. Le répertoire religieux a été chargé de significations contemporaines dans le cadre de luttes de pouvoir. Au cours des mouvements de libération, les élites se sont d’abord référées au marxisme puis au tiers-mondisme. L’islamisme est venu remplacer le vide opéré par l’effondrement de ces idéologies mais l’ennemi est resté le même. Il est intéressant de rappeler que Shariati, l’idéologue de l’ayatollah Khomeini, est également le traducteur de Frantz Fanon en Iran et les talibans sont souvent d’anciens marxistes.»
La pensée de la modernisation s’est élaborée en détruisant le tissu social, sur le modèle nassérien du progrès technique et de la laïcisation qui s’est souvent opéré dans le sang, à un prix très élevé. Pour Mounia Bennani-Chraïbi, «les jeunes aujourd’hui ne se reconnaissent pas dans les élites. La mythologie des martyrs de l’indépendance n’a plus cours. Les promesses de progrès social par l’éducation n’ont pas été tenues. La lutte contre l’Etat autoritaire se mène dans l’espace religieux, le seul disponible, en libre accès. Mais les jeunes sont pris dans des contradictions entre leurs aspirations à partir vers les richesses de l’Occident et la rancœur qu’il leur inspire. Les identités sont en perpétuelle renégociation dans un bricolage permanent.»
Le champ religieux offre à l’individu un espace qui lui permet d’accéder à la vie publique et de s’affirmer, même pour les femmes. «Le port du voile est souvent lié à l’individuation: les filles le mettent en réaction contre leurs mères, comme ces dernières arboraient des jeans troués» dit Mounia Bennani-Chraïbi. «En Iran, les plus féministes l’utilisent comme une protection qui permet de sortir dans l’espace public, de prendre le bus. Il n’y a pas qu’un modèle de la modernité. La démocratie emprunte des chemins complexes. Ainsi au Maroc, lors des élections, les Islamistes ont mené une campagne très habile en appelant les gens à voter selon leurs convictions, sans accepter d’argent, car le vote est une mission de confiance dont on est comptable devant Dieu. La stigmatisation systématique du religieux comme archaïsme commence à me gêner. On a le droit d’avoir des sentiments religieux et on ne peut pas juger les gens sur leurs convictions au nom de valeurs individualistes.»
DEFENSE DE LA LAÏCITE ET « RETOUR DU RELIGIEUX »
Eléments de réflexion
INTRODUCTION
De la discussion sur la pertinence ou pas d’une référence à Dieu dans le préambule d’une (désormais hypothétique) constitution européenne aux récents débats, de plus en plus vifs et passionnés, sur la laïcité, il semble que nous assistions à un retour paradoxal de la question religieuse. Si tout le monde s’accorde à noter le phénomène, il suscite néanmoins les interprétations les plus variées.
* Confrontation épidermique entre cultures : le débat se centrerait alors autour du rapport de l’Occident à l’Islam et d’une possible réforme de ce dernier qui aurait pour corollaire une meilleure reconnaissance du premier.
* Retour du refoulé : le problème s’éclairerait plutôt aux lueurs troubles de notre passé colonial, lourd de présupposés racistes .
* Crise spirituelle qu’accompagne un changement des pratiques religieuses et de leur signification traditionnelle . Nous aurions en ce cas, à prendre en compte des phénomènes apparemment hétérogènes, allant du voile aux sectes et remettant en cause nos représentations de la pratique religieuse.
* Guerre des sexes exacerbée par les défis de l’intégration, sous couvert de guerre des religions . La défense du droit des femmes et la signification accordée au voile constitueraient l’enjeu primordial de la discussion.
* Crise sociale et politique qui trouve un exutoire dans le repli communautaire ou « fièvre identitaire » . Derrière le religieux se cacherait un sentiment violent de rejet et de d’injustice, « dévoilant » une discrimination réelle et laissant la voie libre aux intégrismes les plus hostiles à la République.
* Où enfin, et nous finirons là sans avoir fait le tour, dernière hypothèse pour la route : combat séculaire et jamais achevé, des Lumières contre l’Obscurantisme, du parti de l’autonomie contre celui de l’hétéronomie, du progrès contre la régression. Le terrorisme ne ferait que confirmer dans cette perspective, que la religion est toujours source de fanatisme, tant son essence est la quête du pouvoir par la manipulation. Notons déjà qu’aucun de ceux qui privilégient un facteur d’explication, n’en font un outil unique et unilatéral de compréhension du phénomène.
Sous toutes ces questions urgentes et brûlantes, nous voudrions en dégager une, qui nous permettra d’inscrire le débat dans une réflexion plus large sur le rapport de la démocratie au religieux : faut-il revoir la place des religions dans nos sociétés démocratiques ?
I/ MISE EN PERSPECTIVE
Pour répondre à cette question, nous pouvons nous appuyer sur le travail de deux intellectuels français dont les positions fondamentalement divergentes, nous semblent être un point de départ stimulant pour la réflexion .
Marcel Gauchet, auteur d’un ouvrage désormais classique La religion dans la démocratie , défend l’idée d’une rupture radicale de la modernité occidentale avec la religion, ce qu’il nomme aussi, Le désenchantement du monde . Se plaçant dans une perspective résolument historique et politique, il dégage trois phases du rapport de la religion à l’Etat, qui ne sont à ses yeux que les trois étapes d’une sortie progressive de la religion : une phase absolutiste, qui va de la fin des guerres de religion (1598) à la révolution française (dont la constitution civile du clergé en 1792 est le paroxysme) ; une phase libérale et républicaine, du concordat napoléonien (1801) à 1975 : cette phase entérine la séparation définitive de la religion et de l’Etat, à laquelle on ne comprend rien si on ne la pense que comme l’opposition pure et simple d’une société civile atomisée d’un côté, et d’une société politique organisée, de l’autre. Tout au contraire, la séparation ouvre la possibilité d’une organisation collective de la société civile, indépendante du pouvoir politique ; il s’agit donc en réalité d’une phase libérale de conquête d’autonomie du corps social contre tout pouvoir institué prônant l’hétéronomie (qu’il soit politique ou religieux). Le principe démocratique de laïcité s’est donc imposé, non pas tant contre le sentiment religieux , que contre toute forme de justification de l’obéissance aveugle au nom de la religion. L’intérêt essentiel de la thèse de Gauchet consiste à montrer que cette opposition étayait fortement l’idéal laïc : elle donnait à l’idéal démocratique par contamination, une transcendance inespérée. « L’Etat est ainsi mis en dehors de la religion, à la hauteur de la religion. » La réduction progressive et définitive à ses yeux, de cette opposition amène la troisième phase, de neutralité démocratique (depuis 1975 ~) : l’Etat serait « devenu neutre pour de bon, en face d’une société civile assumant pour de bon, son pluralisme auto-organisateur. » Du même coup, le politique perd sa fonction de dépassement des particularités de chacun dans un intérêt commun plus élevé, pour n’être plus que le kaléidoscope de différences désormais irréductibles : « les différences non seulement sont irréductibles, mais ont une valeur en soi. » Nous serions donc dans phase de sortie de la religion, comme structure concurrente, mais par-là constituante, du politique. L’Etat moderne est forcément extra-religieux.
Régis Debray, pour sa part, récuse la pertinence d’une approche historique pour appréhender le phénomène religieux. Réfléchissant plutôt à la fonction propre de la croyance , comme le montre bien son dernier ouvrage Le feu sacré, il postule que le phénomène religieux constitue un invariant des sociétés humaines. Le religieux aurait en effet pour source, l’incomplétude inhérente à tout groupe humain : cette incomplétude de la société appelle à une transcendance qui puisse la fonder. Le religieux est donc constitutif de toute société.
Leur opposition s’articule autour de trois points essentiels :
a) un point méthodologique
b) la définition de leur objet : la religion ou religieux
c) l’interprétation des phénomènes actuels de renouveau de la problématique religieuse
Le a) relève d’enjeux épistémologiques qui ne nous intéressent pas particulièrement ici. Notons cependant que l’analyse de Gauchet ne s’applique qu’à l’Europe démocratique , dont l’évolution est comprise comme modèle de développement nécessaire et général pour les autres pays. Debray, lui, prétend dégager des universaux : il reproche donc à Gauchet de donner une signification générale à un point de vue restreint.
Plus intéressante est la manière dont ils définissent l’un et l’autre leur objet (b). Pour Gauchet, la religion est un concept qui se définit comme institution humaine régissant des pratiques sociales, sur le modèle de la religion romaine et chrétienne. Par conséquent, il y a des religions et non de la religion en général. Sa thèse le conduit néanmoins à postuler un invariant propre à toute religion : la dissociation progressive de la religion et du politique qui doit aboutir à leur séparation définitive (la France serait donc en avance dans le domaine !). Cela implique également de sa part, de distinguer la religion de la croyance. Il refuse notamment de considérer la croyance religieuse comme seule forme de croyance et reproche à Debray de faire l’amalgame entre les croyances de type religieuse et celles de nature idéologique. Il en va tout autrement chez Debray : il parle tout d’abord de « religieux » plus que de religion. Or le « religieux » est constitutif du politique en tant que transcendance assurant la cohésion du groupe. Il va même jusqu’à postuler une nécessité biologique de la croyance, fondant chez l’homme la possibilité d’agir et de parler . Son raisonnement ne se comprend bien sûr que si l’on accepte de ne faire aucune distinction entre les croyances, qui sont toutes à ses yeux, de nature religieuse : culte rendu à la Vierge et culte à Marianne, droits de l’homme et eucharistie…le tout dans un joyeux mélange ! L’avènement de la démocratie ne constitue pas une rupture d’un point de vue anthropologique. Si l’on peut envisager une sortie individuelle du religieux, on ne peut certainement penser qu’elle puisse être collective ; le modèle américain est en cela une référence utile : 97% des Américains se déclarent croyants.
