Dossier assemblé par Ahmed BENANI
Ahmed.Benani@unil.ch
COURS DESS MAMMC
2004-2005 Prof. Ahmed Benani
Les islams dans les espaces européens : Des musulmans en Europe aux Européens musulmans
Ce cours /séminaire entend faire un état des travaux de recherche et des débats relatifs à un terrain spécifique : celui des islams d'Europe Occidentale et des Balkans, en particulier dans leurs parties visibles et actives.
Le « passage » de l'islam à l'Ouest, partie prenante du phénomène de mondialisation, l’existence d’un islam turc, balkanique, tchétchène, rendent caduques toutes les visions culturalistes et essentialistes. Il y a aujourd’hui une religion qui apprend à se désincarner et des populations musulmanes qui négocient leurs nouvelles identités, y compris dans la « confrontation » avec les expressions des autres monothéismes, la sécularisation, l’incroyance.
Le point de départ de cet état de recherche n'est donc pas celui des "populations immigrées" d'origine musulmane, ni non plus celui relatif aux "formes identitaires ethno-culturelles" (et qui peuvent éventuellement inclure l'Islam dans leur construction). Il s'agit plutôt de saisir ce fait social particulier - celui des islams transplantés et implantés dans l'espace européen - en amont et en aval.
Dans cette perspective, on montrera que les grandes tendances actuellement au sein des islams en Europe sont en phase avec celles de la religiosité en Europe : l’individualisation et la désinstitutionnalisation de la religion, la sécularisation, la spiritualisation, l’apprentissage du pluralisme, l’intégration du doute et de la réflexivité. Ces « constats » inviteront sans doute à rendre à l’affirmation de l’islam en Europe la banalité qu’elle méritait, mais également sa modernité. Modernité qu’il faudra saisir également à travers ses multiples productions (romanesques, cinématographiques, théologiques revisitées, scientifiques, etc.) qui « travaillent » aussi directement ou indirectement les sociétés musulmanes de provenance (Maghreb, Asie, Afrique, Moyen-Orient).
DESS : MONDES ARABES, MONDES MUSULMANS CONTEMPORAINS
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Anthropologie sociale et religieuse
semestre d’hiver 2003-2004, (2 heures par semaine, 16h-18h)
salle 2056 , BFSH2, UNIL
Prof. Ahmed Benani
ahmed_benani@urbanet.ch
Plan des séances
Les dates sont indicatives et sont susceptibles d’être modifiées.
31 octobre 2003 : Présentation du cours/séminaire et introduction générale et distribution de quelques textes et recherches de documentations par les chercheurs selon les centres d’intérêt (terrain, thèmes spécifiques).
Indications à propos des évaluations.
7 novembre 2003 : Approches anthropologiques du monde arabe et musulman et présentation croisée des courants théoriques (écoles anglo-saxonne et française+regards de l’intériorité)
Textes à l’appui : les textes indiqués en gras sont impérativement à lire par l’ensemble des étudiants
FERRIE Jean-Noël, « Vers une anthropologie déconstructiviste des sociétés musulmanes du Maghreb », Peuples méditerranéens, n°54-55, 1991, pp. :229-246
DJAÏT Hichem, La grande discorde, religion et politique dans l’Islam des origines ; lire en particulier les chapitres : « La religion seule » et « La construction de l’Etat islamique », pp.19-57, Gallimard, Paris, 1989
ARKOUN Mohammed, « Axiologie coranique », in L’Islam morale et politique. Desclée de Brouwer, Paris 1986
ARKOUN Mohammed, « Pour une histoire comparée des monothéismes » in Monothéismes et modernités, Orient–Occident, colloque international : Acropolium de Carthage. 2-4 novembre 1995
DAKHLIA Jocelyne, « Une histoire liminaire : le temps de l’ignorance » in L’oubli de la cité, La Découverte, Paris 1990
BOUASLA Et-Tibari, « Tendances actuelles de l'anthropologie anglo-saxonne: Cas du Maroc », Pub. Fac. Lettres, série: Colloques et séminaires n°. 11, Rabat, 1988, pp. 59-74
14 novembre 2003 : Pré-requis travaux de terrain. Constructions du regard, outils épistémologiques, principes de distanciation et de restitution. Orientations bibliographiques et méthodologiques.
Textes à l’appui :
KILANI Mondher, « Les anthropologues et leur savoir : du terrain au texte », in Le discours anthropologique, ouvrage collectif, Payot Lausanne, 1995, pp.65.99
L’art de l’oubli. Mémoire et narration historique, in Etudes de Lettres, 2003/3, pp. 213-242. UNIL
BOURDIEU Pierre, « Les conditions sociales de la production sociologique » in Le mal de voir N0 1101, 10/18
ETIENNE Bruno Etienne, in « Islam et politique au Maghreb » CRESM/CNRS, 1981, Paris
21 novembre 2003 : Faire du terrain au Proche-Orient aujourd’hui : éthique de travail, violence et rapports de genre.
Intervention extérieure : Irène Maffi, prof. d’anthropologie
Textes à l’appui :
PIRINOLI Christine, « Il faudrait que je témoigne », article non-publié ou tiré de : Abu Lughod, L., Veiled Sentiments. Texte communiqué par I. MAFFI
28 novembre 2003 : Pouvoir et légitimité en islam. Réflexions sur deux cas : la monarchie hachémite de Jordanie, la monarchie alaouite du Maroc. Intervention combinée : Maffi-Benani
Textes à l’appui :
Kazt. K., 2001, Holy Places and National Spaces : Jerusalem under Jordanian Rule, PhD Thesis, New York, New York University.
BENANI Ahmed, « Légitimité du pouvoir au Maroc: consensus et contestation », Genève-Afrique, 24(2),1986, pp.47- 72
5 décembre 2003 : Segmentarité et niveau tribal, zaouia et Etat, le cas du Maroc.
Textes à l’appui :
GELLNER Ernest, « Pouvoir politique et fonction religieuse dans l’islam marocain », Annales ESC, N0 3, mai-juin 1970.
HAMMOUDI Abdallah, « Segmentarité, stratification sociale, pouvoir politique et sainteté – Réflexions sur les thèses de Gellner ». Hespéris-Tamuda, vol. XV, 1974
HAMMOUDI Abdallah, « Une zaouïa marocaine » in Annales ESC, mai-août 1980, fasc.Unique:105-128. 1985
BEN-AMI ISSACHAR, « Cultes des saints et pèlerinages judéo musulmans au Maroc », Maisonneuve & Larose, Paris,1990
SADKI Ali, « Sur la théorie de la segmentarité appliquée au Maroc » in Hespèris-Tamuda,vol.XXIII
19 décembre 2003 : Etat et tribus en Jordanie :une nation tribalisée ou des tribus nationalisées ? Irène Maffi
Textes à l’appui :
BOCCO Riccardo, Etat et tribus bédouines en Jordanie, 1920-1990. Les Huwaytat : territoire, changement économique, identité politique, Thèse doctorale, IEP, Paris, 1996
9 janvier 2004 : Patrimoine et identité au Proche-Orient de la colonisation à l’Indépendance
Cours conférence, Irène Maffi
Textes à l’appui :
MAFFI Irène, La politique des objets. Discours et pratiques du patrimoine dans la construction de l’identité jordanienne, Thèse doctorale, UNIL, Lausanne 2003
16 janvier 2004 : Culture protestante à dominante évangélique. L’incursion du biblicisme américain dans la question israélo-palestinienne.
Texte à l’appui :
FATH Sébastien, CNRS, « Question palestinienne et idéologie sioniste aux Etats-Unis : le rôle des protestants évangéliques » in EurOrient, N0 9, 2001, pp.89-105
23 janvier 2004 :Universalisme particulariste et particularisme universaliste. Controverse autour des concepts de modernité et de laïcité, état de la question et mise en perspective.
Textes à l’appui :
KERROU Mohamed, Blasphème et apostasie en islam, Contributions au colloque international : Acropolium de Carthage. 2-4 novembre 1995
GOLE Nilüfler, l’islam et l’espace public. Une approche sexuée de la modernité.
VANER Semih, « Laïcité et démocratie en terre d’islam. Le cas de la Turquie », Contributions au colloque international : Acropolium de Carthage. 2-4 novembre 1995
BEN ACHOUR Yadh, « Mutations culturelles et juridiques vers un seuil minimum de modernité ? », Annuaire de l’Afrique du Nord t.XXXVIII(1989)1991, pp.13-27
30 janvier 2004 : Séance de synthèse
1er mars 2004 : Délai de remise des travaux pour évaluation
Evaluation
L’évaluation comporte deux volets (respectivement 45 % et 55 % de la note)
- Assiduité, participation active aux discussions des textes (en gras) qui doivent impérativement être lus par l’ensemble des étudiants.
- Compte-rendu critique et synthétique sur l’une des thématiques traitées en cours ou en relation avec le cours à partir de lectures complémentaires (cf. bibliographie et textes cités en référence ). Le travail final doit se situer entre 5 et 8 pages tout compris (1,5 interligne, caractère 12).
Bibibliographie :
Ouvrages de base
Jacques Berque, « Qu’est-ce qu’une tribu nord-africaine », Maghreb, histoire et société Gembloux Duculot et Alger SNED, 1974.
Jacques Berque, « Structures sociales du Haut Atlas », PUF, Paris, 1955.
« Sur un coin de terre marocaine, seigneurs, terriens et paysans ». Annales E.S.C., N0 45, 1937.
Bourdieu P, « Esquisse d'une théorie à la pratique, précédé de trois études d'ethnologie kabyle », Paris, Ed. Seuil, coll. Essais, n° 405, 2000 (1ère éd. Librairie Droz, 1972)
Ernest Gellner, «Saints of the Atlas », London, Weindenfeld and Nicholson, 1969.
Dale F. Eickelman and James Piscatori « Muslim Politics », PRINCETON
University Press, 1996
Dale F. Eickelman, "The Coming Transformation Of The Muslim World" .Philadelphia, PA: Foreign Policy Research Institute WIRE, Volume 7, Number 9, August 1999.
Bibliographie indicative :
Mauss Marcel, « Sociologie et anthropologie » . Paris, P.U.F., 1973
Ageron Charles-Robert, « Confréries musulmanes », Encyclopaedia Universalis
Aouattah Ali, « Ethnopsychiatrie maghrébine », Paris, L'Harmattan, 1993
Arnaldez Roger, « Maraboutisme », Encyclopaedia Universalis,
Ernest Gellner, «Pouvoir politique et fonction religieuse dans l’islam marocain ». Annales E.S.C, mai-juin 1970 (trad. Lucette Valensi)
Hammoudi Abdallah, « Segmentarité, stratification sociale, pouvoir politique et sainteté – Réflexions sur les thèses de Gellner ». Hespéris-Tamuda, vol. XV, 1974
Hammoudi Abdallah, « Une zaouia marocaine », in Annales ESC, mai-août 1980.
Brunel René, « Essais sur la confrérie religieuse des Aissouas », Casablanca, Ed. Afrique Orient, coll.Archives
Chlyeh Abdelhafid, « Les Gnaoua du Maroc, Itinéraires initiatiques, transe et possession », Éditons de La pensée sauvage, 1999
Claisse-Dauchy Renée, « Médecine traditionnelle au Maghreb, Rituels d'envoûtement et de guérison au Maroc », Paris, L'Harmattan, 1996
Bocco, Riccardo, 1996, Etat et tribus bédouines en Jordanie, 1920-1990. Les Huwaytat : territoire, changement économique, identité politique, Thèse doctorale, Paris, IEP
Kazt. K., 2001, Holy Places and National Spaces : Jerusalem under Jordanian Rule, PhD Thesis, New York, New York University.
Benani Ahmed, Légitimité du pouvoir au Maroc: consensus et contestation, Genève-Afrique, 24(2),1986, pp.47- 72
Crapanzano Vincent, « Les Hamadcha, une étude d'ethnopsychiatrie marocaine », Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2000
Cuoq Joseph, « Shadiliyya », Encyclopaedia Universalis,
Dermenghem Emile, « Le culte des saints dans l'islam maghrébin », Paris, Gallimard, coll.TEL, 1954
Doutte E., 1908: « Magie et religion dans l'Afrique du Nord ». Repris par Maisonneuve et Geuthner, Paris, 1984.
Jamous Raymond, « Individu, cosmos et société, approche anthropologique de la vie d'un saint marocain », dans la revue Gradhiva, n°15, 1994, p.43-57
Lacoste-Dujardin C., « Le conte kabyle »,. Étude ethnologique, Paris, François Maspéro, 1982.
Lapassade Georges, « les gnaoua, un vaudou maghébin », Revue Zellige n°3, Service Culturel, Scientifique et de Coopération de l'Ambassade de France au Maroc, Octobre 1996
Mohammed Arkoun, L’Islam morale et politique. Desclée de Brouwer, Paris 1986.
Sami-Ali M., « Le haschisch en Egypte ». Essai d'anthropologie psychanalytique. Réédition Paris, Dunod, 1988
René Rémond, « Religion et société en Europe », Edit. du Seuil, Paris 1998
Jean Soler, « L’invention du monothéisme », Edit. de Fallois, Paris 2002
Alexandre del Valle, « Islamisme et Etats-Unis », Edit. L’Age d’Homme, Lausanne 2001
Sous la direction de Mondher Kilani , « Islam et changement social », Edit. Payot, Lausanne 1998
Revue HERODOTE, « Religions et Géopolitiques », No 106, 3e trimestre 2002, Paris
Sous la direction de Firouzeh NAHAVANDI et Paul CLAYES, « La question de l’Islam et de l’Etat à l’aube du XXIe siècle », civilisations, vol. XLVIII –No 1-2, ULB, Bruxelles 2001
Sous la direction de Xavier Bougarel et Nathalie Clayer, « Le nouvel Islam Balkanique », Edit. Maisonneuve & Larose, Paris 2001
Sous la direction de Ninian Smart, « Atlas des religions dans le monde »,Könemann, Cologne 2000
Jean-Christophe de mariaux, « Pour comprendre les religions », Edit du Cerf, Paris 2002
Rochdy Alili, « Qu’est-ce que l’islam ? », Edit. La Découverte, Paris
Mondher Kilani, « L’universalisme américain et les banlieues de l’humanité », Edit. Payot, Lausanne 2002
Mondher Kilani, Les anthropologues et leur savoir : du terrain au texte, pp.65.99, in Le discours anthropologique, ouvrage collectif, Payot Lausanne, 1995.