D’où la divergence d’interprétation du « retour du religieux » (c) :
Gauchet : l’exacerbation du sentiment religieux n’est qu’une riposte identitaire à la modernité. Le fondamentalisme notamment, tout en donnant l’impression d’être du côté de la tradition, ne fait qu’achever l’avènement de l’individu et participe ainsi à la sortie du religieux qu’il combat. La communauté traditionnelle est destituée au nom de la conviction personnelle. Par conséquent, les « retours du religieux » ne peuvent être à ses yeux assimilés à un retour de la religion : « ils procèdent davantage d’une adaptation de la croyance aux conditions modernes de la vie sociale et personnelle. L’activation de la foi pourrait bien avoir pour rôle véritable, dans ce cas, de fabriquer de l’individu à partir de son contraire, la tradition. Elle substitue l’ordre de la conviction personnelle à l’empire de la coutume et de la communauté »
Debray : l’ « exception européenne » ne présage d’aucune évolution nécessaire, comme le montre le retour de la problématique religieuse du sens dans notre société. Il s’agirait plutôt d’une période de transition, comparable au III ème hellénistique précédant l’avènement d’une nouvelle transcendance, chrétienne en l’occurrence. D’autre part, les identités d’appartenance sont forcément des identités religieuses. Enfin la montée du fondamentalisme est la preuve même que le religieux redevient structurant. (L’exemple du kamikaze lui sert à contester la prégnance de l’individualisme européen sur d’autres cultures : volonté au contraire de fusion dans le groupe.)
II/ Le débat politique
Il ne nous reste plus qu’à tenter une rapide lecture politique de ce débat. Les récentes prises de position suscitées par la commission Stasi ont montré qu’il transcendait les clivages politiques traditionnels, tout en traçant une ligne d’affrontement forte au sein des différentes formations politiques. Ainsi se dessinent des coalitions variables. Le noyau dur de la discussion est de nature stratégique : faire une loi est-il opportun ? D’où l’opposition entre une lecture qui met en avant les principes républicains (Commission Stasi, bien accueillie à droite comme à gauche : Chirac / Fabius) et une lecture socio-culturelle (gauche altermondialiste, Sarkozy, une partie des verts…) La première position nous semble être dans la ligne du diagnostic dressé par Debray, l’autre étant peut-être plus proche de celui de Gauchet. Plus marginales évidemment sont les positions de ceux qui contestent l’idée même de séparation de la religion du politique (le FN, De Villiers, le Parti des Musulmans de France, dirigé par un proche des fonfamentalistes, Latrèche )
A la frontière du politique, la société civile réagit suivant ses différents intérêts.
D’un côté, ceux qui condamnent l’idée même de faire une loi :
- par peur d’ébranler le statu quo (Eglise catholique et le Crif ), en réveillant de vieux démons.
- par peur d’une stigmatisation des croyants, et notamment des musulmans (Mosquée de Paris, UOIF, Consistoire de Paris)
- par opposition au principe tel qu’il est compris jusqu’à présent, au nom du multiculturalisme et de la tolérance (Ramadan, écoles privées…).
- par contestation de la pertinence du diagnostic, qui occulte les vrais problèmes en faisant des amalgames
De l’autre, ceux qui sont pour :
- une grande partie du corps enseignant qui demandait de plus longtemps des directives claires + Associations laïques.
- les écoles religieuses cathos qui n’ont pas envie de voir « rappliquer » les jeunes filles voilées
- les jeunes filles qui ne veulent pas porter le voile et qui attendent un soutien fort des institutions publiques pour oser revendiquer ce choix. Argument qui fait dire à R. Schwarz (rapporteur de la commission) que la loi vise aussi à défendre les plus faibles.
- Les racistes de tout bord aussi !
Hélène Harder ( 30/ 01/ 04)
CHIFFRES ET LEXIQUE
La querelle des chiffres
Il n’est pas inutile au moment où beaucoup de pays s’étonnent que la polémique fasse rage en France de rappeler que les communautés musulmanes et juives françaises sont les premières d’Europe :
Les chiffres sont cependant difficiles à établir puisque aucun recensement sur critère religieux n’est permis. Ils sont pourtant un enjeu important du débat : les uns parlent de plus de 5 millions de musulmans en France, d’autres de seulement 3 millions 5.
La population de confession juive est estimée à 700 mille personnes.
Nous ne savons pas dans quelle mesure ces chiffres ne font pas amalgame entre l’origine culturelle et la pratique cultuelle.
Religion et culture
Il arrive en effet souvent que journalistes et hommes politiques (le dernier impair de Sarkozy parlant de « préfet musulman » n’a rien d’anodin) fassent des confusions qui brouillent les pistes. Au risque de rappeler des banalités, il est important de distinguer :
Les personnes immigrées des étrangers : une personne immigrée a la nationalité française bien qu’elle ne soit pas née sur le sol français. Un étranger peut vivre et travailler en France uniquement en possédant un titre de séjour qui ne peut être définitif. Un jeune né en France de parents immigrés n’est pas un immigré, mais un Français.
Les personnes de culte musulman et les personnes issues d’une culture musulmane : on peut venir d’une famille musulmane sans être pour autant croyant soi-même ni pratiquant. Enfin, les immigrés des musulmans : on l’oublie souvent mais cette équation n’est pas strictement applicable. Tous les immigrés ne sont pas issus de pays musulmans, et même ceux-là peuvent ne pas être croyants. Ils seront marocains, turcs, algériens sans être musulmans.
Ces confusions sont souvent justifiées par l’argument d’une collusion entre l’identité culturelle et l’identité religieuse. Mais il n’est pas sûr que nous n’ayons pas à lutter contre cette tendance qui enferme les uns et les autres dans des identités qu’ils n’ont pas forcément choisies et entraîne des solidarités contraignantes. Peut-on avoir la foi comme on possède une culture ? Relèvent-elles des mêmes exigences ? (cf plus haut)
Le voile
Le port du voile n’a pas été inventé par l’Islam mais correspond à une coutume très répandue chez les Perses, les Grecs, les Romains et les Chrétiens . Il permettait de désigner la femme de haut rang, l’épouse légitime, la mère par opposition à la prostituée.
Le terme le plus souvent utilisé est celui de d’hijabe qui signifie à l’origine « obstacle, rideau entre une chose et une autre. »: il reprend le mot du Coran de la fameuse sourate XXXIII , 28
« Dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants, de ramener sur elles le voile ; elles seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées »
L’interprétation est loin de faire l’unanimité dans le monde musulman, d’autant plus qu’il devint aussi un symbole politique. Ainsi Atatürk (1924) en Turquie et le Shah d’Iran (1935) l’interdisent. Il revient en force avec la Révolution iranienne en 1979. Le Tchador, mot persan et non arabe est imposé aux femmes : voile noir loin de la tradition maghrébine qui va faire fureur à ce moment là dans le monde arabe. Dernière variante : la burqa en Afghanistan.
Il serait téméraire de recenser toutes les significations que peuvent prendre le port du voile ; on peut cependant les ranger dans quatre grandes catégories :
- culturelle : marquage du corps de la femme qui correspond à la maîtrise de la sexualité masculine.
- Religieuse : signe de soumission à Dieu
- Communautaire :signe d’appartenance à la communauté de culture musulmane.
- Et plus récemment, identitaire et individualiste : comme le montre le cas des eux jeunes filles d’Aubervilliers .
Visible, ostensible et ostentatoire :
Derrière ce qui est apparu à bcp comme du pinaillage sur les termes, se trouvent en réalité des nuances importantes :
L’adjectif retenu par la commission est finalement « ostensible » : « les tenues et signes religieux interdits sont les signes ostensibles, tels qu’une grande croix, voile ou kippa. Ne sont pas regardés comme manifestant une appartenance religieuse les signes discrets que sont par exemple médailles, petites croix, étoiles de David, mains de Fatma ou petits Coran » M. Long et Weil traduisent en parlant de « signes objectivement extériorisés »
Cela implique d’un côté, que la seule volonté manifeste de provoquer en affichant de manière ostentatoire un signe ne suffit à en motiver l’interdiction. Le voile, même porté sans provocation et prosélytisme, est donc interdit de l’école. Mais d’un autre côté, interdire les signes dits visibles aurait été une atteinte à la liberté de conscience, dans la mesure où il aurait fallu interdire jusqu’à la chaîne qui dépasse malencontreusement du chemisier !
Reste enfin, un argument juridique de poids : l’utilisation de l’adjectif visible est tout simplement contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, dont l’article 9 assure très clairement « le liberté de manifester sa religion », sauf en cas d’atteinte à « la protection de l’ordre ou la protection des droits et des libertés d’autrui. » Elle aurait donc pu invalider la loi.
Par-là même, apparaît le raisonnement de la commission : le port de signes ostensibles serait une atteinte non seulement à l’ordre mais aussi à la liberté de conscience d’autrui. Les signes discrets sont en revanche permis, puisqu’ils correspondent à liberté d’exprimer sa religion sans porter atteinte à la liberté d’autrui.
Bref, pour le coup c’est vraiment une question de nuance !
TEXTES ET ARTICLES (version papier)
Lors de la première séance, nous nous étions demandé pourquoi le débat sur la laïcité donnait à au problème de son application à l’école une place centrale et souvent polémique. En dehors des raisons historiques que tout le monde a en tête, Catherine Kintzler, auteure de la République en questions, a réfléchi à ce trait marquant de la laïcité française et tenté d’en donner une explication : selon elle, l’école est un lieu spécifique qui demande une application spécifique du principe. Ses thèses qui l’amènent à des positions contestables, peuvent néanmoins nous aider à poser le problème.
TROIS COMPOSANTES DE LA LAÏCITE
« Trois composantes se conjuguent pour former le principe de laïcité : la première s’applique à la société civile et la deuxième à la puissance publique. Seule le troisième qui s’applique à l’école républicaine, est problématique et suppose pour être fondée, que l’on sorte du champ strictement juridique. Penser une école laïque, ce n’est pas penser lieu de tolérance, mais un lieu autant que possible, soustrait à la société civile (…)
La société civile est le lieu de coexistence des libertés, ce qui suppose la tolérance. Une telle tolérance n’est possible que si un droit commun règle la coexistence des libertés : il est nécessaire que les choses relatives à la croyance et à l’incroyance demeurent privées et qu’elles jouissent des libertés civiles. Elles peuvent se manifester en public mais elles ne deviendront jamais affaire publique, objet de discours officiel, que si elles sont à l’origine d’un délit ou d’un crime relevant du droit commun. Ainsi, c’est le silence et la négativité de la loi qui règlent la tolérance civile, qui la rendent possible. Par exemple, on interdit les sacrifices humains non pas parce qu’ils peuvent être des signes religieux, mais parce que le meurtre en général est interdit. Voilà pour la version faible de la laïcité, vue du côté de la société civile.
Ce premier concept en réclame un second, plus fondamental encore : c’est la laïcité vue du côté de la puissance publique.
La puissance publique est garante de la tolérance civile : c’est justement pour cette raison qu’on ne peut pas lui appliquer cette même tolérance. Comme par exemple, le droit de jouir de la liberté religieuse. (...) La puissance publique est donc tenue à la réserve, précisément pour que la société civile puisse jouir de la tolérance.
A présent, nous avons deux idées : liberté privée du côté de la société civile, réserve du côté de la puissance publique. La seconde, plus contraignante, st garante de la première.(…)
Or un troisième concept, plus problématique, plus élaboré et plus fondamental apparaît à travers la question de l’école. Le problème peut se formuler ainsi : les deux premiers concepts sont-ils suffisants pour penser la laïcité à l’école ? La réponse est non. Ils sont nécessaires mais pas suffisants.
En tout état de cause, on voit que la laïcité scolaire se présente sous forme de problème. Le clivage entre maître et élève épouse-t-il le clivage entre fonctionnaire et administré, entre puissance publique et société civile ? L’élève est-il comparable dans son rapport au maître, au citoyen dans ses rapports avec l’administration publique ? A mon avis, non. (…)
II/ SPECIFICITE DE LA LAÏCITE SCOLAIRE
Pourquoi l’école devrait-elle être soustraite à la société civile ?
Voyons d’abord les raisons juridiques. La première c’est que l’école est obligatoire. Or les élèves qui fréquentent l’école n’ont pas choisi leurs camarades, e c’est d’ailleurs à ce titre que l’école est un lieu d’intégration et d’égalité. Tolérer une manifestation religieuse de la part des uns, c’est l’imposer aux autres qui ne peuvent s’y soustraire. (…donc interdiction de porter des signes religieux ou politiques.)
La seconde raison juridique est que les élèves, pour la plupart, sont des mineurs et que leur jugement n’est pas formé. Ceux qui prétendent qu’ils doivent disposer de la liberté dont jouissent les citoyens avancent une monstruosité. Ils supposent en effet que les élèves disposent d’une autonomie qu’ils n’ont pas encore conquise : on devrait leur asséner le poids de la liberté sans leur en avoir donné la maîtrise, en supposant qu’ils trouvent spontanément en eux la force suffisante pour préserver cette autonomie. Faire défiler les groupes de pression devant les élèves ( concept de laïcité ouverte qui peut déboucher sur le relativisme : Darwin contre l’Eglise, par exemple, à chacun de juger.),c’est se tromper sur la liberté de l’enfant, car le liberté dépend de la puissance de chacun à se préserver de l’oppression et de l’aveuglement. (…)
Mais ce n’est pas seulement pour des raisons juridiques que l’espace scolaire doit être soustrait à la société civile et à toutes ses fluctuations. L’école doit échapper à l’empire de l’opinion pour des raisons qui tiennent à sa nature essentielle, c’est-à-dire à ce qui s’y fait. Il faut donc en venir à la question du savoir : l’école a pour impératif de rester laïque et d’exiger le réserve de la part de tous ceux qui s’y trouvent en vertu de la nature même de ce qui s’y transmet et de ce qui s’y construit. Ce qui nous renvoie également à la question de l’autorité.
L’école est un espace où l’on s’instruit des raisons des choses, des raisons des discours, des actes et des pensées. On s’en instruit pour acquérir la force et la puissance, je veux dire celle qui permettent de se passer de guide et de maître. (…) Il faut échapper à la force de l’opinion, échapper à la demande d’adaptation, échapper aux données sociales pour construire sa propre force. L’école n’a pas pour tâche première d’ouvrir l’enfant à un monde qui ne l’entoure que trop : elle doit lui découvrir ce que ce monde lui a caché. Il ne s’agit d’adapter, ni d’épanouir mais d’émanciper. De plus, l’école doit offrir à tout enfant le luxe d’une double vie : l’école a l’abri des parents, la maison à l’abri du maître. ( …)
Donc la laïcité de l’école requiert des idées plus hautes qu’une simple forme juridique. Elle consiste à écarter tout ce qui est susceptible d’entraver le principe de libre examen, tout ce qui peut faire obstacle au sérieux de la libération par la pensée. Il est clair que celui qui arrive en déclarant ostensiblement, qu’il n’y a pour lui qu’un livre, qu’une parole et que le vrai est affaire de révélation, celui-ci se retranche de facto d’un univers où il y a des livres, des paroles, d’un univers où le vrai est affaire d’examen. Il faut donc commencer par le libérer : qu’il renoue ensuite, s’il le souhaite, avec sa croyance, qu’il le fasse lui-même par conclusion, non par soumission. »
D'espoir de paix en reprises de la violence, de l'assassinat de Rabin à la construction du mur et, dernièrement, l'évacuation douloureuse des territoires de Gaza, le conflit israélo-palestinien peut paraître parfois indépassable, et provoque en France des discussions passionnées. Elie Barnavi a été acteur de la guerre, il a défendu la paix. L'analyse qu'il nous livre ici est d'autant plus précieuse qu'elle réunit sa connaissance historique des guerres de Religion et celle de cette situation si complexe. Car c'est précisément le coeur de son propos : comprendre comment ce conflit territorial, opposant deux visions laïques du monde, le sionisme et le nationalisme arabe porté par Nasser, a pu se transformer en une véritable guerre de religions ? Celle qui vise l'élimination totale de l'adversaire et pour laquelle le traître (Rabin hier, Sharon encore davantage aujourd'hui) est pire que l'ennemi. C'est également la mince chance de la paix : faire en sorte, comme Mahmoud Abbas l'a déclaré dernièrement, que la guerre entre
Le fait religieux structure les relations internationales. Maints conflits en sont l'exemple : des rivalités meurtrières dans l'ex-Yougoslavie, à l'opposition entre protestants et catholiques en Irlande du Nord, en passant par les luttes entre les Tamouls hindouistes et les Cinghalais bouddhistes. Les conflits religieux ne peuvent s'expliquer par une simple opposition entre les religions seules (Islam, Catholicisme, Orthodoxie, Hindouisme). Chaque religion est elle-même divisée et en proie à des luttes intestines sous forme de schisme ou de secte. En tant que tel l'intégrisme religieux n'est pas une cause de conflit. Cependant les oppositions religieuses s'ajoutent parfois à d'autres rivalités (sociales, économiques et politiques) pour entraîner un conflit. Contrairement à ce que pourrait nous faire penser l'actualité, l'intégrisme religieux n'est pas une spécialité musulmane. On le retrouve chez des adeptes de toutes les grandes religions et de toutes les grandes idéologies. Il y a aussi des intégristes chrétiens, juifs ou hindous. Ce rapport a pour objet de définir les fondements de l'intégrisme religieux et de montrer, au travers d'un exemple (intégrisme musulman) quelles peuvent être ses manifestations et implications... ...
Israël-Palestine, une guerre de religion?
Publié chez Bayard, ce petit opuscule a été rédigé à la suite d'une conférence donnée à la B.N.F par Elie Barnavi, ancien ambassadeur d'Israël en France (2000-2002):_
"L'évacuation du religieux hors du champ politique a rendu l'Européen, incapable de concevoir une guerre de religion proprement dite, c'est-à-dire une guerre pour la religion ou, du moins, dont la religion est la principale justification. Or, il faut se rendre à l'évidence, la vraie guerre des religions est revenue."
Professeur d'histoire moderne à l'Université de Tel-Aviv, E. Barnavi s'appuie pour soutenir son analyse sur ses travaux sur les guerres de religion en France ("Guerre des Trois Henri"): __
Selon lui 4 écueils principaux sont à éviter:__
- Penser qu'un conflit religieux n'est qu'un conflit de religions alors même que la "dimension religieuse" n'en n'est qu'une parmi d'autres.__
- Penser que la motivation religieuse n'est qu'un "prétexte" masquant les véritables enjeux politiques, sociaux ou économiques. Les conflits religieux sont de véritables conflits de religion "dans la mesure où l'appartenance religieuse fournit le pôle identitaire des camps en présence et leur idéologie de combat".__
- Chercher dans les Ecritures, quelles qu'elle soient, "l'explication du comportement de leurs fidèles, ici et maintenant". "Traquer Al-Qaïda dans le Coran n'a pas plus de sens que de fouiller dans la Bible pour rendre compte des mobiles de l'assassin d'Yitzak Rabin...'__- Oublier que les circonstances historiques de la naissance et du développement des systèmes religieux ont largement déterminé leur rapport avec le politique. L'auteur note, à ce stade, une différence radicale entre le Christianisme et les deux autres monothéismes. Le Christianisme s'est développé pour partie sur la distinction spirituelle/temporelle (Rendez à César et...) et celui-ci a pris de l'ampleur dans un état déjà constitué. L'analyse que fait Barnavi des autres monothéismes serait un peu longue à rapporter dans ce cadre (opposition sionisme/néo-sionisme méssianique ; fondamontalisme/ intégrisme islamique). Il reste que selon lui, on se retrouve aujourd'hui, et particulièrement dans les grandes démocraties occidentales face à un renouveau des affrontements religieux: affrontements réels pour lesquels nous ne sommes pas préparés mais voici une partie de sa conclusion :__L'optimisme ?:_
"...Ce n'est pas une question d'analyse scientifique, mais de conviction politique, de valeurs si vous voulez. Car pour exorciser le spectre de la guerre de religion il ne suffit pas de comprendre ces partisans ni même de les mépriser ; il faut les combattre avec la même passion, la même conviction, le même zèle qu'eux. Comme l'histoire du XXème siècle nous l'a appris ou aurait dû nous l'apprendre, la veulerie, même déguisée sous le masque rassurant de la sagesse politique, est la meilleure servante de la barbarie."
EDGAR MORIN __Israël-Palestine : Le double regard *
En deux mille ans, à partir de la dépossession de sa terre nationale, l'histoire juive a été faite d'expulsions, persécutions, ghettoïsations, vexations, dénis, humiliations, mépris, haines. Comment ne pas voir que 50 ans d'histoire palestinienne depuis la naissance de l'État d'Israël sont un concentré de ces deux mille ans d'histoire juive: dépossession, expulsions, ségrégation, ghettoïsations multiples et répétées, prédations, humiliations, vexations, déni, mépris, haine.
Israël a retrouvé un pays devenu étranger pendant deux mille ans, et, en le faisant sien, c'est le palestinien séculairement installé qui y est devenu étranger. Israël a accueilli des centaines de milliers de réfugiés fuyant l'Europe et une partie de la diaspora juive. Il a provoqué l'exil de centaines de milliers de palestiniens parqués depuis dans des camps de réfugiés ou diasporés dans le monde.