L’art de l’oubli. Mémoire et narration historique, in Etudes de Lettres, 2003/3, pp. 213-242. UNIL
Maffi, Irène, 2003, La politique des objets. Discours et pratiques du patrimoine dans la construction de l’identité jordanienne, Thèse doctorale, Université de Lausanne
Charles Hainchelin, « Les origines de la religion », Edit. Sociales, Paris 1955
Gilles Kepel, « Jihad, expansion et déclin de l’islamisme », Edit. Gallimard, Paris 2000
Olivier ROY, « Les illusions du 11 septembre », Edit. du Seuil, Paris 2002-11-07
Olivire ROY, « L’islam mondialisé », Edit. du Seuil, Paris 2002
Ibn Warraq, « pourquoi je ne suis pas musulman », Edit. L’Age d’Homme, Lausanne 1999
Georges CORM, « Orient Occident, la fracture imaginaire », Edit. La Découverte, Paris 2002-11-07
Sophie BESSIS, « L’Occident et les autres », Edit. La Découverte, Paris 2002
La Revue « ESPRIT », « A la recherche du monde musulman », août-septembre 2002
Sébastien Fath, CNRS, Question palestinienne et idéologie sioniste aux Etats-Unis : le rôle des protestants évangéliques, in EurOrient, N0 9-2001, pp.89-105
Des ajouts bibliographiques, selon les exigences de l’évaluation et de la volonté d’approfondir telle ou telle problématique, seront communiqués en temps voulu aux chercheurs.
Bibliographie sélective autour du concept de religion
Pour une approche plurielle du concept de religion.
Les textes ci-après (A) seront distribués aux étudiants au début du cours /séminaire. Ils leur permettront une remémoration ou une maîtrise du concept de religion en guise d’introduction à la problématique centrale du cours et à des textes plus spécifiques centrés sur l’aire culturelle musulmane. Je recommande fortement la lecture de ces textes tout en précisant, qu’ils ne feront l’objet ni d’une évaluation, ni de travaux du cours/séminaire.
À. - textes :
« Qu’est-ce que la religion ? » Michel Clévenot
Références : Bataille G., Théorie de la religion, Gallimard, Paris, 1973
Benveniste E., Vocabulaire des institutions indo-européennes, tome II, éditions de Minuit, Paris, 1969
Caillois R., Le grand pontonnier, Gallimard, Paris, 1970
Eliade M., le sacré et le profane, Gallimard, Paris 1965
Caillois M., histoire des croyances et des idées religieuses, Payot, 1983-1984
Gauchet M., Le désenchantement du monde, Gallimard, Paris, 1985
« Qu’est ce que la religion ? », in Serge Boulgakov, La lumière sans déclin, l’Age d’Homme, 1990
« Religion et philosophie », in Martin Buber, Eclipse de Dieu, Ed. Nouvelle Cité, 1987
« Le sacré est une catégorie de la sensibilité sur laquelle repose l’attitude religieuse », in Roger Caillois, L’Homme et le sacré, Gallimard, 1950
« La religion est un système de forces », in Emile Durkheim, L’avenir de la religion, PUF, 1970
« L’expérience du sacré est une structure de la conscience », in Mircea Eliade, Le Monde, 14 septembre 1980
« La religion est une des traductions possibles du sacré », in jacques Ellul, les nouveaux possédés, Fayard, 1973
« La religion est le reflet de puissances extérieures (naturelles et sociales) dominant les hommes », in Friedrich Engels, Anti-Dühring (1878), Sur la religion, Ed. Sociales, 1968
« La religion est la névrose de contrainte universelle de l’humanité », in Sigmund Freud, PUF, 1995
« La religion est l’opium du peuple », in Karl Marx, sur la religion, Ed. Sociales, 1968
« L’islam actuellement sa tradition et la mondialisation », Mohammed Arkoun, in Islam et changement social, sous la direction de Mondher Kilani, Payot, Lausanne, 1998
Ajouts bibliographiques en vue d’un travail de réflexion critique (rapport écrit/évaluation)
Travaux de terrain
HAMMOUDI Abdellah
1988 - La Victime et ses masques .
- Paris, éd. Seuil, 252p.
Mots clés : Maroc, Aït Mizane, Anthropologie, Rituel du sacrifice, Tensions structurales.
Résumé : Tout ce qui est en marges des pratiques de l'Islam officiel n'inspirèrent guère la plume des intellectuels maghrébins. Seul le regard extérieur (anthropologie coloniale) a pu rendre compte des rituels de mascarades (ex. sacrifice abrahamique). Quand aux discours savants arabes, ils " ne souffle mot des fêtes célébrées en marge du calendrier musulman", si ce n'est de vagues évocations discréditant les cultures populaires en les rangeant sous la dénomination de " coutumes du commun".
L'anthropologie de l'autre-proche. Le thème de ce livre est consacré à la fête et à la production dans le Haut-Atlas. A travers une lecture anthropologique de la fête et du rituel du sacrifice abrahamique, l'A. perçoit les tensions structurales qui fondent les institutions locales. La cérémonie de carnaval qui a lieu le lendemain de la fête, est un genre de mascarade obscène qui viole les normes de soumission à l'autorité paternelle. La caractère cyclique - annuel - de la mascarade est cependant toléré comme catharsistique (théorie de la soupape de sécurité).
NAAMOUNI Khadija
1993 - Le culte de Bouya Omar.
- Casablanca, éd. EDDIF, 223 p.
Mots clés : Maroc, Islam populaire, Rituel thérapeutique, Bouya Omar, Confrérie rahhaliyya.
Résumé : L'ouvrage qui est une version remaniée d'une thèse explore la dimension d'un islam populaire autour de la confrérie de Bouya Omar "le dompteur du démon et de la démone". Les investigations de l'A. s'orientent dans deux directions : "mettre en évidence la cohérence interne du culte de Bouya Omar dans la thérapeutique de la maladie mentale et des usages de la confrérie rahhaliyya, et montrer comment il s'insère dans le culte des saints au Maroc".
RACHIK Hassan
1990 - Sacré et sacrifice dans le Haut Atlas marocain.
- Casablanca, éd.Afrique-Orient, 167p (TH.D.Etat,Casa.)
Mots clés : Maroc, Haut-Atlas, Sidi Chamharouch, Culte des saints, Repas collectif, Ma'rouf, Savoir et représentations locaux, Rituels collectifs ségurégués, Aït Mizane.
Résumé : A travers une étude minutieuse et renouvelée du MA'ROUF, un rituel collectif avec repas sacrificiel, célébré au moussem de Sidi Chamharouch, l'auteur décrit le ma'rouf comme pratique communautaire, architecturée par des pratiques et des relations sociales. Différents rites sont analysés comparativement dans le but, atteint avec éloquence, de rendre plus transparent le système des représentations manifestes et latentes "qui se rapportent au démoniaque, à l'humain à la nature à la culture, au collectif, au domestique, à l'homme, à la femme etc." Ce travail entamé dans le cadre d'une TH.D.E., a été poursuivi dans Le sultan des autres, rituel et politique dans le haut atlas, voir H.RACHIK 1992.
RACHIK Hassan
1992 - Le sultan des autres. Rituel et politique dans le Haut Atlas.
- Casablanca, éd.Afrique-Orient, 175p.
Mots clés : Maroc, Haut-Atlas, Sidi Chamharouch, Culte des saints, Repas collectif, Ma'rouf, Groupes sociaux concurrentiels, Rituel comme enjeu politique.
Résumé : Suite à son précédent travail sur le sacrifice, l'A. explore les variations du rituel du Ma'rouf comme lieu de croisement entre le sacral et le politique.
REYSOO Fenneke
1991 - Pèlerinages au Maroc. Fête, politique et échange dans l'islam populaire.
- Neuchâtel-Paris, éd. Inst. d'ethnologie/M.S.H., 227 p.
Mots clés : Maroc, Moussem, Pèlerinage, Islam, Imaginaire populaire, Rituel, Légitimations politico-religieuses, Ségrégation sexuelle de l'espace, Fête.
Résumé : Le moussem est appréhendé comme un lieu et un moment d'une configuration sociale de la tradition marocaine, ou, des symboles propres aux systèmes de valeurs orthodoxes (Islam officiel) et hétérodoxes (Islam informel, pensé populaire) vont s'insérer les uns dans les autres. La gestion de cette configuration par l'Etat requiert selon l'A. un enjeu politico-religieux de plus en plus médiatique, ou sont mis en scène ses symboles de pouvoir. Le moussem est aussi exposé ici comme un espace ou la ségrégation sexuelle et le réclusion ne sont pas de règle.
BEN-AMI ISSACHAR
1990 - " Cultes des saints et pèlerinages judéo-musulmans au Maroc.
- Paris, éd. Maisonneuve & Larose, 260 p.
Mots clés : Maroc, Communauté hébraïque, Cultes des saints juifs et musulmans, Marabouts, Imaginaire hagiographique, Thaumaturgie, Pèlerinages judéo-musulmans, Ziyyara, Hillulah, Poèmes et Chants juifs en arabe dialectal.
Résumé : Etude de terrain de longue haleine qui présente l'ensemble des saints juifs, et parfois musulmans vénérés par les juifs, une liste exhaustive comprenant six cent cinquante-deux saints dont vingt-cinq femmes. L'A. "met en lumière la trame de leurs rapports avec la communauté de leurs fidèles, et dégage les fondements idéologiques qui nourrissent cet attachement, lequel peut assurer la perpétuation de ce culte".
Sociologie politique du religieux
ELBOUDRARI H.
1983 - " Islams, politiques et idéologies au Maghreb. Etudes récentes".
- Archives des Sciences Sociales et Religieuses, VOL. 56, n°. 2:177-189.
Mots clés : Maghreb; Islam; Politique; Idéologie; Pouvoir politique; Pouvoir religieux; Mouvement religieux; Femme.
Résumé : A propos de la publication par le CRESM-CNRS de: E. Gellner (dir.), Islam, Société et Communauté. Anthropologies du Maghreb (Paris 1981), E. Gellner et J.-C. Vatin (dir.): Islam et politique au Maghreb (Paris 1981), C. Souriau (dir.): le Maghreb musulman en 1979 (Paris 1981), approche de quatre thématiques: études épistémologiques et théoriques sur le religieux et le politique dans l'Islam; réflexion sur les rapports concrets entre Islam et politique dans le contexte maghrébin contemporain; mouvements islamiques; condition des femmes. Ces trois ouvrages collectifs (une cinquantaine de chercheurs pour les trois) représentent une contribution importante à la sociologie religieuse du Maghreb.
SADKI Ali
1985 - " Sur la théorie de la segmentarité appliquée au Maroc".
- Hespèris-Tamuda, vol.XXIII, fasc.Unique:105-128.
Mots clés : Maroc, Segmentarité; Lignage; Organisation sociale Théorie; Islam; Idéologie; Politique; Ordre social; Zawiya; Saint; Pouvoir; Oralité; Ecriture; Patrilinéarité; Endogamie; Mariage préférentiel; Terminologie de parenté; Mobilité sociale; Berbères; Gellner (E.) .
Résumé : Confrontation entre la théorie de E. Gellner et la réalité de la segmentarité chez les tribus montagnardes du Maroc. Réexploration des conditions et caractéristiques d'une organisation segmentaire; minimum d'organisation évitant la concentration du pouvoir dans une institution.
FERRIE Jean-Noël
1991 - " Vers une anthropologie déconstructiviste des sociétés musulmanes du Maghreb ".
- Peuples méditerranéens, n°54-55:229-246.
Mots clés : Maghreb, Individualisme méthodologique, Holisme.
Résumé : Priviégiant l'approche boudonniènne de l'individualisme méthodologique qui lui permet de percevoir l'individu non comme acteur mais "agi", dont l'antériorité normative de la culture et partant de la religion n'est pas foncièrement déterminante.
FILALI-ANSARY Abdou
1992 - " L'idée du Maghreb à travers les sciences sociales ".
- A.A.N., éd.CNRS, tome XXIX, 1990:185-190.
Résumé : un utile recensement des titres.
Approches et courants théoriques
BOUASLA Et-Tibari
1988 - " Tendances actuelles de l'anthropologie anglo-saxonne: Cas du Maroc".
- Rabat, Pub. Fac. Lettres, série: Colloques et séminaires, n°. 11:59-74.
Mots clés : Maroc, Anthropologie anglo-saxonne, Segmentarité, Approche dynamique, Théorie interprétative, Modèle de l'économie politique, Approche compréhensive.
Résumé : Brillante analyse critique de quatre tendances contemporaines pouvant servir à la compréhension de la société marocaine. L'A. passe en revue une sélection de travaux récents en prenant soin de privilégier ceux dont l'élaboration théorique est fournie par les données du terrain. Et de conclure en suggérant une option qui associerait l'anthropologie dynamique et la théorie interprétative à l'anthropologie politique et économique pour constituer une approche compréhensive.
BEN ACHOUR Yadh
1991 -" Mutations culturelles et juridiques vers un seuil minimum de modernité ?".
- A.A.N., t.XXXVIII(1989):13-27.
Mots clés : Maghreb, Tunisie Traditions, Modernité.
Résumé : Rompant avec les catégories dichotomiques du changement culturel, l'auteur développe avec érudition que "les traditions et la modernité ne se heurtent pas seulement mais se soutiennent mutuellement. D'abord parce que dans les unes comme dans l'autre on y décèle des cycles de rupture et des cycles de continuité, mais aussi que le changement se légitime en se ressourçant dans les traditions et que certaines de ces dernières agissent plus que d'autres sur la société en récupérant le modèle contre-traditionnel".
AL-ALAMI Abdelwahed
1993 - " Les sciences humaines et la notion d'islamisation".
- Al-Forqane, Casablanca, n°. 39:29-34 (en arabe).
Mots clés : Monde arabe, Islamisation, Sciences sociales, Occidentalisme, Décolonisation de la pensée arabe.
Résumé : Après un hatif bilan critique d'une certaine archéologie du savoir occidental et de l'orientalisme, l'A. alliant foi et raison interpelle la communauté scientifique arabe et plaide pour une décolonisation de la pensée en "refonctionnalisant" les sciences sociales d'après des schèmes philosophiques exclusivement islamique.
L'état de la "menace islamiste" trois ans après le 11-Septembre
LE MONDE | 10.09.04
Un débat entre Gilles Kepel, titulaire de la chaire Moyen-Orient-Méditerannée à Sciences-Po Paris, Farhad Khosrokhavar, chercheur à l'ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et Alain Gresh, rédacteur en chef du "Monde diplomatique".
Le terme "islamisme", en permanence utilisé par les chercheurs et les médias, est-il adéquat pour comprendre la situation actuelle ?