Qui eût pu penser à la fin de la seconde guerre mondiale, qu'après les siècles d'humiliation et de déni, l'affaire Dreyfus, le ghetto de Varsovie, Auschwitz, les descendants et héritiers de cette terrible expérience feraient subir aux palestiniens occupés humiliations et dénis? Comment comprendre le passage du juif persécuté à l'Israélien persécuteur?
La légitimation israélienne
La conception israélienne voit dans le processus historique qui a conduit à la situation actuelle non pas le produit d'une volonté de domination, mais la manifestation d'une nécessité vitale pour échapper à une menace permanente d'extermination.
Le sionisme fut la réponse nécessaire à l'antisémitisme européen, et l'aspiration à un État national fut la légitime aspiration à une patrie refuge.
L'implantation sioniste fut pacifique jusqu'en 48; elle s'effectua par achat de terres et non spoliation, et cela dans une petite partie d'une vaste territoire arabe sous-peuplé et sous-développé.
Refusé par le monde arabe, l'État hébreu, qui avait accepté le plan de partage de la Palestine, fut menacé de mort dès sa naissance et ne survécut que grâce à la victoire sur ses ennemis coalisés.
C'est à la suite de guerre défensives, menées sous la menace d'anéantissement, qu'il y eut extension du territoire originellement prévu par l'ONU. Le contrôle des territoires de peuplement arabe et l'implantation de colonies juives sur ces territoires se justifia par des nécessités stratégiques vitales, d'autant plus que la charte de l'OLP proclamait ouvertement l'objectif de détruire l'État d'Israël. La même nécessité vitale justifia les expéditions punitives au Liban ou ailleurs, ainsi que le refus de souscrire aux décisions de l'ONU.
Le terrorisme aveugle n'a cesser de frapper des civils juifs.
La menace de mort demeure constante.
Israël est une nation démocratique civilisée face à des despotismes et des peuples asservis ou fanatisés.
Ce point de vue est l'une des faces d'une réalité à double face.
La légitimation palestinienne
La conception palestinienne voit dans le processus historique qui a conduit à la situation actuelle la conséquence d'une implantation étrangère forcée en terre arabe.
Le monde arabo-musulman n'est pas responsable de l'antisémitisme européen ni du génocide hitlérien.
La colonisation sioniste s'est opéré par un argent juif collecté dans le monde et par l'occupation de fait de nombreux territoires.
La guerre de 1948 a suscité, non seulement la fuite de populations palestiniennes devant les troupes israéliennes, mais des expulsions sous la menace et l'interdiction du retour.
Depuis l'occupation totale de la Palestine par Israël en 1967, il y a colonisation de domination et colonisation de peuplement. La population palestinienne est soumise sans arrêts à des contrôles, vexations, représailles et à la ghettoïsation dès qu'il y a attentats. Le principe du talion et de la responsabilité collective est appliqué implacablement.
Il y a refus de reconnaître l'identité nationale palestinienne. Jusqu'à Oslo, Israël ne connaît que des arabes, c'est à dire non une nation occupée, mais des indigènes.
La légitime résistance palestinienne, née en 1956, s'est organisée sous l'égide de l'OLP en 1964. La poursuite de la colonisation israélienne sur son territoire, le sort de millions de réfugiés dans des camps au sein des pays arabes voisins, son impuissance militaire, son interdiction politique, ont conduit l'OLP à l'action terroriste comme ultime moyen désespéré de mener la lutte pour la reconnaissance, et comme réponse au terrorisme d'État d'Israël.
Israël s'est mis au dessus de toutes lois internationales; l'occupation de la Cisjordanie a été condamnée par l'ONU ainsi que les agressions israéliennes, dont l'expédition au Liban jusqu'à Beyrouth.
Israël est responsable de nombreux massacres sur des populations civiles; ceux de Chabra et Chatila ont été perpétrés sous tutelle israélienne. Les morts civiles dans les camps de réfugiés et au sud Liban sont innombrables. A la guerre des pierres de l'Intifada, Tsahal a répondu par balles et meurtres d'enfants et adolescents.
La double tragédie
Considéré isolement, chacun des points de vue, l'israélien et le palestinien est légitimé. Mais à utiliser le double regard, on perçoit une dialectique infernale et un cercle vicieux, lequel a créé un asservisseur et un asservi. On ne peut limiter son regard aux seuls innocents israéliens déchiquetés sous une bombe. On doit aussi regarder en face tant d'humiliations, de souffrances, de mépris subis par les palestiniens occupés demeurés sans cesse victimes d'une culpabilité collective en vertu de laquelle on fait sauter une maison familiale et l'on boucle un territoire.
Il faut voir aussi que durant le processus historique de ces décennies, la nation palestinienne s'est forgée dans la résistance et que l'unité israélienne s'est elle-même forgée dans la lutte. Les deux nations se sont trempées, comme souvent, grâce à l'ennemi mortel. Mais le terrible est qu'il y a deux nations ennemies pour un même territoire, et que les deux nationalismes empêchent un État binational. Plus terrible est que la double sacralité de Jérusalem en fasse non un même lieu saint ou une double capitale pour deux États, mais matière à monopole. Jérusalem est promulgué "capitale éternelle", alors que le passé a montré que cette éternité à éclipses, suspendue pendant plus de deux millénaires, n'a aucune garantie future.
Le terrible est que du moins jusqu'à Oslo, il n'y avait pas pour Israël, de marge entre dominer et être éliminé, et qu'il n'y avait aucune possibilité pour la Palestine d'être reconnue, sinon dans une élimination future d'Israël.
Les dialectiques infernales
Derrière la dialectique infernale, il y avait la complémentarité antagonique de l'antisémitisme et du sionisme.
L'idée sioniste est née en réaction à l'antisémitisme européen et la conséquence historique de l'antisémitisme nazi fut de permettre à l'État d'Israël d'exister. Les antagonistes ont travaillé dans le même sens au sein de la dialectique entre l'antisémitisme et le sionisme: isoler les juifs parmi les nations, négativement dans le cas antisémite en leur retirant tout droit national, positivement dans le cas sioniste en leur donnant une nation propre.
Cette dialectique s'est renouvelée au Moyen-Orient entre Israël et le monde arabe. L'anti-israelisme arabe a travaillé en faveur de la puissance israélienne, ce qui a suscité la dialectique occupation-resistance-repression-terrorisme.
Le terrorisme est donc à la fois conséquence et cause au sein de cette dialectique, où les victimes israéliennes d'attentats aveugles réactualisent la tragédie de l'histoire juive, et où la répression sur la population accroît le malheur palestinien.
Parallèlement, les États arabes se sont servis du malheur palestinien pour masquer leurs problèmes intérieurs, tout en maintenant les réfugiés palestiniens parqués dans des camps. Plus encore: c'est l'État jordanien qui a opéré le massacre des palestiniens lors du Septembre noir en 1970, et ce sont des arabes chrétiens, qui certes sous l'oeil bienveillant de Tsahal, ont effectué les massacres de Sabra et Chatila au Liban en 1975.
Au cours de la dialectique infernale, l'État assiégé a pu devenir État envahisseur au Liban, le sionisme socialiste a dépéri au profit d'un nationalisme devenant intégral par intégration en lui d'un intégrisme religieux, tandis que le nationalisme laïque de l'OLP s'effrite au profit du nationalisme intégriste de Hammas.
Au sionisme originel qui recherche avant tout la sécurité militaire, a succédé un nationalisme qui dans le Likoud prend un caractère ouvertement annexionniste: il s'agit de transformer la Cisjordanie palestinienne en Judée-Samarie israélienne. L'argument sécuritaire se met dès lors au service de l'intégrisme annexionniste.
Israël, né du rejet antisémite, a développé sa force grâce au rejet antisioniste. L'accroissement de sa puissance a été fonction de la haine arabe, mais si le cycle infernal n'est pas brisé, la haine finalement risque de l'anéantir.
Et tout cela dans la zone sismique du Moyen-Orient où s'affrontent est-ouest, nord-sud, riches-pauvres, laïcité-religion, les religions entre elles et où s'affrontèrent jusqu'en 1989 les deux super-puissances, USA et Union soviétique.
Le miracle historique
Et pourtant le miracle historique survint. Il y eut en prélude, la première rupture dans la quarantaine que les pays arabes faisaient subir à Israël. Grâce à l'initiative de Sadate, Israël obtint en échange du Sinaï la reconnaissance de son plus puissant voisin arabe, l'Egypte.
Le miracle lui-même vint des changements dans l'environnement: l'apaisement du conflit des deux blocs, pour qui le Moyen Orient était un foyer et enjeu considérable. La décomposition de l'URSS cessa de faire du Moyen-Orient une ligne de front entre l'empire soviétique et l'empire américain, puis la guerre du Golfe provoqua une rupture nouvelle dans le monde arabe; l'OLP se convertit officiellement à l'idée d'une paix négociée avec Israël, et, en Israël, le gouvernement Rabin-Peres s'avança prudemment, via les négociation d'Oslo, vers un règlement qui, selon la formule "paix contre territoires", rompait le cercle vicieux et conduisait à terme à l'entre-reconnaissance d'un État palestinien et d'un État hébreu, et à faire de Jérusalem une double capitale, l'ouest d'Israël, l'est de la Palestine.
Un cercle vertueux semblait devoir succéder au cercle vicieux.
Certes la voie était lente, longue pour dissiper une obsession obsidionale, entretenue par le complexe de Massada, et pour que les palestiniens se résignent au voisinage d'Israël. Le pari pour la paix comportait des risques pour Israël, de puissantes forces de rejet demeurant dans son entourage arabe. Mais le rejet ne pouvait que diminuer avec la reconnaissance des droits palestiniens, et le développement du processus de paix était la seule chance de le réduire. Comme prévu, le processus a été farouchement combattu par les deux camps du refus, et les deux extrémistes ennemis se sont montrés les meilleurs alliés pour torpiller la paix. L'assassinat de Rabin, la mollesse de Peres à l'intérieur et sa dureté à l'extérieur dans ses bombardements au sud Liban comme dans le réenfermement de la Cisjordanie, tout cela a ouvert la voie au Likoud de Netanyahou.
Le cercle fatal recommencé
Les candides avaient cru à l'irréversibilité du processus de paix. Netanyahou fut présenté comme intransigeant, stupide, imprudent, inexpérimenté, maladroit, irresponsable, "apprenti sorcier" inconscient, qui allait bientôt apprendre le "réalisme": en fait il exécutait la politique du nationalisme intégral israélien. Le projet geo-politique du Likoud se lia de plus en plus à la prédication intégriste qui assure obéir à la volonté divine. Recevant Netanyahou à Paris, le représentant français du Likoud ne s'est-il pas écrié que les seules frontières que devait reconnaître Israël sont celles fixées, non par l'ONU, mais par Dieu?
De fait, Netanyahou s'efforce de réaliser - comme ne cessent d'ailleurs de le souligner de plus en plus de voix en Israël - le projet conjoint de l'extrême-droite et des intégristes fanatiques. C'est le projet du Grand Israël, qui vise à coloniser la Cisjordanie, et à l'israéliser en Judée-Samarie.
D'où le verrouillage quasi continu, interrompu seulement par quelques brefs entractes, de la Cisjordanie en néo-ghetto, l'occupation de la bande sud du Liban, les bombardements indiscriminés, les incursions dans les territoires évacués par l'armée israélienne, la reprise des colonisations dans les terres palestiniennes, les nouveaux quadrillages routiers réservés aux seuls israéliens, l'asphyxie du Jérusalem palestinien avec dynamitage des immeubles et maisons, le meurtre de manifestants désarmés, les mitraillages par hélicoptères de lanceurs de pierres, l'ouverture du tunnel qui révèle le mépris total de ce qui pour le musulman est sacré, l'aggravation des humiliations et ghettoisations. Tout cela révèle un comportement qu'on aurait qualifié de criminel s'il s'agissait de Karadzic. Il est curieux que l'intelligentsia européenne, qui s'était mobilisée pour la Bosnie victime, demeure étrangement muette devant les mesures et actes de Netanyahou. Les commentateurs trouvent erroné et périlleux ce qui, commis contre un peuple occidental, aurait été dénoncé comme monstrueux.
Certes le jeu de Netanyahou tend à susciter des réactions violentes qui donneront prétexte à la réoccupation des territoires occupés pour les réprimer. En un mot la politique du Likoud a besoin d'exaspérer les palestiniens, de favoriser le développement de leurs extrémistes et intégrismes afin de pouvoir réoccuper militairement toute la Cisjornanie, et d'annexer finalement la "Judée-Samarie". .
Les forces maléfiques adverses ne font qu'accentuer leur collaboration objective. Le opérations provocatrices de Netanyahou ont pour effet très prévisible de déclencher des révoltes populaires et des attentats, d'affaiblir Arafat et l'OLP jusqu'au discrédit total au profit du Hamas, lequel, refusera plus que jamais de reconnaître Israël, ce qui déclenchera les opérations finales de nettoyage de la Cisjordanie. A court terme, le Hamas fait la politique du Likoud plus que l'inverse. Mais à moyen-terme c'est le Likoud qui fait la politique du Hamas.
A court terme effectivement, Israël profite d'un rapport de forces démesurément en sa faveur, en raison de la désunion arabe, de sa suprématie militaire, du soutien américain, de son arme nucléaire.
A moyen-terme, cette politique provoquera exactement l'inverse de son objectif: elle radicalisera un conflit négociable entre deux nations en un conflit inexpiable entre deux religions. Elle fournira une aide massive et inespérée aux intégrismes musulmans. Elle renforcera le camp du refus dans le monde arabe. Elle sape déjà la crédibilité d'Arafat, de l'OLP et des gouvernements arabes qui avaient choisi la négociation. La politique de déni des droits palestiniens surexcite les forces de rejet qui se déchaîneront et se coaliseront a nouveau. Elle affaiblit moralement Israël et tend à l'isoler dans le monde. Enfin, à long terme, le rapport de forces sera un jour modifié: la protection américaine n'est pas éternelle, et plusieurs états arabes ou musulmans disposeront de l'arme nucléaire. On ne peut éliminer en bout de course l'horrible perspective d'entre-anéantissements. D'un mot : il s'agit d'une stratégie auto-destructrice.
En attendant Dieu se bat contre Dieu: désormais les deux intégrismes sont en plein élan: Dieu devient acteur de plus en plus important et implacable. Il y aura un accroissement prévisible des barbaries : un anti-arabisme aussi horrible que l'antisémitisme, un anti-occidentalisme aveugle et meurtrier. Antijudaïsme et anti-arabisme croissent ensemble, s'entre nourrissent l'un l'autre. Au delà, la haine de l'Occident et la peur haineuse de l'Islam s'entre-aggravent l'une l'autre. Arabes et musulmans voient combien ils sont traités en leur défaveur selon le principe implicite mais évident de "deux poids deux mesures", tandis que l'Occident tend à ne percevoir de l'Islam que ses fanatismes terroristes.
L'attitude actuelle d'Israël et le soutien que continuent à lui apporter une grande partie des juifs dans le monde, va contribuer au renouveau de l'antijudaïsme. Selon la logique des prophéties auto-réalisatrices, les palestiniens et les arabes croiront de plus en plus au complot juif international, les juifs croiront de plus en plus à l'antijudaïsme de tout ce qui conteste les actes d'Israël. Tout ce qui confirmera les uns confirmera les autres.
Le cercle de la haine et de la vengeance pourra-t-il s'arrêter?
Le trou noir
Israël a dés sa naissance bénéficié de la solidarité juive et de la sympathie occidentale. Un cordon ombilical s'est formé reliant la diaspora à Israël. La diaspora se sentait fière qu'Israël démontre au monde que les juifs n'étaient pas par nature des couards et de commerçants, qu'ils savaient se battre et cultiver la terre.
Le cordon ombilical s'est renforcé avec la menace d'anéantissement sur Israël de 1948 à 1973. Mais à partir du moment où Israël devint colonisateur et répressif, le soutien à Israël a eu de plus en plus besoin de raviver le sentiment de cette menace, de renforcer le souvenir du génocide nazi, de convaincre ceux qu'on appelait "israélites" c'est à dire relevant d'une appartenance religieuse traditionnelle comme les protestants, qu'ils étaient juifs, c'est à dire ressortissants d'un peuple et d'une nation dont le foyer est Israël, et enfin d'entretenir chez les juifs l'idée qu'ils ne sont nulle part chez eux sauf en Israël.
Les institutions nommées communautaires se donnèrent pour mission d'opérer une transformation historique: dissiper l'universalisme qui était la tendance naturelle de la diaspora au profit d'un égocentrisme judeo-israélien.
Ainsi, au cours des années 70 le rappel du martyre juif subi sous les seconde guerre mondiale s'intensifie. Il correspond certes au légitime besoin de lutter contre l'oubli qui vient avec le temps. Mais il prend trois caractères particuliers.
Le premier est de faire ressortir l'unicité du martyre juif, qui d'abord appelé génocide, terme applicable à d'autres peuples, puis Holocauste, terme pouvant être dit dans toutes les langues, s'intitule désormais du terme hébreu de Shoah pour désigner une singularité absolue.
La hantise de la Shoah conduit à un judeo-centrisme obsessionnel (justement déploré par Yehudi Menuhin), qui non souvent oublie le sort équivalent subi par les tsiganes, mais aussi oublie les innombrables victimes non juives des déportations et exactions nazies durant la seconde guerre mondiale, tend toujours à atténuer l'énormité des hécatombes du goulag stalinien, tend à occulter les traits communs aux totalitarismes nazi et communiste en ne relevant que leur différence idéologique, et finit par faire du crime antisémite une monstruosité unique et absolue dans l'histoire de l'humanité, alors que les noirs d'Afrique ont subi à partir du 16ème siècle un massif et atroce esclavage dont les conséquences perdurent, que les peuples des Amériques ont été subjugués et détruits, non seulement par les maladies venues d'Europe, mais aussi par les cruautés de leurs asservisseurs.
Le second caractère de l'obsession de la Shoah est d'occulter les souffrances qu'inflige Israël par le rappel du martyre juif passé. Répressions, tueries, bombardements de civils au sud Liban, tortures, ghettoïsation de la Cisjordanie dès qu'il y a attentat, responsabilité collective subie par le peuple palestinien de tout crime terroriste, tout cela tend à être estompé, excusé, toléré par l'idée qu'Israël porte en lui le visage du martyr d'il y a cinquante ans et non celui de l'oppresseur des 25 dernières années.
Le troisième caractère de la Shoah est de développer une psychose d'appartenance inconditionnelle à Israël chez tous les juifs de la diaspora. Le trou noir de la Shoah attise l'incertitude juive sur la possibilité d'être intégré chez les gentils et fournit au diasporé laïque le témoignage de l'irréductibilité de son identité juive. Ainsi, le diasporé à la fois s'angoisse et se reconnaît intrinsèquement juif dans tout rappel du passé nazi (comme un procès de criminel de guerre), dans toute dénégation du passé (le "révisionnisme"), dans toute analogie présente avec le passé funeste ( la menace sur Israël).
Comme souvent l'entreprise d'oppression dans le présent est masquée à soi-même par le fait qu'on a été opprimé dans le passé; comme l'a dit Hugo: "dans l'opprimé d'hier, l'oppresseur de demain". Ainsi la Serbie hypernationaliste s'est auto-justifiée de ses pratiques barbares a l'égard des bosniaques en évoquent le martyre passé des serbes sous les ottomans puis sous les nazis et les oustachis; ainsi la conscience d'être victime du passé permet de devenir bourreau du présent: mais cela peut préparer aussi les catastrophes du futur.
Aussi le vaste réseau entretenu par les institutions dites communautaires censées représenter tous les juifs de chaque pays (comme en France) et/ou et de lobbies (comme aux États Unis) utilise et attise Auschwitz pour bien relier tout juif extérieur à l'État israélien, afin qu'il soit bien convaincu qu'il ne sera en sécurité nulle part, que sa vraie patrie est Israël. Comme les années 70 sont marquées à la fois par la désintégration des idées universalistes auxquels s'étaient attachés beaucoup d'intellectuels d'origine juive, notamment en Europe, et par les multiples ressourcements dans l'identité ethnique ou religieuse, il s'opère un ressourcement juif qui du reste comporte et développe un intégrisme messianiste et nationaliste. Dès lors, Israël entre de plus en plus profondément dans l'identité de beaucoup de juifs diasporés. Ce mouvement s'accentue et s'amplifie chez certains en une solidarité inconditionnelle avec tout acte du gouvernement israélien, et il s'enracine chez les générations récentes dans le thème "même peuple, en France et en Israël" [1].