Alain Gresh : L'islam ne définit pas une politique, encore moins les musulmans. Un exemple : après le 11-Septembre, les gens se sont précipités dans les librairies pour acheter le Coran. Les éditions ont été épuisées en quelques jours. Il n'en a pas été plus lu pour autant... Mais le fait qu'on puisse penser trouver dans le Coran de quoi expliquer Ben Laden me semble très caractéristique. Cela revient à se dire : finalement, parce qu'ils sont musulmans, on peut définir quelle est leur politique, leur vie quotidienne. Ce n'est pas vrai. Il suffit de rappeler qu'il existe près d'une soixantaine d'Etats à majorité musulmane dans le monde avec des systèmes politiques très différents, pas du tout régis par le Coran. Quant au terme "islamisme", je me rappelle que l'historien Maxime Rodinson, qui a été notre maître à tous, nous avait mis en garde contre son utilisation, disant : attention, ce mot "islamisme" va progressivement se confondre avec islam !
Gilles Kepel : J'ai opté très tôt pour le terme "islamiste", plus exactement "mouvement islamiste". Eux s'appellent harakat islamiyya, le "mouvement islamique". Devons-nous calquer leur terminologie ? Non. On ne doit pas prendre pour argent comptant la façon dont un mouvement ou un groupe se définit. "Mouvement islamiste" me semble un bon compromis, un outil intellectuel utile pour décrypter ces mouvements qui participent de la culture islamique, et en même temps ont leur spécificité.
Farhad Khosrokhavar : Je ne connais pas en sociologie ou en anthropologie d'expression qui ne prête pas à ambiguïté. Mais globalement, les mouvements islamistes ont deux caractéristiques essentielles. D'abord une relation avec les déshérités. On l'a vu lors de la Révolution iranienne, au Liban ou chez les Palestiniens. Idem pour Al-Qaida, dès qu'il s'agit des personnes recrutées en Occident. C'est une dimension tiers-mondiste très prégnante. L'autre caractéristique de ces mouvements est qu'ils se définissent en rupture avec l'élite dominante des sociétés musulmanes. Leur discours fustigent les élites en affirmant : ces gens-là ne sont pas de vrais musulmans, il faut rompre avec eux, ils sont vendus à l'Occident.
Vous jugez donc normal d'appliquer le même terme à Ben Laden, au Hamas palestinien, au Tchétchène Bassaïev et au parti actuellement au pouvoir en Turquie ?
A. G. : On ne peut pas mettre dans la même catégorie analytique Al Qaida, les Frères musulmans, le Hezbollah ou l'AKP turc. Et pourtant, il n'y a pas de meilleure expression que "mouvements islamistes" même si elle est simplificatrice et dangereuse.
G. K. : Ces mouvements sont un conglomérat de groupes sociaux différents - les déshérités, la jeunesse urbaine pauvre, la classe moyenne pieuse, les intellectuels islamistes - qui s'unissent à un moment donné. Pourquoi existe-t-il une unité intellectuelle ? Parce que tous veulent que l'islam soit la règle organisatrice des rapports sociaux. Ils n'en ont pas la même interprétation, mais ils ne remettent pas en cause ce postulat. Ils participent d'un même ensemble différencié et conflictuel. Il s'agit d'un phénomène caractéristique depuis le milieu des années 1970. Auparavant, nous étions plutôt dans une phase où l'idéologie dominante était le nationalisme (arabe, persan, turc et autre).
F. K. : Quoi qu'on en dise, la caractérisation vient de l'Occident. Parler d'islamisme signifie d'abord qu'il y a, d'après nous, une intolérance profonde dans ces mouvements, qu'ils sont porteurs d'antidémocratie, et d'anti-occidentalisme. Lorsque nous discutons avec les membres de ces mouvements-là, nous avons le sentiment qu'il y a une injustice profonde à les qualifier de la manière dont nous les qualifions en Occident.
A. G. : Les mouvements islamistes sont plus contradictoires que ne l'exprime Gilles Kepel. Même le corpus religieux que l'on dit commun me semble douteux. Prenons l'exemple des femmes. Si vous envisagez le corpus commun dominant dans l'islam, il y a cinquante ans, les femmes n'avaient pas le droit de vote. Aujourd'hui, il n'y a plus de pays musulman où les femmes ne votent pas, hormis l'Arabie saoudite et le Koweït. Et encore, dans ces deux pays, c'est en discussion. Au-delà des discours, il ne faut pas croire tout ce que les organisations politiques disent, y compris d'elles-mêmes...
Comment analysez-vous les attentats commis par Al-Qaida ou des mouvements qui opèrent en résonance avec les divers conflits du Proche-Orient et du Caucase ? Sont-ils une manifestation de puissance ou la signature d'un échec, une queue de comète ?
G. K. : En ce troisième anniversaire du 11-Septembre, essayons de réfléchir à son bilan. Notons d'abord que les attentats ne furent pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les attaques terroristes contre les Etats-Unis interviennent à un moment où la mouvance islamiste la plus radicale, celle qui prônait le djihad, la lutte armée pour s'emparer du pouvoir, fait un bilan d'échec global, à la fin des années 1990. Elle a échoué en Algérie, en Bosnie, en Egypte. Elle n'a pas réussi à mobiliser les masses pour faire tomber les régimes impies. On voit Oussama Ben Laden et son mentor Ayman Al-Zawahiri réfléchir à un autre mode d'opération, tenter de trouver un slogan mobilisateur. Le mode d'opération choisi sera ce que tout le monde appelle le terrorisme, et eux les opérations martyres. Echouant à mobiliser les masses ils choisissent de se focaliser sur des petits groupes d'individus, si possible éduqués dans les universités occidentales, parlant anglais, et qui ont subi un endoctrinement via le salafisme, un terme aussi important qu'islamisme pour comprendre la situation actuelle.
Le salafisme désigne ceux qui ont une vision particulièrement rigoriste, bornée et a-historique de l'islam, qui nient toute évolution, veulent plier l'histoire du monde à la norme religieuse. Le mode d'opération choisi sera d'organiser des opérations terroristes-suicides extrêmement spectaculaires, conçues pour être surexposées médiatiquement, semer la terreur chez les victimes et galvaniser par leur audace ceux que l'on veut mobiliser. Ce sera le 11-Septembre. Ce petit groupe, "l'avant-garde bénie de l'oumma", comme dit Ben Laden, va porter la guerre au cœur de l'Amérique, l'ennemi lointain. En même temps, Zawahiri propose comme slogan "le djihad contre Israël". Ça marche y compris parmi ceux qui ne sont pas croyants. L'idée du 11-Septembre, c'est jouer la surexposition médiatique, lancer le bon slogan pour rompre l'isolement. C'est l'enjeu principal de la mouvance terroriste.
Ben Laden et Al-Zawahiri seraient partis d'un constat d'échec et déboucheraient à nouveau sur un échec.
G. K. : Absolument. Trois ans après, ils ont politiquement échoué, puisque nulle part, ils n'ont réussi à s'emparer du pouvoir. Le seul Etat qu'ils contrôlaient - l'Emirat islamique des talibans - a été liquidé. En revanche, le terrorisme islamiste a essaimé. Il a fait des émules en dépit des coups réels portés à Al-Qaida. Prenons les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. Aucun de ceux qui l'ont fait n'a jamais mis le pied en Afghanistan ni au Pakistan. Ce sont les franchisés du terrorisme. Ben Laden est un logo. Ils agissent en son nom, se réclament de lui mais sont incapables de transformer politiquement la donne. Ce qui est très préoccupant, c'est cette espèce de pulvérisation, d'essaimage sauvage, et le problème de sécurité publique que cela pose.
A. G. : Rappelons qu'Al-Qaida est le résultat du djihad en Afghanistan. Ce mouvement n'aurait pas pu exister s'il n'y avait pas eu une formation de milliers de cadres pour la lutte anti-soviétique en Afghanistan. Cela étant, Ben Laden a réussi quelque chose que personne n'avait fait avant lui : un mouvement multinational important dans le monde musulman. Bien sûr, Al-Qaida représente une menace. Mais s'agit-il d'une menace stratégique, d'une nouvelle guerre mondiale, comme toute une série de dirigeants veut nous le faire croire ? Non. Al-Qaida relève d'une logique de lutte policière.
F. K. : Je voudrais insister sur trois thèmes très liés. Premièrement, Al Qaida est un mouvement sunnite, de manière écrasante. S'il y a eu radicalisation des mouvements chiites dans les années 1980, à partir des années 1990, c'est vraiment l'entrée en scène du sunnisme. Il y a là une sorte d'"ethnicité", de lien à des versions de l'islam qui ont leur corpus, leur idéologie, leurs soubassements imaginaires. Deuxièmement, ce mouvement terroriste symbolise, pour une partie du monde musulman, un sentiment de revanche vis-à-vis d'un Occident arrogant qui sévit sur le territoire palestinien en favorisant de manière absolue les Israéliens. Ben Laden apparaît comme l'équivalent d'un Che Guevara, une icône, même si bien peu sont décidés à le suivre. Troisièmement, ces mouvements, de manière paradoxale, inaugurent une sorte de modernisation des sociétés musulmanes. Nombre de pays musulmans essaient de se lier avec l'Occident contre ce qu'ils appellent leur terrorisme intérieur et certains s'engagent dans une réflexion positive sur l'intolérance, sur le déni de toute forme de dissensions, de divergences.
Dans le cadre de la "guerre au terrorisme", certains présentent la présence de plus de dix millions de musulmans sur le sol européen comme une "menace". Qu'en pensez-vous ?
F. K. : Il existe de facto une dimension de déstabilisation. En Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, la peur de l'islam progresse. Or l'immense majorité des musulmans cherchent à s'intégrer. Leur souci majeur n'est pas de rompre des lances avec les sociétés qui ont accueilli leurs parents ou grands-parents. Mais ils sont confrontés à de nombreuses situations d'exclusion. En France, une bonne partie des banlieues est peuplée de gens d'origine nord-africaine qui sont au chômage. Des générations ne se sentent pas intégrées comme des citoyens à part entière. Les messages extrémistes peuvent avoir un impact sur une infime minorité, convaincue que les sociétés occidentales les excluent, les infériorisent, les "racialisent". Cette infime minorité va donner un contenu religieux à la dénonciation du racisme et se radicaliser.
A. G. : Lorsque l'on aborde les questions d'intégration, il faut toujours remonter à l'histoire. Sinon, on ne voit plus ce qui est particulier à la période actuelle et ce qui a toujours existé. Le rejet de l'émigration a été un phénomène permanent en France. Qu'est-ce qui est donc particulier dans le sentiment actuel de menace ? C'est de voir des jeunes formés par l'école de la République se réclamer de l'islam, des filles nées et formées en France mettre le foulard. J'aimerais faire une digression historique. L'étude fondatrice de la sociologie américaine a été réalisée sur le ghetto juif de Chicago, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La deuxième génération commence à s'intégrer, sort du ghetto. Là, elle se heurte à un interdit : des lieux sont interdits aux Juifs et aux Noirs. Que se passe-t-il pour ces jeunes juifs complètement américanisés ? Ils deviennent soit sionistes, soit religieux : "Vous nous rejetez, nous vous rejetons." En Europe, on constate un phénomène identique. Devine-t-on ce que représente pour un jeune musulman de se voir tous les jours refuser du travail ou un logement parce qu'il est maghrébin ? Toutes les études sur les discriminations montrent que là se situe le fondement du repli. Enfin, historiquement, l'intégration des immigrés s'est faite dans les usines, à travers le mouvement ouvrier : les partis communistes et socialistes, les syndicats. Or le PC s'est effondré, les grandes usines ont disparu. Ces jeunes, quand ils travaillent, font des "petits boulots". Le travail n'a plus sa fonction intégrative historique.
G. K. : Ce qui me semble fondamental, c'est le fait que des gens qui se nomment Ahmed ou Fatima puissent participer à la vie politique, devenir député, dans un cadre démocratique, pas parce qu'ils sont musulmans, et non en faisant allégeance à un régime autoritaire.
A. G. : Sauf qu'il n'y a pas un seul député d'origine musulmane...
G. K. : Précisément : il y a un problème dans le système français. Nous nous targuons d'avoir une politique qui privilégie l'intégration individuelle et refuse la logique communautaire. La traduction politique de cette attitude devrait être que la population - au scrutin majoritaire - soit représentée. Or il n'y a aucun membre de la représentation nationale d'origine nord-africaine. Il ne s'agit pas d'avoir des "députés arabes". Mais qu'il y en ait comme il y a des députés juifs, élus par tous en fonction de la politique qu'ils défendent, et non de leur origine confessionnelle. Le paradoxe est qu'en Grande-Bretagne, où prédomine une logique communautariste, il y a des députés d'origine indo-pakistanaise musulmane qui reflètent la diversité des oppositions politiques. Ils ne se définissent pas comme "députés des musulmans", mais comme conservateurs ou travaillistes. L'un des enjeux majeurs aujourd'hui, ce sont les instances politiques identifiées par l'Etat pour représenter les populations en question. En France, le déficit de représentation politique a fait qu'on a érigé en substitut le CFCM (Conseil français du culte musulman). Quand il traite des questions de culte avec le ministère de l'intérieur, il est dans son rôle. Mais qu'en l'absence de possibilités politiques, pour des gens qui ne sont pas religieux, le CFCM et, en son sein, l'UOIF (Union des organisations islamiques de France) soient intronisés comme des espèces de représentants par excellence de toute personne d'origine musulmane, quelle que soit sa croyance, n'est pas la bonne marche à suivre.
A. G. : J'ai écrit mon livre autour de la perception d'une menace nouvelle - à la fois interne, avec les musulmans en Europe, et externe, représentée par Al-Qaida - et de la tentative de construire un ennemi global. C'est une propension extrêmement partagée, dangereuse et fausse. Elle structure en grande partie l'avenir de la politique internationale et française. Selon que l'on partage l'idée que la République est en danger et que des groupes nous menacent, ou que ces groupes peuvent causer des dommages graves sans mettre en danger la stabilité de nos sociétés, on n'a pas la même politique à l'égard de l'islam et des organisations musulmanes.
La menace islamiste serait donc illusoire, ou très faible ?
F. K. : Il ne s'agit pas de faire de l'angélisme. Des groupes très minoritaires peuvent causer des dégâts d'envergure et entraîner des conséquences dramatiques pour les sociétés où ils interviennent. Les Etats doivent évidemment s'en occuper. Mais il ne faut pas que ces moyens et les discours qui les accompagnent occultent les mécanismes d'ethnicité qu'ils produisent. Je me rends très fréquemment dans les banlieues. Les mécanismes de production de l'ethnicité y sont extraordinaires et on les occulte constamment. Dans certaines banlieues, il n'y a plus aucun "franco-français", vivant sur notre territoire depuis au moins trois générations, des personnes qui ont intériorisé les normes sociales. L'islam vient alors comme un élément qui relie les pans disjoints de ces populations, leur donne un sens, une dignité. Certes, quelquefois illusoire.
G. K. : Il faut malheureusement prendre la menace terroriste très au sérieux. Madrid en a été l'expression la plus frappante cette année. Il n'est pas impossible qu'un autre Madrid se produise ailleurs en Europe. Que les groupuscules qui mettent des bombes soient ultraminoritaires ne change rien. Qui a commis les attentats de Madrid ? Des jeunes émigrés dévoyés qui faisaient partie du tissu social de l'immigration locale. Il y a là un véritable problème qui tient à la porosité du passage entre le salafisme, cette mouvance ultrarigoriste qui intime aux jeunes de se laisser pousser la barbe, aux filles de se voiler, prône la rupture au quotidien avec l'environnement impie décrié, et la mouvance salafiste djihadiste qui, elle, débouche sur le terrorisme. Il ne faut pas mésestimer cette porosité : les passages entre salafisme et djihadisme se font facilement. Le lavage de cerveau, l'endoctrinement fonctionne. Ensuite, un sergent recruteur djihadiste récupère ces gens conditionnés et les transforme en machines à tuer. Cela fait des individus marqués par une schizophrénie : l'éducation en Occident, la maîtrise des sciences et des techniques et le lavage de cerveau. Elle aboutit au suicide, qui est la délivrance. Je suis très inquiet. C'est un enjeu aussi bien en Europe que dans les sociétés du sud et de l'est de la Méditerranée. La menace ne sera éradiquée que si les sociétés civiles s'emploient d'urgence à l'éradiquer.
Par rapport à ces questions, comment définiriez-vous le principal enjeu posé à la société française ?
F. K. : D'abord, c'est là que vit la population musulmane la plus nombreuse d'Europe : plus de 4 millions de personnes. Le nombre de personnes de confession juive y est aussi le plus important, 600 000 à 700 000. C'est donc en France que le "transfert" des problèmes du Moyen-Orient et du monde musulman au sein de la société est le plus fort. Gilles Kepel développe une vision qui met l'accent sur le danger salafiste. Je dirais que des formes plus ou moins closes de communautarisme peuvent aussi, au nom de la religion, prévenir la radicalisation. En l'absence sur le terrain, dans les banlieues, d'organisations politiques ouvrières, socialistes, des syndicats, etc, des communautarismes peuvent jouer un rôle de garde-fou. C'est l'ambiguïté de ces formations intégristes : elles peuvent pousser une minorité de jeunes vers la radicalisation, mais aussi l'endiguer. Se reconnaître dans une piété plus ou moins hermétique peut prévenir des dérapages. C'est ce qui se passe dans la grande majorité des cas : la piété fait plus pour juguler la radicalisation active que pour la susciter. La question posée à la laïcité est donc la suivante : au nom d'une vision battue en brèche par l'évolution de la société, doit-elle persister à n'admettre que l'individu, son autonomie, son intégration, sa relation directe avec la République, sans la médiation de communautés intermédiaires ? Ce serait mon idéal personnel. Mais, comme sociologue, je ne crois pas que la société se situe aujourd'hui dans ce cas de figure. Par conséquent, il faudrait que la France accepte des formes de communautarisme qui peuvent faire barrage à la radicalisation de jeunes qui ne voient pas d'avenir.
G. K. : La première caractéristique du rapport de la France au monde musulman, c'est son extrême proximité. Il y a en France un brassage culturel profond : le nombre d'enfants issus de parents maghrébins et "gaulois" est incommensurablement plus élevé qu'en Angleterre ou en Allemagne. C'est un élément caractéristique de la société française, dont le terreau est sa laïcité, autrefois décriée dans les pays anglo-saxons comme un signe rétrograde, jacobin. Or, aujourd'hui, l'Angleterre a tourné casaque et considère que le multiculturalisme mène à la fragmentation sociale. Je ne suivrai donc pas Farhad Khosrokhavar sur l'idée que, même si nous n'y sommes pas favorables, de toute façon nous devons nous résoudre à l'inéluctable dimension communautariste, car il n'y a plus d'autre médiation sociale. Et donc que, finalement, les Frères musulmans sont les meilleurs défenseurs contre l'explosion de la délinquance, du terrorisme et de la radicalisation. Je persiste à croire que c'est par l'éducation citoyenne, la pleine participation sociale et démocratique, que notre société pourra gérer ses contradictions. Il faut au contraire particulièrement s'inquiéter lorsque les contradictions s'expriment à travers des clivages ethniques, communautaires ou religieux, qui sont la négation-même de la liberté de l'individu. Quand il y a des communautés, définies par ce que l'on est, et non par ce que l'on fait, il n'y a plus de société.
A.G. : Un mot sur le "multiculturalisme": en France, la culture des jeunes issus de l'immigration est franco-française. Ils vont chez McDo, voient les mêmes films, écoutent les mêmes chanteurs que des jeunes "franco-français". Emerge maintenant une revendication d'identité "musulmane". Et on parle de plus en plus des "musulmans". Il y a quinze ans, c'était inexistant. On évoquait les Maghrébins, les Marocains, les Algériens. Que s'est-il passé ? Lorsque, dans certains quartiers, tout le monde est musulman, que l'Etat n'est plus présent, que les seules logiques de solidarité sont familiales ou communautaires, on se sent de plus en plus musulman. Quand des enfants vont dans une classe composée à 80% de musulmans et que l'enseignant les regarde d'abord comme des musulmans, ils s'affirment musulmans. Je ne suis pas du tout pour le multiculturalisme, qui n'a, de plus, pas de base historique en France. Mais le débat sur le "multiculturalisme" restera sans intérêt tant qu'on n'abordera pas de front le fait qu'en France, des ghettos ethnico-sociaux sont en train de se créer.
Propos recueillis par Sylvain Cypel et Laurent Greilsamer
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
"Aligner le statut de l'islam sur celui des autres religions"
LE MONDE | 10.09.04 |
Felice Dassetto
Depuis plus de trente ans, l'islam, aux multiples facettes, enthousiaste et populaire, s'est implanté en Europe. Il bouscule pas mal de choses au sein des tendances religieuses des pays européens. Alors que ces pays se sont forgé des histoires religieuses nationales, l'islam introduit des dynamiques transnationales : il y a bien un agenda commun des musulmans européens. Celui-ci n'est pas le résultat d'un calcul et encore moins d'un complot, mais il est le fruit de circulations de personnes et d'idées, de projets et d'attentes, d'utopies ou d'illusions. Elles traversent l'ensemble du monde musulman et de l'Europe. Elles consistent notamment à tenter de réinventer une place pour l'islam - et par là pour le religieux - dans le monde moderne.
Partout en Europe, les musulmans ont œuvré afin d'aligner le statut de l'islam sur celui des autres religions. Ce faisant, ils s'inscrivent dans l'idée de "religion", et donc de "culte", au sens de la modernité européenne. Mais cette dimension religieuse ou cultuelle, dans le contexte mondial des dynamiques de l'islam, est débordée. Par exemple, l'activité "cultuelle" prônée par la Ligue islamique mondiale n'est pas seulement affaire de culte. Les situations de crise, de la Palestine à l'Irak en passant par bien d'autres lieux, amènent l'islam loin des seules questions religieuses. On pourrait dire que ces situations expriment surtout des revendications identitaires et indépendantistes.
On ne peut pas cependant les ramener uniquement à des idéologies nationalistes. Elles puisent leurs répertoires de sens dans la sphère religieuse. Le combat palestinien n'est pas ou n'est plus seulement un combat national. Il est devenu aussi un combat au nom de l'islam, qui tend d'ailleurs à expulser de la scène les non-musulmans.
Voilà donc les Etats européens ainsi que les populations musulmanes et non musulmanes amenées à gérer un grand écart, entre un fait cultuel local et des faits politiques, extra-nationaux ou nationaux. Et les transactions entre culte et politique commencent à se faire. Dans la crise des journalistes otages en Irak, le Conseil français du culte musulman (CFCM), organe "cultuel", intervient pour montrer sa loyauté française. Dominique de Villepin prie avec les musulmans et le ministre des affaires étrangères, Michel Barnier, sollicite le soutien des oulémas irakiens, tout comme Nicolas Sarkozy avait témoigné de l'absence d'hostilité à l'égard de l'islam en visitant l'appareil des oulémas d'Al-Azhar.
LES RHÉTORIQUES ET LES PRATIQUES
On souligne souvent les oppositions européennes, qui se cristalliseraient aux deux extrêmes, qui sont aussi deux visions du rôle attribué à l'Etat, dans le contraste entre le républicanisme français et le communautarisme britannique. Qu'il s'agisse d'idéologies et surtout de rhétoriques divergentes, adoptées d'ailleurs par les musulmans eux-mêmes, c'est assez évident. Mais les pratiques sont peut-être moins contrastées. Il existe bien un socle commun culturel et juridique en Europe. Il est constitué par l'affirmation du caractère séculier et positif de l'Etat et de ses lois. Et par l'affirmation convaincue de la liberté de pensée et donc du pluralisme philosophique et religieux qui en découle. On pourrait ajouter aussi une sorte de respect, dans les dernières décennies au moins, et peut-être non sans lien avec le devenir de l'islam mondial, pour le fait religieux.
Par ailleurs, confrontés à l'islam, les sociétés et les Etats européens sont interpellés par les mêmes questions. Et ils donnent, dans les faits, des réponses assez semblables.
Partout, musulmans et non-musulmans tentent de redéfinir les relations réciproques. Les notions d'interculturalisme ou, peut-être mieux, celle de coinclusion, cherchent à dire cet enjeu nouveau. Sans compter que la lutte commune contre le terrorisme d'origine islamique a non seulement renforcé la coopération entre Etats européens, mais elle l'a accompagnée d'une stratégie destinée à isoler les terrorismes.
Partout, il est question de trouver des interlocuteurs musulmans et des instances qui les représentent. Et très souvent, on voit les Etats, dépassant leurs traditions, intervenir pour mettre de l'ordre dans la maison de l'islam et tenter de susciter une instance représentative. On peut parler d'une progressive "turquisation" de certains Etats européens, dans le sens où l'on assiste à un processus semblable à celui inauguré en Turquie où, pour garantir la laïcité, l'Etat s'est fait le contrôleur, voire l'organisateur, du religieux.
Partout, on gère des aspects très pratiques, comme ceux de la nourriture halal dans les écoles et d'autres institutions publiques.
Partout, la question des cimetières musulmans est posée. Partout, on cherche des solutions pour les lieux de culte. Initiative des musulmans et initiatives publiques se rencontrent.
Désormais, les autorités musulmanes font partie des religieux invités aux fêtes officielles de la Nation en Belgique ou au Royaume-Uni. Le crucifix affiché dans les écoles publiques en Italie a été mis en question. La demande d'adapter le calendrier hebdomadaire et festif commence à se manifester. Dans chaque cas, au-delà des rhétoriques, les Etats, à divers niveaux de compétence, cherchent des arrangements pratiques, réajustent les anciens équilibres. Les principes, qui semblaient évidents, doivent trouver de nouvelles justifications, être reformulés ou approfondis.
La loi sur les signes religieux serait-elle une preuve de l'exception française ? Peut-être. Mais elle pourrait bien aussi relancer un débat, plutôt que le clore. En Belgique, un collectif d'associations très diverses vient de se constituer. Il s'est donné pour acronyme "Coiffe" (Collectif d'associations opposées à l'interdiction du port du foulard à l'école). Il refuse le prosélytisme à l'école, il prône la neutralité et défend l'idée que tous les élèves doivent respecter les obligations scolaires. Mais il considère aussi que "l'interdiction du port du foulard dans les écoles est une démarche liberticide, illégale, contre-productive et discriminatoire". Ces arguments posent la question très contemporaine du rapport entre identités personnelles et vie collective. Et ils sont sur la place publique. Dans la circulation des idées, ces questions atteindront la France, à moins qu'elle ne s'instaure en citadelle isolée au sein de l'Europe. Sans compter que la question se posera dans les universités, où la circulation européenne amène déjà en France des étudiantes qui portent sans problème le foulard sur les bancs de leurs universités.
Les traditions pèsent lourd dans la gestion des affaires religieuses. Elles se sont incarnées dans des mots qui deviennent des symboles, sinon des fétiches. Mais les solutions passées ne permettront pas de trouver des solutions pour le présent et pour l'avenir. Les solutions nationales sont débordées. Le religieux lui-même, y compris en islam, est en train de se redéfinir. Des formes nouvelles de régulation politique sont en cours d'élaboration, que des mots nouveaux, comme celui de gouvernance, tentent de circonscrire.
Les Etats seront donc devant l'alternative. Ou bien réguler les questions religieuses exclusivement au nom du passé ; ou bien sentir qu'il importe de réinventer un rapport au religieux. Tout comme les religions et l'islam devront réinventer une manière d'être contemporaine, nouvellement moderne.
Felice Dassetto est spécialiste des transformations sociales contemporaines et de l'islam
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
"Les musulmans de France sont les acteurs de leur propre sécularisation"
LE MONDE | 10.09.04 |
Le débat sur les rapports qu'entretient l'islam avec la laïcité est en France en permanence sous-tendu par trois stéréotypes : une représentation essentialiste de l'islam comme religion totalisante d'où découlerait l'impossibilité de dissocier le temporel du spirituel au risque de dénaturer l'islam ; une perception du vécu quotidien des populations d'origine musulmane comme étant à chaque instant régi par des règles et des usages religieux ; enfin une représentation idéalisée de la laïcité reposant sur l'extériorité absolue du fait religieux par rapport à l'espace public et son cantonnement minimaliste dans l'espace privé.
Ces derniers temps, toute une littérature impressionniste sur l'islam s'est emparée de ces clichés et de faits divers (tournantes en banlieue, actes à caractère antisémite, affaires de voile à l'école...) pour démontrer précisément que la cohabitation de l'islam et de la République se soldera tôt ou tard par l'effondrement progressif de cette dernière et de son modèle d'assimilation. Marianne serait sur le point de tomber sous les coups de boutoir d'un islam conquérant ou, pire, de succomber au charme de prédicateurs charismatiques et de leurs zélés défenseurs non musulmans (sociologues, altermondialistes, militants des droits de l'homme...) !
L'observation attentive du vécu des populations d'origine musulmane en France nous conduit à récuser de telles affirmations qui tiennent davantage de l'incantatoire, d'un catéchisme politique que de l'analyse objective d'une réalité sociale certes contrastée mais bien réelle, à savoir la progressive acclimatation du fait islamique à une société à la fois largement sécularisée, quoique religieusement plurielle, et régie par des lois laïques déconnectées de toute métaphysique.