Tout cela pousse bien des juifs à percevoir en Israël le persécuté et l'opprimé d'il y a un demi-siècle, et non le persécuteur et l'oppresseur d'aujourdhui. Tout cela les pousse en même temps à ne voir que la menace d'anéantissement qui plane sur Israël et non son caractère dominateur.
Engagé dès sa création dans une guerre pour sa survie, Israël fit craindre aux juifs de la diaspora qu'il devienne l'équivalent national d'un gigantesque ghetto de Varsovie promis à l'extermination. Il est vrai que la menace demeure pour l'avenir, et si le mot Shoah signifie un anéantissement proprement et uniquement destiné aux juifs, il vaut pleinement comme terrifiante possibilité du futur pour Israël. Mais la politique de force, loin atténuer la menace ne fait que l'accroître à long terme.
Aujourd'hui, le rappel de la hantise juive se fait au service de la politique colonisatrice de l'État israélien, lequel, par le biais des institutions juives de la diaspora, rappelle à l'Occident européen l'ignoble antisémitisme qu'il a provoqué. Du coup, on banalise les bouclages répétés des territoires palestiniens. Tandis qu'on demande la condamnation de crimes et d'aveuglements commis sous et par Vichy il y a 50 ans, on reste indifférent aux crimes commis par des enragés comme Golstein, l'assassin d'Hebron, les tortureurs légaux de la police israélienne, les militaires ou politiques responsables du massacre de 200 civils à Canaa au Sud-Liban.
C'est sur ces bases que le Likoud, avec Netanyahu, a instrumentalisé le sentiment de solidarité qui s'est tissé ainsi en faveur d'Israël pour opérer la désolidarisation des accords d'Oslo, reprendre les colonisations, organiser le quadrillage du territoire palestinien par des routes stratégiques, et ainsi entreprendre à petits pas l'Israelisation de toute la Palestine.
Tout cela continue à s'opérer dans un silence moral impressionnant: le tabou de respect pour le martyre juif passé devient un tabou de mutisme pour la tragédie palestinienne.
La situation actuelle
Tout n'est pas encore joué. Il suffirait, pour reprendre le processus de paix, que les principaux acteurs internationaux sortent de leur immobilisme.
Les États Unis disposent des moyens de pression suffisants, mais Clinton subit la pression de ceux qui veulent empêcher l'usage de ces moyens de pression.
L'Europe pourrait intervenir en subordonnant ses coopérations politiques et économiques à la reprise du processus de paix.
La diaspora juive pourrait comprendre et soutenir la gauche israélienne.
Israël demeure une nation démocratique où peut intervenir un changement de majorité.
Il est clair que la reprise du processus de paix n'éliminerait pas pour autant tout risque pour Israël, dans le contexte éruptif du Moyen-Orient arabe, et nul ne peut assurer que le risque extrême serait écarté. Mais, répétons-le, la politique likoudienne aggrave le risque à terme et favorise une catastrophe historique pire que celle du royaume franc, car elle serait non seulement pour Israël, mais aussi pour toute la région, et peut être pour la planète.
En attendant (Godot? Clinton? Bilak?), nous ne pouvons que regarder en face la double tragédie, des deux yeux et non d'un seul oeil borgne.
EDGAR MORIN
NOTES
* Article publié dans Libération du 11 septembre 1997, pp. 5-7 ; texte reproduit dans notre Bulletin avec l'autorisation de l'auteur.
[1] Comme je l'ai écrit dans un article "Juif, substantif ou adjectif" paru dans Le Monde du 11 octobre 1989. Ainsi s'est reconstituée la triade d'avant l'occupation romaine peuple-nation-religion qui s'est reconstituée en Israel, et dans l'aura d'Israel, tend à envelopper comme tentacule, à récupérer, à absorber l'identité juive moderne, qui perd alors de plus en plus son fondement culturel laïque et européen. Même quand demeure le sentiment d'appartenance à la France et au peuple français, la triade devient la référence spécifique et du coup substantielle de l'identité juive
Crise et réforme du monde arabe
Alors que le peuple irakien vote le 15 octobre sur un projet de Constitution très contesté, le débat se poursuit dans le monde arabe sur les voies à emprunter pour sortir la région de la crise, de la misère et de l’autoritarisme. Si un large consensus existe pour s’opposer aux réformes imposées par l’étranger, de plus en plus de voix appellent à sortir du statu quo et à avancer sur le chemin de la démocratie.
L’invasion et l’occupation de l’Irak ont mis en branle des tendances géopolitiques puissantes et imprévisibles au Proche-Orient et au-delà. L’une d’elles est la dynamique de démocratisation et de réforme engagée dans le monde arabe, dont l’administration américaine s’attribue le mérite. Cette revendication tardive s’appuie sur les élections irakiennes et sur les récents événements au Liban. La réalité paraît plus complexe : contradictoire dans ses effets, la politique américaine constitue l’une des trois voies potentielles de réforme, à côté de celles que l’on peut qualifier d’« islamiste » et d’« autochtone progressiste ».
Les fondements théoriques du projet américain sont connus. La guerre en Irak découle du long travail intellectuel et politique du petit groupe des néoconservateurs, à commencer par Norman Podhoretz, Richard Perle, David Frum, Bernard Lewis, Fouad Ajami – plus le favori du président George W. Bush, l’ancien dissident soviétique et homme politique israélien de droite Nathan sharansky. Tous partagent la même vision d’un monde arabe plongé dans une décadence persistante, engendrée par les défauts culturels, psychologiques et religieux des sociétés arabes (ou islamiques). Cette « génétique » expliquerait le déferlement d’une violence terroriste de plus en plus virulente et ferait obstacle à une démocratisation conçue comme seul remède à tous ces maux.
Face à ce terrorisme qui peut, à tout moment, recourir aux armes de destruction massive – chimiques, bactériologiques, voire nucléaires –, l’Amérique, selon les « néocons », ne peut attendre que les Etats se réforment eux-mêmes : elle doit agir pour modifier le cours de l’histoire dans le monde arabo-islamique, en liquider les tares et le contraindre à se démocratiser. Seuls les Etats-Unis peuvent s’en charger, en recourant si nécessaire à la force.
Avec sa cohérence, ce wilsonisme (1) de droite a de quoi séduire. L’invocation abstraite de la « démocratie » sert de justification ultime aux actions de l’Amérique, un peu à la manière du « socialisme », naguère, pour l’Union soviétique. L’importance de la guerre d’Irak tient non seulement aux bienfaits qu’elle est censée apporter à ce pays, mais aussi à l’étape qu’elle représenterait dans la création d’un nouveau cadre géopolitique – un système global de sécurité et de réforme, administré depuis Washington, prétendument au bénéfice de tous, y compris d’un monde arabe souffrant.
Bref, cette guerre représente, dans la vision des « néocons », le passage d’abstractions – comme le « mal » et la « démocratie » – à un projet concret de conquête, d’occupation et de transformation. Mais elle en révèle aussi les conséquences. Les idéologues de Washington avaient promis une transition rapide vers un Etat irakien indépendant, stable, unifié, laïque – un modèle de démocratisation pour le Proche-Orient. Au lieu de quoi l’intervention a débouché sur une tragédie, qui a coûté la vie à des milliers de soldats et à des dizaines de milliers de civils, détruit des villes entières et réouvert des salles de torture, sans parvenir pour autant à garantir la sécurité des citoyens ni leur approvisionnement en eau, électricité ou gaz : une société en ruine, au bord de la guerre civile, devenue, selon les services de renseignement, une énorme fabrique de terrorisme.
Comme au Vietnam en 1967
Un crime qu’aucun scénario de réforme régionale ne peut justifier ni réparer, tel est le diagnostic des observateurs les plus perspicaces. « Nous avons réussi les élections », rétorquent en substance les néoconservateurs, dont un théoricien vante l’« irrésistible participation populaire » de janvier 2005, qui aurait « rendu le pouvoir à 80 % de la population irakienne – les Kurdes et les chiites ». Selon lui, ce serait même le point de départ des événements du Liban, d’Egypte et du Golfe. Et de citer le dirigeant druze Walid Joumblatt, pour qui la « révolution » libanaise « a débuté à la suite de l’invasion américaine de l’Irak », les élections symbolisant « le début d’un nouveau monde arabe ». Ce scrutin, conclut Charles Krauthammer, marque un « tournant historique », prouve que « l’Amérique est vraiment attachée à la démocratie » et « justifie » non seulement l’invasion de l’Irak, mais aussi toute la « doctrine Bush, synonyme de politique étrangère néoconservatrice (2) ».
Cet enthousiasme laisse sceptique. Les Etats-Unis, à l’origine, ne voulaient pas de ces élections, imposées par le grand ayatollah Ali Sistani. Les partis victorieux promettaient tous un retrait américain. L’« irrésistible participation » plafonna à 58 % des électeurs inscrits, et à... 2 % dans les régions sunnites. Et le rédacteur en chef du Daily Star de Beyrouth persifle : « Je n’ai jamais entendu [l’idée selon laquelle les Libanais se seraient inspirés de l’Irak] ailleurs que dans la bouche de Walid Joumblatt. » La suite des événements a d’ailleurs douché les euphoriques. Comme le dit un haut fonctionnaire américain, « ce que nous voulions accomplir n’a jamais été réaliste. (...) Nous sommes en train de nous débarrasser de ce “non-réalisme” qui l’emportait au début (3). » La dernière fois que les Américains se dirent « surpris et touchés » par « l’importance de la participation » à une élection « malgré une campagne terroriste de déstabilisation (4) », le taux de participation avait atteint 83 % : cela se passait au Vietnam, en 1967...
La montée en puissance des partis chiites confirme le caractère faustien du pacte que les Etats-Unis ont conclu avec le clergé chiite conservateur : les liens de ce dernier avec l’Iran s’opposent évidemment aux prétentions démocratiques du projet américain. Dans la laborieuse élaboration de la Constitution, Washington a fait pression pour éviter toute rupture des négociations, mais aussi toute solution embarrassante sur les questions controversées du fédéralisme et du rôle de l’islam. Les deux points se tiennent : le fondamentalisme d’inspiration iranienne a pris si fortement racine localement – comme à Bassora, où les Britanniques ont acheté un calme relatif en laissant se construire un régime social strictement fondamentaliste – que certains chiites proposent l’établissement d’une région autonome gouvernée par leur interprétation de la charia, ce que les Américains auront bien du mal à empêcher. Quel paradoxe ! « Nous planifions l’établissement d’une démocratie, commente un responsable américain, mais nous réalisons progressivement que nous aboutirons à une forme de république islamique (5). »
L’histoire du Proche-Orient a été marquée, de longue date, par la tension entre domination occidentale et exigence arabe d’indépendance, focalisée sur le pétrole, la guerre froide, la création d’Israël. Dans la dernière période, l’islamisme a succédé au nationalisme et au socialisme arabes à la tête de la résistance aux pressions de l’Occident. Et pourtant, malgré les antagonismes apparents, Washington et ses alliés européens ont toujours cohabité, d’une manière ou d’une autre, avec les mouvements islamistes.