Bien que l'islam s'autodéfinisse comme la religion de l'unicité (de Dieu), force est pourtant de constater que dans la réalité pratique, la pluralité est de mise dans la façon qu'ont les musulmans de France de pratiquer leur religion comme de s'en distancier, de décliner leur appartenance à l'islam comme réalité confessionnelle ou de le résumer à un héritage culturel plus ou moins connecté à une identité ethnique diffuse.
IMPRESSIONNANTE PLURALISATION
N'en déplaise à tous ceux qui se réfèrent à un islam idéalisé (islam des Lumières, islam républicain...), comme à ceux qui s'accrochent au mythique islam des origines ou proposent un islam standardisé, l'islam est aujourd'hui, plus qu'hier, notamment dans l'Hexagone, confronté à une impressionnante pluralisation. Celle-ci se manifeste d'abord au plan des modalités sociales d'expression de la croyance (islam dévot, islam subjectif, islam ethnicisé...), de ses courants de pensée (piétisme, néo-orthodoxie, traditionalisme, modernisme, libéralisme...) sans oublier les stratégies d'intervention des musulmans dans la société (groupes restreints autocentrés, tissu associatif sociocentré, réseaux transnationaux). Loin donc d'être imperméables à toute dynamique de sécularisation, les musulmans de France sont eux-mêmes les acteurs de leur propre sécularisation en ce qu'ils sont amenés à redéfinir en permanence le sens de leur appartenance à l'islam.
L'organisation de cette religion au sein d'un système qui limite les possibilités d'intervention de la puissance publique en direction des cultes est l'autre volet du débat sur l'islam et la laïcité. Depuis la période coloniale jusqu'à nos jours, la laïcité fut vis-à-vis de l'islam souvent à géométrie variable. Pratiquée davantage à son encontre qu'à son profit ! Ainsi, dans l'Algérie coloniale, il s'agissait de maintenir coûte que coûte ce culte directement sous la tutelle financière et policière de l'Etat, pour se doter d'un islam docile et prévenir toute récupération par le courant réformiste. Après avoir des années durant sous-traité les affaires du culte à des puissances étrangères (Algérie), les pouvoirs publics ont durant la dernière décennie voulu reprendre l'initiative et pallier cette fois les tentatives artificielles de regroupements communautaires. La création du Conseil français du culte musulman (CFCM), en partenariat avec les grandes fédérations musulmanes de France, marque incontestablement une nouvelle étape. L'islam religieux dispose désormais d'une représentation nationale sur laquelle le gouvernement sait pouvoir s'appuyer, comme la crise des otages vient de le montrer.
Mais, loin de se cantonner à un rôle de garant de la liberté religieuse, la puissance publique s'est comportée en agent régulateur du paysage musulman national, cherchant à se ménager des représentants sur mesure.
Resurgit alors le vieux réflexe d'une mise sous tutelle d'une religion condamnée à être dépendante de l'Etat, le comble pour un Etat réputé laïque ! La logique laïque voudrait qu'à terme, cet organe devienne réellement autonome. Il appartiendrait alors aux fidèles de procéder directement à la désignation par élection de leurs représentants, en lieu et place d'un système hybride qui allie suffrage indirect, cooptation et intervention de la puissance publique.
Reste la question de l'interaction entre la normativité islamique et le droit étatique. Celle-ci, pour être effective, n'en est pas moins strictement limitée, d'une part, aux questions cultuelles et, d'autre part, aux problèmes délicats de statut personnel de quelques résidents étrangers. Les autres prescriptions légales islamiques relatives à l'organisation de la cité et de l'Etat ainsi que celles relatives au droit pénal n'étant en aucun cas applicables au contexte français, pas plus d'ailleurs qu'elles ne sont appliquées de façon systématique en contexte musulman.
En tant que droit interne de la collectivité musulmane, la seule part applicable en France de la législation islamique concerne les dispositions liées à l'organisation du culte (prière, aumône légale, abattage rituel...). En l'état actuel, il n'existe pas d'incompatibilité majeure entre ces règles et la législation cultuelle française. Tout au plus est-il parfois nécessaire de déroger, par exemple, à la réglementation européenne pour l'abattage rituel, ou de trouver des accommodements avec la législation de 1885 qui fait des cimetières des espaces publics et laïcisés pour créer des carrés musulmans. La législation cultuelle française n'est pas dans l'ensemble particulièrement discriminatoire par rapport à l'islam en général, c'est parfois sa non-application qui peut en revanche revêtir un caractère discriminatoire (construction de mosquées, aumôneries des établissements publics...).
L'incidence dans la vie quotidienne des musulmans de France de la législation islamique (shari'a et fiqh) demeure limitée et n'échappe pas à des tentatives de réinterprétation, voire de réécriture. Si une grande majorité des musulmans n'éprouvent pas le besoin de se référer mécaniquement à la normativité de l'islam pour trouver des solutions à leurs problèmes de tous les jours, d'autres n'en continuent pas moins de s'interroger sur la licéité de leurs actes dans un environnement non musulman. A l'exception de groupuscules radicaux enferrés dans une vision littéraliste et essentialiste du droit islamique, des décisionnaires ont suggéré de produire une orthodoxie minimale compatible avec l'environnement national, là où d'autres contournent la problématique du halal et du haram "licite" et "illicite" en privilégiant une relecture des finalités de la législation islamique sur la base d'un engagement citoyen en faveur d'un ordre social plus juste.
Si au plan doctrinal, il peut sembler anachronique que l'islam, en tant que système à la fois théologique, juridique voire socio-politique, pense l'idée de laïcité, il est en revanche acquis que les musulmans en France pensent eux déjà l'islam dans la laïcité.
Franck Frégosi est chercheur au CNRS. Il étudie notamment les processus d'institutionalisation, d'organisation et de gestion de l'islam en france et en europe. Il a publié Etre catholique en France aujourd'hui (Hachette, 1997) et La Formation des cadres religieux musulmans en France - Approches socio-juridiques (L'Harmattan, 1998).
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Le monde diplomatique
novembre 2002 Pages 14 et 15
DE L’ANTITERRORISME À LA GUERRE
L’insaisissable argent d’Al-Qaida
A la mi-octobre, le Council on Foreign Relations, un influent think-tank à New York, a publié un rapport intitulé « Le financement du terrorisme ». Ce texte met gravement en cause Riyad. « Il est temps, affirment les rédacteurs, de dire clairement ce que les officiels américains ont refusé jusqu’ici de dire : depuis des années, des personnes et des organisations charitables installées en Arabie saoudite ont été une source importante de financement pour Al-Qaida, et depuis des années les officiels saoudiens ont ignoré le problème. » Ce rapport confirme la détérioration des relations entre Washington et Riyad depuis le 11 septembre 2001. Mais il omet d’aborder une dimension majeure du problème, l’aide apportée durant de longues années par les Etats-Unis aux « combattants de la liberté » afghans, à leur lutte contre l’Union soviétique et la compromission de la CIA et de plusieurs dirigeants américains dans le financement d’activités clandestines douteuses.
Par John K. Cooley
Journaliste, auteur, notamment, de CIA et Jihad, une alliance désastreuse contre l’URSS, Autrement, Paris, 2002.
Si, officiellement, elle ne fait pas partie des efforts frénétiques de l’administration Bush pour endiguer le financement du réseau terroriste Al-Qaida, l’action « privée » en justice intentée par plus de cinq cents membres des familles des victimes et des survivants des attentats du 11 septembre 2001, pour un montant de plus de 1000 milliards de dollars, en est un des éléments. Elle témoigne également de la détérioration des relations entre Washington et le monde arabe, tout spécialement son allié de cinquante ans, l’Arabie saoudite.
Sont visés par cette action sept banques internationales, huit organisations caritatives et fondations islamiques avec leurs filiales, certains financiers individuels, le groupe saoudien de sociétés Ben Laden, trois princes saoudiens de rang élevé, et le gouvernement du Soudan. Tous sont accusés d’avoir financé Al-Qaida, M. Oussama Ben Laden et les talibans. L’objectif des familles et de leur pléiade d’avocats haut de gamme, exposé avec une rhétorique « patriotique » digne de celle du président George W. Bush et de son secrétaire à la défense, M. Donald Rumsfeld, est d’« exposer (...) les sinistres dessous des atrocités du 11 septembre, afin que les malfaisants n’aient plus nul abri pour se cacher et pour fuir leurs responsabilités (1) ».
La liste d’individus et d’organisations poursuivis semble provenir principalement du recensement des commanditaires supposés du terrorisme établi pour les services de renseignement français par un avocat parisien, Me Jean-Charles Brisard (2), et divulgué dans de nombreux pays occidentaux avant et après le 11 septembre 2001. Selon ce rapport, Al-Qaida a bénéficié du soutien financier direct ou indirect de quatre cents individus et de cinq cents sociétés et organisations à travers le monde. Parmi les ajouts notables à cette liste figurent le prince Sultan, ministre de la défense saoudien, et le prince Turki Al-Fayçal, ancien responsable des services de renseignement saoudiens. Entre 1979 et 1989, tous deux ont tenu un rôle décisif dans l’aide importante consacrée au djihad antisoviétique en Afghanistan, en collaboration avec la CIA et le Pakistan. Au cours des années 1990, les anciens du djihad, ainsi que ceux qu’ils avaient eux-mêmes formés se sont répandus à travers le monde islamique et l’Occident, jouant un rôle important dans le terrorisme.
Parmi les motifs de l’action américaine, il est fait état d’un lien entre les deux princes saoudiens et le djihad afghan, et par la suite Al-Qaida. On affirme qu’en 1998 le prince Turki aurait accepté de ne pas demander l’extradition de M. Ben Laden et d’autres membres d’Al-Qaida à l’Afghanistan, et qu’il aurait fourni une aide généreuse au régime des talibans, contre une promesse faite par M. Ben Laden que son organisation ne chercherait pas à subvertir le régime saoudien. Le prince Sultan est accusé d’avoir apporté au moins 6 millions de dollars depuis 1994 à quatre organisations caritatives qui financeraient Al-Qaida. Les plaignants passent évidemment sous silence l’implication du gouvernement américain dans la détermination de cette stratégie, aussi bien pendant le djihad que dans l’arrivée au pouvoir des talibans.
Cette action en justice a sérieusement nui aux relations saoudo-américaines, car elle est intervenue deux jours seulement après la fuite d’un document (briefing paper) préparé pour le Pentagone par un analyste de la Rand Corporation (3). Celui-ci, dans la rhétorique manichéenne qui caractérise l’ère du président Bush, accuse l’Arabie saoudite d’être le « noyau du mal ». Il conseille à l’administration de saisir les avoirs financiers saoudiens et de prendre le contrôle du pétrole de ce pays, car un régime naguère allié aurait fait volte-face pour devenir l’« ennemi » des Etats-Unis.
Retrait des capitaux arabes ?
Malgré les démentis de la Maison Blanche, la presse saoudienne exprime ses craintes de voir geler ou saisir les avoirs saoudiens aux Etats-Unis, qui se montent à des centaines de milliards de dollars. M. Youssef Ibrahim, membre du Council on Foreign Relations, affirme que des contrôles récemment effectués sur les comptes de dizaines de sociétés et d’individus saoudiens soupçonnés de financer Al-Qaida auraient tellement inquiété les hommes d’affaires et banquiers saoudiens qu’ils auraient retiré au moins 200 milliards de dollars des Etats-Unis au cours des derniers mois. Les investisseurs saoudiens et arabes transféreraient en Europe leurs liquidités et leurs avoirs bancaires, actions, bons du Trésor et biens fonciers.
Ces informations sont toutefois accueillies avec scepticisme. L’économiste Steve Englander, de Citibank, affirme : « Nous sommes loin d’être convaincus. Les chiffres cités sont énormes, près de la moitié du déficit américain des comptes courants. L’euro ne serait pas à 0,98 dollar si cela s’était produit. » Le prince saoudien Al-Walid Ben Talal, l’investisseur saoudien le plus important dans le secteur privé américain, dira qu’il a « l’intention de conserver tous ses investissements aux Etats-Unis ». En revanche, M. Bishr Bakheet, dirigeant de Bakheet Financial Advisors, affirmera que « des sommes considérables » se seraient effectivement déplacées vers l’Europe, le Japon et le Proche-Orient.
Le rapport Brisard, comme d’autres enquêtes, gouvernementales ou privées, consécutives aux attentats du 11 septembre 2001, ainsi que les procès en cours révèlent que l’infrastructure financière d’Al-Qaida ressemble à une holding. Il y aurait un centre de décision avec des centaines de succursales et un nombre encore plus important de sous-traitants répartis à travers le monde. La liste des entités concernées couvre un large éventail, qui va de l’islamiste fanatique au banquier renommé et respectable, comme à d’autres hommes d’affaires ou sociétés.
Le 24 septembre 2001, le président Bush « lance une frappe » - comme il dit - « contre la base financière du réseau global de la terreur ». Il annonce le gel des avoirs de vingt-sept organisations et individus soupçonnés d’entretenir des liens avec M. Ben Laden. Depuis cette date, la liste est devenue encore plus longue que celle du rapport Brisard. Sous la pression américaine, le Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) votera plusieurs résolutions appelant les nations à priver les réseaux terroristes de tout soutien financier et logistique.
En octobre 2001, le Congrès vote dans la précipitation la loi appelée USA Patriot Act. Elle permet au FBI et à d’autres services de police de multiplier les écoutes téléphoniques, d’allonger les gardes à vue, d’espionner les avocats et d’autres empiétements sur les droits civiques des Américains, mesures justifiées surtout par la nécessité de mettre au jour le financement d’Al-Qaida.
De la tanzanite à la « hawala »
La nouvelle réglementation financière de cette loi fourre-tout prohibe les comptes anonymes sur tout le territoire américain. Elle interdit aux banques américaines et aux sociétés de courtage d’accepter de l’argent d’une banque écran située dans une île offshore et dont la seule raison d’être est de permettre au client d’échapper aux contrôles en n’ayant aucun lien direct avec une banque réglementée.
Fin 2001, les avoirs gelés par le gouvernement aux Etats-Unis et ailleurs se montent à plus de 112 millions de dollars. Mais, malgré le vote par les Nations unies en janvier 2002 de la résolution numéro 1390, qui étend les actions contre Al-Qaida au monde entier, un rapport publié en août 2002 par les spécialistes de l’ONU montre qu’à peine 10 millions de dollars supplémentaires auront été identifiés et gelés.