Pays musulman le plus conservateur du monde arabe, l’Arabie saoudite fut aussi longtemps le plus proche des Etats-Unis. Le soutien de ces derniers au chah (du point de vue de Téhéran) puis la crise des otages en 1979-1980 (du point de vue de Washington) ont rendu les rapports irano-américains plus conflictuels. En Algérie, l’Occident a accepté l’annulation d’élections démocratiques afin d’empêcher l’arrivée au pouvoir des fondamentalistes. En Turquie, il a au contraire toléré l’accession au pouvoir d’un parti de tradition islamiste, certes plus modéré, qui n’a pas participé à l’invasion de l’Irak – il est vrai que la perspective de l’adhésion à l’Union européenne pèse fortement sur la posture de tous les acteurs de la vie institutionnelle à Ankara. Comme le chercheur Mahmood Mamdani le souligne (6), ce qui guide la politique des Etats-Unis, c’est moins le refus de principe du fondamentalisme, ou le soutien permanent à la démocratie, que la recherche du meilleur moyen d’assurer sa domination.
L’actuelle administration joue, depuis peu, une nouvelle carte : elle se déclare prête à bousculer le statu quo au nom de la démocratie. Ainsi la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice a-t-elle récemment annoncé la remise en cause radicale de soixante ans d’une diplomatie qui « tendait à la stabilité aux dépens de la démocratie (...) sans atteindre aucun des deux (7) ». Que vaut cet engagement envers l’idéal « universel » de la « démocratie en-soi et pour-soi (8) » ? Washington avalisera-t-il une victoire démocratique des Frères musulmans en Egypte, des partisans de M. Oussama Ben Laden en Arabie saoudite, du Hezbollah au Liban, du Hamas en Palestine ou encore du fondamentalisme chiite en Irak ?
La difficulté est si manifeste que même certains défenseurs du président Bush « désespèrent » de la « déviation démocratique » de la « guerre contre l’islam militant (9) ». De fait, compte tenu des contradictions engendrées par leur action, des heurts entre leurs intérêts bien compris et les faits, comment expliquer que des officiels américains s’enferment dans cette stratégie contre-productive de « démocratie pour-soi » ? Croient-il pouvoir défaire plus aisément les islamistes radicaux une fois ceux-ci au pouvoir ? S’agit-il de l’exposé rationnel d’une politique aux objectifs inavouables – ou qu’ils ignorent ? Conscients de l’influence du Likoud sur les néoconservateurs, certains observateurs suggèrent que ces derniers entendent en fait déstabiliser et affaiblir les Etats arabes, fût-ce au prix du fondamentalisme.
L’administration Bush constitue presque une énigme, tant les intentions affichées sont incompatibles avec les intérêts américains. Lorsque des chefs religieux fondamentalistes chiites prirent le pouvoir en Iran, les Etats-Unis firent marche arrière sur leur rhétorique des « droits de l’homme ». Ayant eux-mêmes conduit des dirigeants fondamentalistes chiites au pouvoir en Irak, vont-ils adoucir leur posture « anti-islamiste » ? Et si, demain, des mouvements comme le Hamas accédaient au pouvoir dans d’autres pays, en reviendraient-ils à des pactes de stabilité « antifondamentalistes » avec des élites autoritaires, comme avant le 11-septembre ?
Religion, culture et question de classe
La confusion des positions occidentales sur l’islamisme et la démocratie ne nous dispense pas, nous les Arabes et les musulmans, de clarifier notre propre position. Il existe, chez nous, de nombreuses formes de « fondamentalisme », mais la relation simple et pure que chacune revendique avec la religion musulmane est en réalité complexe. La plupart héritent d’une histoire de « quiétisme » politique, favorable à la réforme au nom de principes islamiques. Certains militent politiquement : ils assimilent la corruption comme l’autocratie des Etats arabes à des formes de laïcité et d’apostasie, et prônent la réforme par la réislamisation de l’Etat – soit en en prenant le contrôle, soit en provoquant une lame de fond dans ce sens. Les plus mécontents ont donné naissance à un nouveau type d’islamisme : ces djihadistes considèrent les sociétés arabes modernes comme corrompues par leur assimilation des valeurs occidentales hérétiques, et prétendent donc leur faire la guerre pour reconstruire et purifier l’oumma. Ils exploitent avec finesse les tensions existant parmi les populations musulmanes d’Europe, devenues le vecteur premier de la diffusion de cette idéologie.
On ne saurait comprendre le succès des fondamentalistes sans mesurer combien religion, questions de classe, problèmes de culture et politique s’entremêlent. Dans bien des pays musulmans, les masses populaires sont piégées par la pauvreté, perturbées par l’ébranlement des mœurs traditionnelles, enragées par les promesses non tenues de la mondialisation, souvent désespérées mais incapables de quitter leur pays alors que les élites occidentalisées, elles, parcourent le monde. Voilà qui, en l’absence d’une alternative séculière et populaire, offre un terrain sensible aux sirènes du fondamentalisme. Du coup, toute possibilité réelle de démocratisation sera souvent synonyme d’islamisation.
Peut-être avons-nous préjugé de nos forces face à l’essor de ces idéologies drapées dans le Coran. Nous avons cependant les moyens de faire face efficacement, dans le respect de nos traditions et de notre culture. Dans mon pays, le roi Mohammed VI a courageusement mis en œuvre la modernisation du code de la famille, malgré la forte opposition des groupes islamistes, qui intimidaient bien des partis laïques. Bref, nous pouvons relever, dans nos pays, le défi fondamentaliste.
Que ma position soit claire : je suis favorable à une politique modérée, progressiste et ouverte à tous les citoyens, tolérante à l’égard des diverses visions du rôle de la religion dans la vie politique. Si l’indépendance des sphères politique et religieuse ne constitue pas une garantie contre la corruption ou les politiques réactionnaires, je m’oppose à toute forme de régime théocratique, incompatible avec une saine culture démocratique. Tout en respectant l’islam, l’Etat doit rester indépendant des autorités religieuses, mais aussi éviter de « punir » les plus religieux en réduisant leur accès à l’éducation ou à la vie publique.
Ces questions doivent être résolues dans un cadre constitutionnel démocratique accepté par tous les partis. Cela requiert de sérieuses garanties institutionnelles ; mais, dans un contexte de véritable équité politique et de séparation des pouvoirs, les mouvements islamistes peuvent être partie intégrante de la vie politique de leur pays. Il ne suffit pas de craindre l’islamisme comme force potentielle de déstabilisation. Encore faut-il comprendre qu’on peut le transformer en l’intégrant dans la vie démocratique.
Que va faire Washington face à l’Iran ?
Douloureux pour nos sociétés, le débat sur l’islamisme et la démocratie devient explosif dès lors que s’y mêle le « deux poids, deux mesures » à l’œuvre en Palestine comme en Irak, l’obsédante « guerre contre le terrorisme » et les préjugés omniprésents dès qu’il est question de l’islam. Parmi les facteurs qui ont radicalisé les fondamentalistes figurent la suffisance des Arabes, mais aussi l’arrogance de l’Occident.
Le monde arabe a donc bien besoin de débattre du chemin qu’il lui faut emprunter vers la réforme et la démocratisation, et aussi vers une reconfiguration progressive de la foi et du politique. Nous comprenons l’intérêt que nos amis de par le monde portent à ces débats, comme leur désir d’encourager les alternatives les plus pacifiques et les plus démocratiques. Mais nous ne pouvons accepter qu’une nation, quelle qu’elle soit, s’arroge le droit de résoudre nos problèmes par le recours à la force militaire. La démocratie ne s’implantera dans nos sociétés qu’en y prenant racine et en y grandissant de l’intérieur.
En Iran, la menace américaine a contribué à la victoire, surprenante mais démocratique, d’un candidat conservateur. Ailleurs, des partis comme le Hamas et le Hezbollah ont réussi à placer l’islam aux avant-postes de luttes nationales, et remportent également des élections démocratiques. L’Irak est devenu un terreau fertile pour tous les extrémismes. Bref, si le fondamentalisme n’ouvre pas, par lui-même ou en combinaison avec la démocratie ou le nationalisme, une voie souhaitable vers la réforme, il devient, dès lors qu’il est perçu comme l’unique partenaire de la démocratie ou du nationalisme, un détour inévitable sur la très longue route vers une société progressiste.
Le dialogue, en outre, doit être à double sens. Nous avons aussi un droit de regard sur certains débats majeurs chez nos amis, afin d’encourager les options qui nous paraissent les plus fructueuses. Après tout, nous sommes également intéressés par les solutions retenues. Et si les critiques américains du monde arabe, même néoconservateurs, ont indéniablement identifié des tendances dangereuses dans nos sociétés, nous pouvons leur renvoyer la critique.
Ce qui émerge sous nos yeux, c’est une nouvelle et puissante configuration politique, mêlant le fondamentalisme chrétien de droite, le sionisme américain militant et un militarisme sans limite. Enroulée dans le mythe du drapeau, de la famille et de l’Eglise, la politique intérieure américaine se projette au-dehors sous la forme d’une politique extérieure agressive, unilatérale et arrogante. Ce « bloc » conduit l’intervention en Irak et au-delà, justifiant ainsi la violence et démentant ses propres discours altruistes. D’où la difficulté à modifier cette politique indissociablement nationale et étrangère.
Cette dernière s’explique aussi par la désécularisation croissante du politique et de l’Etat en Amérique. A preuve, les conflits féroces sur le sort de Terry Schiavo, à propos de l’invocation des dix commandements dans les tribunaux ou encore pour savoir jusqu’à quel point le gouvernement doit être – dixit un magistrat de la Cour suprême – le « ministère de Dieu (10) ». Le président lui-même a cru bon d’intervenir dans un débat sur la théorie de l’évolution, et contre les principes de base de la science. « Le parti républicain de Lincoln est devenu un parti théocratique (11) », avoue un membre républicain du Congrès.