Les auteurs du rapport constatent l’insuffisance des efforts du Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI), créé en 1989 pour combattre le blanchiment, qu’il soit le fait de terroristes, d’escrocs, de trafiquants des différentes mafias, et relancé depuis le 11 septembre 2001 sous pression américaine. Car les commanditaires de M. Ben Laden au Maghreb, au Proche-Orient et en Asie continueraient de gérer au moins 30 millions de dollars pour le compte d’Al-Qaida (certains analystes avancent des estimations dix fois plus importantes). Ces avoirs seraient détenus à l’île Maurice, à Singapour, en Malaisie, aux Philippines et à Panama. D’autres comptes sont aussi ouverts par des clients fictifs à Dubaï, Hongkong, Londres et Vienne. Le rapport onusien estime que près de 16 millions de dollars en dons « caritatifs » recueillis par le réseau ont échappé aux contrôles et aux mesures de répression (4).
Si les rapports officiels n’en font état qu’en termes voilés, il est confirmé par des enquêteurs privés que les recherches qu’ils mènent, sous la houlette du Trésor américain et du FBI, se heurtent à la conversion des réserves d’Al-Qaida en avoirs fongibles et tangibles. Il s’agit de l’or ou des pierres précieuses, surtout les diamants, faciles à faire passer en contrebande. Ils se heurtent aussi au système traditionnel de transfert de fonds, la hawala (appelé également hundi au Pakistan et en Afghanistan, chop en Chine). Des sommes de toutes importances se déplacent sur simple appel téléphonique avec échange de mots-codes convenus. Ce qui ne laisse aucune trace : ni papier ni piste électronique. Au bout de quelques mois, ces correspondants règlent leurs comptes entre eux, toujours sans trace écrite.
Début septembre 2002, le Washington Post annonce que des dirigeants d’Al-Qaida et des talibans ont fait transiter de l’or du Pakistan au Soudan, via les Emirats arabes unis et l’Iran. La route suivie était celle de la contrebande traditionnelle entre Karachi et Dubaï ou l’Iran, utilisant des dhows arabes ou d’autres petites embarcations, et ensuite des avions charters jusqu’à Khartoum. M. Ben Laden, qui a vécu, travaillé et investi son argent au Soudan de 1991 à 1996 tout en y dirigeant l’entraînement de terroristes, conserve encore beaucoup de contacts dans les milieux d’affaires de ce pays. Les services de renseignement et les autorités militaires occidentaux, comme les quelques centaines d’hommes des forces spéciales américaines débarquées en septembre à Djibouti, surveillent de près les côtes de la Somalie et plus généralement la région de la mer Rouge.
D’autres rapports d’enquête évoquent le commerce de l’opium, cultivé en Afghanistan et vendu contre de l’or. Au cours de la guerre d’Afghanistan de 1979-1989, la culture et le commerce de l’opium sont encouragés par la CIA et l’ISI (les services de renseignement pakistanais), pour aider au financement des combats et pour affaiblir les forces soviétiques en diffusant parmi elles la drogue. Cet héritage de la guerre perdurera : selon des hommes d’affaires pakistanais, les talibans et Al-Qaida auraient envoyé depuis Karachi d’importantes quantités d’or, fruit de la vente de l’opium aux trafiquants de l’Asie centrale.
Des responsables des services de renseignement européens affirment que certains des charters utilisés pour convoyer de l’or et d’autres cargaisons pour le compte des talibans et d’Al-Qaida appartiendraient à M. Victor Bout, marchand de canons russe dont on prétend qu’il possède une flottille de plus de cinquante avions personnels basés aux Emirats arabes unis. Les responsables américains considèrent M. Bout comme « le plus gros marchand de canons au monde », dont les vastes activités remontent au transport d’armes et de médicaments pour les talibans quand ceux-ci gouvernaient l’Afghanistan (5). En août 2002, le groupe de surveillance des Nations unies annonce son intention de « visiter des Etats du Golfe et de l’Asie du Sud-Est pour discuter (...) du moyen de mettre en oeuvre des régulations et des contrôles (...) sur l’important commerce d’or et de diamants échappant à toute réglementation (6) ».
A en croire d’importantes sociétés de bijouterie, telles que la Zale Corporation ou Tiffany et Cie, une pierre bleue nommée tanzanite, dont la valeur équivaut à celle du diamant et que l’on extrait uniquement dans la région du mont Kilimandjaro, en Tanzanie, est l’une des dernières venues parmi les matières précieuses dont Al-Qaida se sert en lieu et place de devises. Début 2002, la Zale, imitée par certains concurrents, décide d’arrêter la vente de la tanzanite et de la retirer de ses magasins. Don Christian, de PricewaterhouseCoopers, estime que « 90 % de la tanzanite extraite du sol tanzanien sort du pays en contrebande pour être vendue sur les marchés de pierres précieuses et dans les zones franches de Dubaï, Hongkong, Bangkok, etc. ». Don Christian affirme aussi que ce commerce semble être « une source de capitaux et de financements associée à des sociétés ou pseudo-sociétés du réseau Al-Qaida (7) ».
Ce n’est que depuis cet été que les enquêteurs commencent lentement à prendre en compte l’autre principale voie d’échanges financiers d’Al-Qaida : le système traditionnel de la hawala. En mars 2002, le secrétaire au Trésor américain Paul O’Neill débarque dans le Golfe avec un détachement de justiciers. Il cherche à comprendre, si possible, comment la hawala, fonctionnant entre Dubaï, l’Asie du Sud et le reste du monde, a pu servir à financer les kamikazes du 11 septembre et d’autres opérations d’Al-Qaida. Naturellement, pas un seul commerçant des souks de Dubaï, pas un seul banquier ou trader admettra seulement connaître le fonctionnement de la hawala, encore moins son implication personnelle dans le système.
Dispute judiciaire à Londres
Les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et d’autres ont promis de mettre en place une législation visant à réglementer leurs secteurs de « transferts informels d’argent », et certains l’ont fait, y compris Dubaï. D’autres, notamment le Koweït, ont réglementé les transferts effectués ou reçus par les organisations caritatives à travers des bureaux de change, mais peu d’efforts ont été faits pour faire respecter ces lois. Il existe si peu de spécialistes de la hawala qu’un seul ancien policier britannique s’est rendu par trois fois à Washington pour mettre les enquêteurs américains au courant du système.
Le GAFI et ses bailleurs de fonds américains connaîtront quelques succès locaux, surtout lorsque les fonds pour Al-Qaida seront passés par les voies habituelles bancaires et électroniques et auront donc laissé des traces. En témoignent les certificats de « bonne conduite » délivrés cette année à Israël, à un paradis fiscal des Caraïbes, Saint Kitt and Nevis, et au Liban. Moscou a connu une grosse déception, le 18 juin 2002, quand M. Sergueï Osipov, vice-président de la commission russe de contrôle financier, a admis que le GAFI maintenait la Russie sur la liste de « surveillance accrue » (enhanced scrutiny) jusqu’à nouvel ordre.
Le retournement du 11 octobre 2002 n’en est que plus significatif. En pleine bataille au Conseil de sécurité sur l’exigence américaine d’un feu vert à la guerre contre l’Irak, la Russie, membre du conseil et détentrice d’un droit de veto, s’est vue « miraculeusement » rayée de la « liste grise » du GAFI. Il est vrai qu’en février 2002 elle avait créé un nouveau groupe de surveillance financière pour enquêter sur des centaines de dossiers supposés en rapport avec le terrorisme. la Russie rayée (en même temps que la Dominique, Niue, les îles Marshall), la « liste grise » du GAFI inclut, à la date d’octobre 2002, les îles Cook, l’Egypte, la Grenade, le Guatemala, l’Indonésie - où de nombreuses personnes soupçonnées ou accusées de participation ou de soutien aux activité terroristes d’Al-Qaida sont en état d’arrestation -, Myanmar, Nauru, le Nigeria, les Philippines, Saint Vincent et les îles Grenadines, et l’Ukraine.
Mais le pistage des finances d’Al-Qaida est freiné par une dispute entre le GAFI et le Fonds monétaire international (FMI). Bien que le FMI collabore, à la fois officiellement et officieusement, avec le GAFI, plusieurs membres du conseil d’administration du Fonds prétendent que le rapport de l’ONU apporte une nouvelle preuve que le GAFI a puni les plus pauvres et exonéré les plus riches, comme la Suisse. D’un autre côté, les agents du Trésor et du FBI ont été spécialement irrités par l’exigence du FMI d’un moratoire d’un an qui interdit l’ajout de nouveaux pays à la liste, ainsi que par ses tentatives d’empêcher le GAFI d’enquêter sur les systèmes judiciaires et policiers des pays entretenant des liens connus ou supposés avec Al-Qaida (8).
A l’automne 2002, les enquêtes sur Al-Qaida ont connu quelques avancées. Des agents de la douane de Detroit ont interpellé M. Omar Shishani, Tchétchène d’origine jordanienne, porteur d’un passeport américain, arrivé d’Indonésie avec 12millions de dollars en chèques soigneusement contrefaits. La police pakistanaise arrêtera peu après plusieurs membres présumés d’Al-Qaida à Karachi. L’un d’eux, un Soudanais, Cheikh Ahmed Salim, est soupçonné d’être le conseiller financier de M. Ben Laden depuis le séjour de celui-ci à Khartoum.
Plus significatif pour les enquêteurs est la dispute judiciaire en cours à Londres. La Haute Cour britannique a donné ordre au Trésor royal de rendre publics des documents concernant la fermeture en 1991 par la Banque d’Angleterre de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI), pour cause d’activités frauduleuses. A la fin d’octobre, la « vieille dame » n’avait pas répondu publiquement.
La BCCI a joué un rôle secret, encore largement méconnu dans le financement du djihad afghan de 1979-1989. Le fondateur de cette banque, M. Hassan Agha Abedi, d’origine pakistanaise, est devenu l’ami du président James Carter, dont l’administration avait lancé le djihad, et de Mme Margaret Thatcher, qui l’a soutenu avec autant d’enthousiasme (surtout sous le règne de son ami, M. Ronald Reagan) que M. Anthony Blair soutient la campagne de M. George W. Bush contre l’Irak. Feu William Casey, premier directeur de la CIA nommé par M. Ronald Reagan, établira les contacts avec la banque. Plus tard, son successeur, M. Robert Gates, qualifiera la BCCI de « Bank of Crooks and Criminals International ».
La CIA avait longtemps ouvert des comptes secrets auprès des banques étrangères douteuses. Le gouvernement saoudien, même avant le djihad afghan, y déposera des fonds secrets pour des causes comme les contras nicaraguayennes et l’Unita en Angola. Des enquêtes menées par Time, Newsweek, ABC News et d’autres apporteront la preuve de sommes versées à des informateurs et des éléments directement impliqués dans le djihad afghan puis aux parrains des talibans et d’Al-Qaida par le biais de la succursale BCCI de Cromwell Road à Londres, ainsi que d’autres guichets au Pakistan.
Des complicités américaines
Ce que Washington et ses alliés dévoués au sein du gouvernement Blair craignent de voir dévoiler, ce sont de nouvelles preuves des complicités financières du plus haut niveau dont Al-Qaida aurait bénéficié, y compris à l’époque où M. Ben Laden aménageait en Afghanistan les campements, bunkers et autres grottes détruites par les bombes américaines au cours de la « guerre contre la terreur ».
En 1993, au grand soulagement de toutes les parties concernées, un jury américain acquittera M. Clark Clifford, 85 ans, conseiller de tous les présidents américains depuis Harry Truman, et son associé, l’avocat Robert Altman, dans l’affaire de la BCCI et de son partenaire américain, First American Bankshares. Le dossier sera refermé sans la moindre atteinte à l’honneur de ces deux Américains « respectables », et sans que soient révélés les liens conduisant du djihad à Al-Qaida, qui sont peut-être décrits dans les documents détenus par la Banque d’Angleterre.
L’actuel dilemme de l’administration Bush, alors que la campagne contre le financement d’Al-Qaida est au point mort, est le suivant : si l’on passe au crible les activités des banques et autres institutions financières islamiques, les Etats-Unis risquent de s’aliéner des régimes au Proche-Orient dont ils ont besoin, à la fois pour la poursuite d’Al-Qaida et la campagne contre le président Saddam Hussein.
Le sénateur Paul Sarbanes, président de la commission bancaire du Sénat américain, faisait remarquer, après le vote de l’USA Patriot Act, que cet amas de législation répressive comporte de sérieuses lacunes. D’abord, un nouveau client étranger d’une banque, qui pourrait être lié à M. Ben Laden, a littéralement le pouvoir d’« enquêter sur lui-même » en signant un certificat comme quoi il ne représente pas une société écran d’une « coquille vide ». Ensuite, que les règles du Trésor autorisent une banque américaine à accepter des dépôts provenant d’une banque offshore si un quart seulement des parts de celle-ci sont détenues par une banque réelle, et non par une « coquille vide » anonyme. Cela pourrait laisser passer des sociétés entières, ou tout au moins leurs filiales offshore, à travers les trous de la législation (9).
Longtemps après que les soldats américains auront quitté l’Afghanistan, et certainement sous la présidence des successeurs immédiats de M. Bush, les enquêteurs poursuivront ce qui promet d’être une chasse sans fin des avoirs d’Al-Qaida et des groupes similaires. Mais que feront ceux qui dirigent ces enquêteurs quand ils tomberont sur un dictateur proaméricain, sur un homme d’Etat au-dessus de tout soupçon comme M. Clark Clifford, ou sur un ponte du Parti républicain ?
John K. Cooley.
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(1) Thomas E. Burnett, père d’un des passagers du vol UA 93, dirigé vers la Maison Blanche ou le Capitole, mais qui s’est écrasé en Pennsylvanie après que les passagers ont attaqué les pirates. Propos cités par PR Newswire, United Business Media, New York, 15 août 2002.
(2) Cf. Jean-Charles Brisard et Guillaume Dasquié, Ben Laden, la vérité interdite, Denoël, coll. « Impacts », Paris, 2001.
(3) New York Times, 23 septembre 2002.
(4) The Financial Times, Londres, 20 août 2002.
(5) AFP, Washington DC, 3 septembre 2002 ; entretiens particuliers de l’auteur, été 2002.
(6) American Metal Market (journal corporatif), New York, 30 mai, 2002.
(7) « Business Unusual », émission de CNN, 15 janvier et 3 septembre 2002.
(8) « US terror fund drive stalls », BBC en ligne, 3 septembre, 2002.
(9) Lawrence Malkin, Yuval Eelizur, « Terrorism’s Money Trail », World Policy Journal, Cambridge (Etats-Unis), mars 2002.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | novembre 2002 | Pages 14 et 15
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/11/COOLEY/17145
Asie : trois zones sous tension
LE MONDE | 10.09.04 |
Le Pakistan, le sud-est asiatique, et peut-être la Chine de l'ouest.
L'Asie comporte trois foyers principaux d'agitation islamiste à vocation "terroriste" ou qualifiés comme tels par les gouvernements.
Sous-continent indien. Le Pakistan n'a pas tourné la page de l'extrémisme islamiste, antiaméricain et anti-occidental, en dépit de son alignement officiel sur Washington dans la crise qui a suivi le 11 septembre 2001. Le général Pervez Moucharraf, chef de l'Etat, a, certes, engagé des forces militaires importantes dans des opérations de harcèlement contre les groupes extrémistes locaux et d'éléments étrangers soupçonnés d'appartenir à Al-Qaida dans la zone tribale du Sud-Waziristan, frontalière de l'Afghanistan. Mais ces opérations, appuyées par le renseignement américain, auraient eu pour principal effet, selon le président lui-même, de disperser les "terroristes" dans les villes, où ont été opérées la plupart des arrestations de membres importants d'Al-Qaida ces derniers temps.
Sur le plan de la doctrine politique, le "djihad" est toujours à l'ordre du jour à Islamabad dans la mesure où le "pays des Purs", sans prôner un conflit avec l'Occident, n'y a pas pour autant renoncé dans sa querelle avec l'Inde à propos du Cachemire. Cela suffit à entretenir un irrédentisme militant dont les orateurs sont, à l'occasion, punis, mais pas pour leurs appels à la guerre sainte.
Le terreau est riche : des milliers d'écoles coraniques fonctionnent en parfaite impunité, enseignant à au moins 1,5 million de jeunes Pakistanais les principes religieux extrêmes, dont une bonne part relève de la haine de l'Amérique et de l'Occident.
Asie du Sud-Est. L'attentat, le 12 octobre 2002, qui a coûté la vie à plus de 200 personnes, dont plus d'un tiers de touristes australiens, dans ce qui finissait d'être le "paradis tropical" de Bali, a révélé, en Asie du Sud-Est, six mois avant le Maroc (Casablanca, 16 mai 2003), la première "métastase" d'Al-Qaida. Le réseau de la Jemaah Islamiyah (JI) a été rendu responsable de cet attentat, puis de celui contre l'hôtel américain JW Marriott à Djakarta (5 août 2003), et est fortement soupçonné d'être derrière celui du jeudi 9 septembre contre l'ambassade australienne à Djakarta. Il a donné naissance à l'appellation de ces "sociétés en franchise" du terrorisme d'Al-Qaida : un réseau très informel, implanté localement, qui ne prend pas ses ordres du "centre historique" d'Oussama Ben Laden, mais s'en inspire et bénéficie de certains contacts. Le réseau s'étendrait dans l'ensemble islamisé de l'Asie du Sud-Est, c'est-à-dire le monde insulaire qui va du sud de la Thaïlande, à l'ouest, aux Philippines méridionales, à l'est - mais surtout dans cet archipel indonésien aux 220 millions d'habitants, dont 85 % de musulmans, premier pays d'islam au monde par le nombre.
Là, il est question, pour certains, de reconstituer un mythique califat du Grand Est, dont se réclament aussi, d'ailleurs, quand cela les arrange, bandits des mers et de grands chemins. Mais cette référence historique repose plus sur des légendes que sur des faits réels - hormis celui que la conquête catholique espagnole des Philippines, à partir de 1565, avait privé l'islam d'une tête de pont dans la région. C'est aux Philippines, selon l'ancien président Fidel Ramos, que fut mise au jour, lors de la visite du pape en janvier 1995, la première tentative d'attaque contre un site symbolique (le terrain où Jean Paul II devait dire une messe) au moyen d'avions civils détournés, sept ans avant le 11-Septembre.
Les attentats ont contraint les pays d'Asie du Sud-Est à se pencher sur leur sécurité, un domaine dans lequel ils avaient toujours hésité à s'investir en raison des susceptibilités nationales héritées de l'Histoire. Et, pour certains, à amorcer une réflexion : l'ancien vice-premier ministre de Malaisie, Anwar Ibrahim, qui vient d'être libéré après six ans de prison pour cause de disgrâce politique, reconnaît à présent (dans un entretien accordé au New York Times, 7 septembre 2004) que les responsables musulmans modernes ont leur part de responsabilité dans les tensions avec le monde "judéo-chrétien". La Malaisie est le seul Etat du Sud-Est asiatique à exiger une autorisation de visite de son ministère de l'intérieur pour les titulaires de passeports israéliens, en l'absence de relations diplomatiques.
Chine. Y a-t-il ou non "franchise terroriste"? Pékin jure que oui, depuis le 11-Septembre. Des attaques à la bombe dans sa lointaine province occidentale du Xinjiang, peuplée de turcophones ouighours sunnites, quelques attentats du même ordre jusque dans la capitale, viendraient confirmer cette analyse : "Al-Qaida" serait infiltrée dans le sous-pays musulman de Chine à la faveur des contacts croissants avec le monde extérieur (les voisins d'Asie centrale désoviétisés, le Moyen-Orient...).
En fait, le gouvernement chinois a sauté bien trop vite sur l'aubaine (à ses yeux) du 11-Septembre pour être crédible sur ce point. Criant au "terrorisme international", Pékin a argué d'une menace fusionnant avec l'irrédentisme légendaire du Xinjiang. On en entend en effet épisodiquement l'écho jusqu'à Ankara (encore que les quelques grands activistes en Turquie ou ailleurs aient, ces deniers temps, atténué leur langage). Mais on voit bien, en même temps, les autorités chinoises justifier par la même occasion une campagne idéologique visant à faire taire toute revendication autonomiste, au prix des armes s'il le faut - tout en restant bien en cour à Washington.
Francis Deron
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
vendredi 10 Septembre 2004
Caucase : la menace d'un embrasement
LE MONDE | 10.09.04
Les peuples de cette région subissent les effets d'un chômage massif, de la corruption, de l'autoritarisme et de l'insécurité.
A l'automne 1999, au lendemain de l'incursion armée du chef de guerre tchétchène Chamil Bassaïev dans la république caucasienne du Daghestan et alors que la Russie vient de connaître une vague d'attentats sans précédent (300 morts), Vladimir Poutine, à l'époque premier ministre, déclare la guerre aux terroristes, qu'il promet de "buter jusque dans les chiottes". La tête de l'"émir" Bassaeïv est mise à prix, pour un million de dollars. La seconde guerre tchétchène est lancée. Il faudra quatre mois à l'armée russe pour raser Grozny. Six ans et des dizaines de milliers de morts plus tard, les auteurs des attentats de 1999 n'ont toujours pas été retrouvés mais deux des députés russes qui enquêtaient de façon non officielle sur le sujet sont décédés de mort violente.
Pour l'heure, l'"émir" Bassaïev court toujours dans les montagnes du sud tchétchène.
C'est pourtant bien lui que les services russes (FSB, ex-KGB) désignent aujourd'hui comme le principal instigateur des attentats qui ont endeuillé la Russie (627 morts), promettant 10 millions de dollars pour sa capture, mort ou vif. Prompt à jeter en prison le magnat du pétrole Mikhaïl Khodorkovski, le FSB n'a, semble-t-il, pas eu le même bonheur avec Chamil Bassaïev, dont la capacité à frapper des objectifs civils est restée intacte. Malgré la présence de dizaines de milliers de soldats russes sur le sol tchétchène, les armes et les postes de contrôle en pagaille, c'est apparemment sans encombre que le commando a pu s'emparer des écoliers de Beslan le 1er septembre.
Depuis près de dix ans - de la prise en otage de l'hôpital de Boudionnovsk en juin 1995 (166 morts) jusqu'à la vendetta opérée en Ingouchie le 21 juin 2004 (90 morts) - le même scénario perdure qui permet à des commandos motorisés et lourdement armés de se déplacer comme ils le veulent dans la région et au-delà, jusqu'au cœur même de la Russie (prise d'otages du théâtre moscovite de la Doubrovka en octobre 2002). Face à cette réalité, la ritournelle du Kremlin, qui promet un nouveau tour de vis, décuple la prime sur Bassaïev, montre du doigt la nébuleuse terroriste mondiale tout en refusant de voir l'échec de sa politique dans le Caucase, laisse pantois. Combien de temps encore cette ligne est-elle tenable face à une population qui vit désormais dans la peur et dans l'attente du "prochain attentat", comme l'écrivaient les Izvestiia, au lendemain du drame de Beslan ?
Mais un autre danger menace, celui de voir tout le nord du Caucase s'embraser. Combien de temps les Ossètes, qui ont perdu leurs enfants à Beslan, resteront sourds aux appels de la "dette de sang" (la loi du talion) qui reste la règle d'or dans tout le Caucase ? Combien de temps encore les autres peuples de cette mosaïque accepteront-ils de subir la corruption et l'autoritarisme des pouvoirs locaux, le chômage, le délitement économique ? Parmi les plus pauvres de Russie, les régions du Caucase connaissent ces dernières années un développement économique zéro, une décomposition du tissu social, le tout sur fond de boom sans précédent de l'édification des mosquées. En outre, une quantité impressionnante d'armes y circule tandis que la corruption est endémique et l'insécurité croissante.
Plus inquiétant encore, les plus radicaux des nationalistes tchétchènes sont devenus les plus visibles, aux dépens des modérés, tel Aslan Maskhadov, dont la tête vient d'être estimée à 10 millions de dollars, à égalité avec Bassaïev. L'ancien président tchétchène, élu en 1997 sous l'égide de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), a eu beau condamner la prise d'otages de Beslan, proposant même sa médiation, rien n'y a fait, il a définitivement été rejeté dans le camp du mal. Autre modéré, Rouslan Aouchev, l'ancien président ingouche, très respecté dans toute la région, a été lui aussi écarté, jugé trop indépendant par le Kremlin qui lui a préféré Mourat Ziazikov, un général falot du FSB, mis à la tête de l'Ingouchie il y a deux ans.
Assénée par le président russe à un groupe de journalistes étrangers au lendemain du drame de Beslan, l'intention de "rechercher un dialogue avec la société civile tchétchène" fait sourire. Si le locataire du Kremlin dit souhaiter "attirer le plus de gens divers possibles" dans le "processus électoral" soi-disant en cours dans la région, pourquoi donc a-t-il écarté Malik Saidoullaiev, un homme d'affaires tchétchène, personnalité respectée sur le territoire de la petite république, du simulacre d'élection présidentielle du 29 août ? A y regarder d'un peu plus près, le tropisme du Kremlin pour les radicaux n'est pas nouveau. Ainsi c'est à Chamil Bassaïev, le plus radical des chefs tchétchènes, que Boris Berezovski, à l'époque secrétaire du Conseil russe de sécurité, remettra en 1996 un million de dollars - en liquide -, officiellement pour la construction d'une usine de ciment. Plus généralement, l'éminence grise du Kremlin se montra, ces années-là, particulièrement généreux avec les chefs de bande, accédant à leurs demandes, réglant les rançons rubis sur l'ongle, allant jusqu'à payer en plus les kidnappeurs pour empêcher la libération des captifs au cas où elle ne passerait pas par lui. Boris Berezovski était alors au mieux avec l'islamiste Movladi Oudougov, réfugié dans les Emirats dès le déclenchement de la seconde guerre russo-tchétchène.
Travaillée par des processus qui semblent hors d'atteinte du Kremlin, la "montagne des peuples" n'a sans doute pas fini de livrer ses remugles de misère, de sang, et de barbarie. A trop souffler sur les braises, la direction politique russe pourrait bien se retrouver prisonnière de sa politique inconséquente au Caucase. "Quand on a chevauché le tigre, il faut savoir en descendre", dit un proverbe chinois. L'adage vaut aussi pour un autre éradicateur, le président de l'Ouzbékistan Islam Karimov, dont la politique de répression à tout va envers les "terroristes islamistes" du Hizb Ut-Tahir s'est avérée impuissante à contenir l'escalade des attentats (attaques armées et explosions fin mars 2004, 47 morts ; attaques-suicides fin juillet, 2 morts).
Marie Jégo
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Caucase : la menace d'un embrasement
LE MONDE | 10.09.04
Les peuples de cette région subissent les effets d'un chômage massif, de la corruption, de l'autoritarisme et de l'insécurité.
A l'automne 1999, au lendemain de l'incursion armée du chef de guerre tchétchène Chamil Bassaïev dans la république caucasienne du Daghestan et alors que la Russie vient de connaître une vague d'attentats sans précédent (300 morts), Vladimir Poutine, à l'époque premier ministre, déclare la guerre aux terroristes, qu'il promet de "buter jusque dans les chiottes". La tête de l'"émir" Bassaeïv est mise à prix, pour un million de dollars. La seconde guerre tchétchène est lancée. Il faudra quatre mois à l'armée russe pour raser Grozny. Six ans et des dizaines de milliers de morts plus tard, les auteurs des attentats de 1999 n'ont toujours pas été retrouvés mais deux des députés russes qui enquêtaient de façon non officielle sur le sujet sont décédés de mort violente.
Pour l'heure, l'"émir" Bassaïev court toujours dans les montagnes du sud tchétchène.
C'est pourtant bien lui que les services russes (FSB, ex-KGB) désignent aujourd'hui comme le principal instigateur des attentats qui ont endeuillé la Russie (627 morts), promettant 10 millions de dollars pour sa capture, mort ou vif. Prompt à jeter en prison le magnat du pétrole Mikhaïl Khodorkovski, le FSB n'a, semble-t-il, pas eu le même bonheur avec Chamil Bassaïev, dont la capacité à frapper des objectifs civils est restée intacte. Malgré la présence de dizaines de milliers de soldats russes sur le sol tchétchène, les armes et les postes de contrôle en pagaille, c'est apparemment sans encombre que le commando a pu s'emparer des écoliers de Beslan le 1er septembre.
Depuis près de dix ans - de la prise en otage de l'hôpital de Boudionnovsk en juin 1995 (166 morts) jusqu'à la vendetta opérée en Ingouchie le 21 juin 2004 (90 morts) - le même scénario perdure qui permet à des commandos motorisés et lourdement armés de se déplacer comme ils le veulent dans la région et au-delà, jusqu'au cœur même de la Russie (prise d'otages du théâtre moscovite de la Doubrovka en octobre 2002). Face à cette réalité, la ritournelle du Kremlin, qui promet un nouveau tour de vis, décuple la prime sur Bassaïev, montre du doigt la nébuleuse terroriste mondiale tout en refusant de voir l'échec de sa politique dans le Caucase, laisse pantois. Combien de temps encore cette ligne est-elle tenable face à une population qui vit désormais dans la peur et dans l'attente du "prochain attentat", comme l'écrivaient les Izvestiia, au lendemain du drame de Beslan ?