Sans doute cette symbiose explique- t-elle la facilité avec laquelle on tolère la torture et on investit le principal dirigeant de pouvoirs illimités, lui permettant d’emprisonner indéfiniment des personnes qui ne sont ni jugées ni même inculpées. Mais aussi l’incapacité d’une nation si puissante à relativiser sa propre place dans le monde, à reconnaître ses échecs et ses fautes, à comprendre que tous les pays du monde ne l’imitent pas. Et sa propension à prendre l’ignorance pour de l’innocence, l’arrogance pour de la superpuissance, et le mélange des deux pour de la naïveté.
Il est temps que ces questions fassent l’objet, aux Etats-Unis, d’un débat national. Amis respectueux, nous y encouragerons les résolutions compatibles, à nos yeux, avec les traditions démocratiques qui fondent depuis toujours notre admiration pour ce pays. Voilà pourquoi, en matière de réforme, nous ne voulons ni du chemin néoconservateur ni de celui des fondamentalistes. S’en ouvrira-t-il un autre dans un futur proche ? Le concevoir est en tout cas difficile, vu les répercussions aussi profondes qu’imprévisibles de la guerre d’Irak.
Que va faire l’Amérique face à l’Iran ? Pour les observateurs raisonnables, le bourbier irakien rend inconcevable l’hypothèse d’une nouvelle action militaire, d’autant que le leadership chiite irakien rejette toute velléité d’agression. Et les excuses présentées à Téhéran par les nouveaux dirigeants de Bagdad pour la guerre Iran-Irak (1980-1988) posent les fondations d’une nouvelle alliance militaire : n’ont-ils pas juré qu’ils ne permettraient jamais une attaque contre leur voisin depuis leur territoire ?
Ces considérations n’ont pourtant pas fait taire la rhétorique agressive contre Téhéran, sous couvert, cette fois encore, d’armes de destruction massive. Le vice-président Richard Cheney menace même d’attaquer l’Iran avec des armes nucléaires dans l’éventualité d’un nouvel attentat terroriste aux Etats-Unis – même si Téhéran n’avait rien à y voir. Pour les néoconservateurs, si le Hamas ou le Hezbollah peuvent attendre, l’Iran, en revanche, est un Etat puissant, que la destruction de ses principaux ennemis (les talibans, le régime irakien) a encore renforcé. Il exerce désormais une influence majeure sur l’Irak, et inspire une sphère régionale d’influence chiite transnationale. C’est, de surcroît, une puissance militaire redoutable, en mesure de produire des armes nucléaires – même si rien n’atteste un tel dessein.
Voilà qui pourrait amener Washington à considérer la destruction de l’Iran comme la seule manière d’empêcher ce pays de devenir un obstacle irréversible à la domination américano-israélienne sur la région. Il s’agirait en outre, pour le néoconservatisme au pouvoir, d’une extension logique de sa stratégie de « destruction créatrice (12) ». Une telle attaque, même menée par des forces israéliennes avec l’accord des Etats-Unis, plongerait toutefois le Proche-Orient dans un engrenage désastreux de violence et d’instabilité.
Le Proche-Orient continue par ailleurs à évoluer. Signe de faiblesse de la Syrie, son retrait du Liban peut aussi lui permettre de rassembler ses forces, sans savoir si cela conduira à une réforme démocratique, à la répression d’une possible rébellion (sunnite ou kurde), ou à une résistance contre les menaces américaines. Libéré de l’occupation syrienne, le Liban replongera-t-il dans la guerre civile ou réconciliera-t-il démocratiquement, sans ingérence étrangère, ses dix-sept confessions, des maronites aux chiites ? En Egypte, venons-nous d’assister au début ou à la fin de l’ouverture démocratique ? En Arabie saoudite, des élections municipales très contrôlées ont profité à des wahhabites rigoristes. Ailleurs, il sera difficile d’apprivoiser des sociétés civiles arabes enhardies. Dans ce contexte incertain, des pays modérés comme le Maroc, Bahreïn et la Jordanie ont fait des pas hésitants vers la réforme.
Mais une véritable réforme – autochtone, progressiste et apte à satisfaire les besoins et aspirations de nos peuples – doit aller au-delà de cette timide démocratisation, faite d’élections restreintes et de constitutionnalisme limité. Elle exige qu’on en finisse avec ce que le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) qualifie, dans son Rapport sur le développement humain arabe (2004), de « trou noir de l’Etat arabe (13) ». Selon ce document, la concentration du pouvoir entre les mains du pouvoir exécutif – qu’il soit monarchique, militaire, dictatorial ou issu d’élections présidentielles dans lesquelles se présente un candidat unique – a créé « une sorte de “trou noir” au cœur de la vie politique » et « réduit son environnement social à un ensemble statique où rien ne bouge ». Pour en sortir, il faut des réformes politiques et juridiques fortes et immédiates respectant les libertés fondamentales d’opinion, d’expression et d’association, garantissant l’indépendance de la justice et abolissant cet « état d’urgence (...) devenu permanent même en l’absence de dangers qui le justifient ».
Document remarquable, le rapport du PNUD passe des analyses historiques et théoriques sur le concept de liberté dans le monde arabe et islamique à la critique de « toute forme d’atteinte à la dignité humaine, comme la faim, la maladie, l’ignorance, la pauvreté et la peur ». Respectueux des cultures locales, il dénonce l’« environnement de répression qui prévaut » et plaide en faveur d’une reconfiguration des « structures économique, politique et sociale » permettant aux acteurs sociaux et politiques progressistes d’utiliser « la crise des régimes autoritaires et totalitaires à leur avantage ».
Il attribue une responsabilité particulière à « l’avant-garde intellectuelle et politique de la région », qui, jusqu’à présent, a « omis de jouer son rôle social en tant que conscience et leader de la nation ». Certains estimeront sévère ce jugement qui néglige le courage des journalistes et des dissidents résistant à une impitoyable répression. Les représentants de la société civile doivent néanmoins « trouver un juste milieu pour eux et pour le monde arabe, sans céder à l’influence des grandes puissances ni pour autant se laisser aller au désespoir et à la violence, vers lesquels pourraient se laisser entraîner de nombreux jeunes en colère privés de toutes formes de marges de manœuvre pacifiques et efficaces ».
L’ampleur de la tâche nous accable. Il peut même sembler impossible, voire futile, de chercher une issue à l’apocalypse préparée par les deux adversaires-complices de la « destruction créatrice » – qui voient chacun dans l’autre l’incarnation du « mal » à anéantir par une guerre totale. Telle est pourtant notre mission. Parfois, dans une situation marquée par tant de facteurs négatifs, le devoir des progressistes consiste simplement à maintenir en vie la possibilité du positif. Le politique reviendra. Ville après ville, pays après pays, région après région, nous devons multiplier le nombre des acteurs qui refusent l’apocalypse et préfèrent jouer le rôle de bâtisseurs d’une existence libre et meilleure.
Hicham Ben Abdallah El Alaoui
Avec quel scalpel faut-il opérer pour en finir avec une des tumeurs les plus malignes de notre temps, celle à l’origine du cancer du Proche –Orient ?
D'espoir de paix en reprises de la violence, de l'assassinat de Rabin à la mort de Yasser Arafat, de la construction du mur à l'évacuation des colonies de la bande de Gaza, de la victoire du Hamas à celle de Kadima le conflit israélo-palestinien peut paraître parfois indépassable, provoquer en France des discussions passionnées, ou lasser.
Pour reprendre le titre d’un roman d’Italo Calvino, la Méditerranée est devenue pour nous “le château des destins croisés”, un interminable jeu de tarots où les positions des joueurs changent et s’échangent
La question des racines culturelles des concepts de sécurité est relativement peu étudiée, la sécurité étant plutôt l’apanage de la géopolitique ou de la géostratégie, domaines où l’actualité des relations internationales et les réflexions sur les capacités militaires ont davantage cours que l’anthropologie culturelle. Pourtant les conditions historiques et culturelles qui voient l’éclosion d’un concept sont importantes puisqu’elles lui donnent un sens et des connotations particulières.
Il est devenu banal de dire que le concept de sécurité s’est considérablement transformé et enrichi depuis le début des années 90. Le Dialogue Méditerranéen de l’OTAN est né précisément de la conviction que cette transformation était mal perçue et qu’il importait de rassurer les pays du Sud sur le devenir de l’OTAN, non plus seulement organisation militaire de défense collective mais organisation prônant la coopération en matière de sécurité entendue au sens large (“cooperative security”).
Depuis cette date, le Collège de Défense de l’OTAN a organisé plusieurs rencontres pour confronter et rapprocher nos visions de la sécurité. Dès 1998, le premier des séminaires internationaux de recherche du Dialogue Méditerranéen avait mis en relief ces différences de perception de la sécurité.
comme source d’inspiration et procédé d’écriture.
3 Mme Laure Borgomano-Loup est Docteur d’Etat en Sciences Humaines, Conseiller de Recherche au Collège de Défense de l’OTAN, Rome, Italie.
Selon les pays du Sud, “le Nord dispose d’une puissance militaire écrasante, potentiellement menaçante. Au Sud de la Méditerranée, les problèmes de sécurité sont essentiellement d’ordre interne: conflits locaux non résolus, instabilité économique, déséquilibres démographiques, problèmes d’environnement, régimes politiques autoritaires, désintégration sociale, développement d’une opposition islamiste violente.” Les pays du Nord pour leur part semblent voir dans la rive Sud de la Méditerranée “une source de menaces liées aux armes de destruction massive, aux problèmes engendrés par une immigration massive mal maîtrisée et au développement d’un terrorisme transnational.”
Le propos d’aujourd’hui n’est pas de discuter la valeur de ces différences de perception mais d’en interroger les fondements historiques et culturels. En effet, nous avons eu souvent l’impression d’opposer un discours à un autre discours, sans jamais parvenir à nous convaincre mutuellement. Peut-être est-ce parce qu’au-delà des faits, toujours têtus, la sécurité reste un objet d’interprétation en partie subjective dans lequel l’imaginaire et la mémoire jouent un rôle important.
Nous proposons donc de prendre les questions de sécurité par un biais nouveau: laissant de côté les conditions militaires et politiques de la sécurité, nous voudrions réfléchir ensemble aux racines anthropologiques qui sous-tendent sa perception
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