Mais un autre danger menace, celui de voir tout le nord du Caucase s'embraser. Combien de temps les Ossètes, qui ont perdu leurs enfants à Beslan, resteront sourds aux appels de la "dette de sang" (la loi du talion) qui reste la règle d'or dans tout le Caucase ? Combien de temps encore les autres peuples de cette mosaïque accepteront-ils de subir la corruption et l'autoritarisme des pouvoirs locaux, le chômage, le délitement économique ? Parmi les plus pauvres de Russie, les régions du Caucase connaissent ces dernières années un développement économique zéro, une décomposition du tissu social, le tout sur fond de boom sans précédent de l'édification des mosquées. En outre, une quantité impressionnante d'armes y circule tandis que la corruption est endémique et l'insécurité croissante.
Plus inquiétant encore, les plus radicaux des nationalistes tchétchènes sont devenus les plus visibles, aux dépens des modérés, tel Aslan Maskhadov, dont la tête vient d'être estimée à 10 millions de dollars, à égalité avec Bassaïev. L'ancien président tchétchène, élu en 1997 sous l'égide de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), a eu beau condamner la prise d'otages de Beslan, proposant même sa médiation, rien n'y a fait, il a définitivement été rejeté dans le camp du mal. Autre modéré, Rouslan Aouchev, l'ancien président ingouche, très respecté dans toute la région, a été lui aussi écarté, jugé trop indépendant par le Kremlin qui lui a préféré Mourat Ziazikov, un général falot du FSB, mis à la tête de l'Ingouchie il y a deux ans.
Assénée par le président russe à un groupe de journalistes étrangers au lendemain du drame de Beslan, l'intention de "rechercher un dialogue avec la société civile tchétchène" fait sourire. Si le locataire du Kremlin dit souhaiter "attirer le plus de gens divers possibles" dans le "processus électoral" soi-disant en cours dans la région, pourquoi donc a-t-il écarté Malik Saidoullaiev, un homme d'affaires tchétchène, personnalité respectée sur le territoire de la petite république, du simulacre d'élection présidentielle du 29 août ? A y regarder d'un peu plus près, le tropisme du Kremlin pour les radicaux n'est pas nouveau. Ainsi c'est à Chamil Bassaïev, le plus radical des chefs tchétchènes, que Boris Berezovski, à l'époque secrétaire du Conseil russe de sécurité, remettra en 1996 un million de dollars - en liquide -, officiellement pour la construction d'une usine de ciment. Plus généralement, l'éminence grise du Kremlin se montra, ces années-là, particulièrement généreux avec les chefs de bande, accédant à leurs demandes, réglant les rançons rubis sur l'ongle, allant jusqu'à payer en plus les kidnappeurs pour empêcher la libération des captifs au cas où elle ne passerait pas par lui. Boris Berezovski était alors au mieux avec l'islamiste Movladi Oudougov, réfugié dans les Emirats dès le déclenchement de la seconde guerre russo-tchétchène.
Travaillée par des processus qui semblent hors d'atteinte du Kremlin, la "montagne des peuples" n'a sans doute pas fini de livrer ses remugles de misère, de sang, et de barbarie. A trop souffler sur les braises, la direction politique russe pourrait bien se retrouver prisonnière de sa politique inconséquente au Caucase. "Quand on a chevauché le tigre, il faut savoir en descendre", dit un proverbe chinois. L'adage vaut aussi pour un autre éradicateur, le président de l'Ouzbékistan Islam Karimov, dont la politique de répression à tout va envers les "terroristes islamistes" du Hizb Ut-Tahir s'est avérée impuissante à contenir l'escalade des attentats (attaques armées et explosions fin mars 2004, 47 morts ; attaques-suicides fin juillet, 2 morts).
Marie Jégo
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
L'infinie complexité des groupes radicaux irakiens
LE MONDE | 10.09.04
Les multiples nébuleuses intégristes à l'œuvre en irak sont particulièrement difficiles à cerner.
Le répertoire semble illimité des appellations dont se drapent les groupes qui, en Irak, mènent la vie dure aux forces occupantes, et, pour certains d'entre eux, à tout étranger, voire aux Irakiens eux-mêmes. Comment savoir qui est qui dans cette nébuleuse, dont les composantes ne sont pas toutes islamistes, même si l'islam est graduellement devenu une référence cultuelle, culturelle et religieuse de plus en plus forte dans l'ancienne Mésopotamie depuis une bonne trentaine d'années, à l'ombre d'un régime qui l'a instrumentalisé, dans sa guerre contre l'Iran et lors de l'invasion du Koweït.
L'anthropologue d'origine irakienne et chercheur au CNRS, Hosham Dawod, y distingue trois groupes : les loyalistes de l'ancien régime, qui ont été les premiers à se mobiliser, les nationalistes ou patriotes, qui "se sentent humiliés par la présence américaine, qui s'appuient sur des réseaux de parenté ou tribaux et qui ont inclus dans leurs rangs d'anciens militaires démobilisés", et des islamistes, autochtones ou venant de pays voisins, et dont certains diverticules sont "islamo-nationalistes".
Dans leur écrasante majorité, les groupes islamistes irakiens sont sunnites. Tous ne sont pas violents. C'est le cas de formations qui existaient "clandestinement ou à l'état cultuel ou religieux" avant la chute du régime, telles que les Frères musulmans, le Parti islamique irakien, ou encore la faction non violente des salafistes (qui prônent un retour à une pureté originelle). Il existe très peu d'informations sur les groupuscules qui pratiquent la violence, et qui ont surgi en 2003, dit ce chercheur. On parle d'une trentaine ou d'une quarantaine, "très différents par leur taille et leur poids", explique-t-il. "Certains comprennent plusieurs sous-groupes. Il s'agit en tout cas de petites formations, constituées en cellules de quatre à cinq personnes, très difficilement pénétrables. Leur ciment est des liens de parenté, de fratrie, ou de relations tribales."
C'est la guerre, l'occupation, par une armée "étrangère tant par la nationalité que par la religion et l'ambition politique" qui a contribué à leur éclosion. La porosité des frontières, consécutive à l'effondrement de l'Etat, les a, dans certains cas, renfloués d'islamistes venant de l'extérieur, "pour qui un champ idéal d'affrontement contre l'armée américaine s'ouvrait en Irak". Ils sont nihilistes, note M. Dawod, et n'ont pas de vision ou de projet politiques autres que la guerre contre l'occupant. Leur champ d'action est le grand triangle sunnite, qui va de Mossoul, passe par Bagdad et s'étend dans la province d'Al-Anbar jusqu'à la frontière jordanienne. Ils ne sont pas tous sur la même ligne, ne partagent pas le même discours et accusent une forte différenciation régionale et locale.
La majorité d'entre eux ne sont pas liés à Al-Qaida ou inspirés par elle. Mais, depuis mai 2004, constate M. Dawod, le djihadisme takfiriste connaît une montée en puissance au sein des groupes kurdes - ce qu'on oublie ou ignore souvent - et des salafistes arabes radicaux, qui, frappant d'excommunication les Américains, les officiels irakiens et les Irakiens tout court, considèrent que leur élimination physique est licite.
Bien que les sources d'information soient "difficiles à recouper", M. Dawod a répertorié un certain nombre de mouvements islamistes, dont certains couvrent une nuée de "brigades" et "unités" aux appellations diverses :
Ansar al-islam, groupe extrémiste kurde sunnite, très probablement lié à Al-Qaida, originellement appelé Jund Al-Islam, mais dont la lutte s'inscrit "dans un contexte local et non dans des stratégies de terrorisme international". Il est dirigé par le mollah Krekar (Najm Al-Din Faraj Ahmad de son vrai nom), qui vit en résidence surveillée en Norvège. Suite à des dissensions, le chef actuel en Irak serait Abou Abdallah Al-Chafi (également connu sous le nom de Warba Holiri Al-Kurdi).
Ansar Al-Sunna, formé à l'automne 2003, entre autres, par des membres d'Ansar Al-Islam. Il serait dirigé par Abou Abdallah Al-Hassan Ben Mahmoud. Huit petits groupes lui sont liés, qui portent des noms de martyrs ou de figures de l'histoire de l'islam.
Mouvement islamique du Kurdistan, fondé au milieu des années 1980 et dirigé par le mollah Ali Abdel Aziz Halabji - qui a été arrêté par les forces américaines.
Groupe islamique du Kurdistan, créé en 2001 par Ali Bapir, ancien du Mouvement islamique du Kurdistan et lié à Ansar Al-Islam.
Kataeb Al-Moujahed, qui opère dans la région de Kirkouk.
Al-Jihad Wal Tawhid du Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, comprenant des djihadistes irakiens et arabes.
Les Brigades du djihad islamique de l'Armée de Mohammed, organisation "parapluie" qui rassemblerait neuf sous-groupes ou "brigades". "Il fait partie des signataires d'une déclaration conjointe de 18 groupes, publiée le 2 mai 2004 par le quotidien Al-Qods Al-Arabi.
Mouna Naïm
Au-delà de la pensée intégriste, un islam politique pluriel existe
LE MONDE | 10.09.04
A l'image d'un monde musulman de plus d'un milliard d'habitants, les mouvements se réclamant de l'islamisme sont très divers.
"Dieu voulait que l'islam fût une religion, mais les hommes ont voulu en faire une politique", écrit Mohammed Saïd Al-Ashmawy, dans L'Islamisme contre l'islam. Dans son simplisme, ce postulat - qui pourrait s'appliquer à toutes les religions - ne manque pas de pertinence, quelle que soit la distance que l'on peut prendre par ailleurs avec les thèses de ce haut magistrat égyptien, qui sont un réquisitoire sans nuances contre tout mouvement politique se réclamant de l'islam, du moins en Egypte. L'islam a été jalonné de conflits politico-religieux, pas toujours seulement rhétoriques : de la fitna, cette grande crise qui, en l'an 37 de l'hégire (657 de l'ère chrétienne), aboutit à la division des musulmans autour de la succession du prophète et de la constitution de la communauté musulmane, jusqu'à nos jours, en passant par les différentes scissions et schismes, les écoles juridiques et théologiques, et les penseurs et courants intégristes et "modernistes".
Qu'est-ce que l'islam politique, aujourd'hui ? Ce sont, selon la définition qu'en donne Olivier Carré (dans L'Utopie islamique dans l'Orient arabe), des "courants de pensée et d'action, violente parfois, en faveur de l'islamisation des institutions, de la vie sociale, du droit, du gouvernement, des relations internationales". Etant entendu, précise ce spécialiste de l'islam, que le mot "utopie" ne désigne pas "un rêve sans efficacité immédiate", mais "une puissance mobilisatrice, parfois considérable".
L'explication la plus courte, qui enferme l'islam politique dans sa seule dimension religieuse, veut que tous les mouvements islamistes aient un seul et même objectif, quel que soit le contexte de leur émergence et de leur activité : nostalgiques d'une "pureté" musulmane originelle, ils viseraient à revenir à ce qui serait "l'essence première" de la religion telle qu'énoncée par le Prophète, pour en dégager les principes de gestion du monde. Vu sous ce prisme, l'islam politique serait une régression, un refus de la modernité, de la raison, de la science et du progrès. Cet islam politique-là existe, mais aux franges intégristes. Il s'inspire notamment des enseignements du Syrien ultrarigoriste Ibn Taymiya (1262-1328), principal maître à penser de Mohammed Ben Abdel Wahab, dont l'alliance avec les Al-Saoud fut, cinq siècles plus tard, au fondement de la création de l'Arabie saoudite et dont l'objectif était de purifier la pratique de l'islam de toute "association" et idolâtrie. Ibn Taymiya demeure encore l'un des principaux maîtres à penser de groupes minoritaires, mais sa vision a également imprégné à des degrés divers pratiquement tous les mouvements islamistes.
Sans méconnaître cette pensée intégriste et tout en mesurant la place centrale de l'élément religieux, les travaux de spécialistes et de chercheurs hommes de terrain montrent néanmoins que l'islam politique est pluriel, comme l'est un "monde" musulman d'un milliard d'hommes sur tous les continents. L'islam politique s'inscrit toujours, quelle qu'en soit l'expression concrète, dans la réalité trivialement définie par des données historiques, géographiques, sociales et économiques locales et régionales précises, à l'instar de tout autre expression politique. D'où la nécessité de ce que l'historien syrien Aziz Al-Azmeh appelle une "décomposition critique de la notion d'islam et une analyse des conditions de son émergence récente", à distance du "rôle fantasmatique" imputé à l'islam comme "catégorie totalisante".
Du temps du colonialisme, l'islam était l'un des vecteurs de la lutte pour le recouvrement de l'indépendance et de l'identité contre une tutelle étrangère globale perçue comme une aliénation. A la charnière des XIXe et XXe siècles, c'était déjà le sens de la pensée du Persan Jamal Eddine Al-Afghani, et de l'Egyptien Mohammed Abdou - pour ne parler que des deux plus importants penseurs qui ont marqué cette époque - qui prônaient un retour aux valeurs de l'islam, tout en tenant compte des nécessités de leur siècle.
L'abolition du califat, en 1924, par Kamal Ataturk, ne fut pas étrangère au souffle donné à l'islam politique. Ce n'est pas un hasard si l'association des Frères musulmans a vu le jour quatre ans plus tard en Egypte. Non que son fondateur, Hassan Al-Banna, imprégné de la pensée du rigoriste syrien Rachid Rida, ait voulu rétablir le califat, mais parce que s'est alors posée "la question de la fondation d'une nouvelle communauté politique et la question même du politique", comme le dit l'universitaire Bourhan Ghalioun (dans Islam et politique, la modernité trahie).
RÉCEPTACLE DES MÉCONTENTEMENTS
Considérée comme la matrice de l'islamisme au XXe siècle, l'association, qui allait faire des émules partout en terre d'islam, s'inscrivait alors dans le contexte de la lutte pour l'indépendance et la justice sociale. Plus tard, en Egypte comme ailleurs, ce sera le discrédit des idéologies nationalistes, la confiscation du pouvoir par des régimes répressifs, qui ont copié leurs objectifs nationaux sur ceux des puissances occidentales, "asphyxiant de manière autoritaire le sentiment islamique (...) au profit d'un développement économique accéléré perçu à juste titre comme un échec" (Olivier Carré), qui ont fait de l'islamisme le réceptacle des mécontentements. L'islam est devenu en quelque sorte l'idéologie des dominés, un peu comme le fut le communisme, qui, la répression des régimes en place aidant, n'a jamais réussi à drainer des foules en terre d'islam. Dans la plupart des cas, insiste François Burgat (L'Islamisme en face), l'islamisme n'est pas un rejet pur et simple de la modernité, mais une volonté de se la réapproprier, d'en faire une "réécriture avec la terminologie du système symbolique musulman".
L'islamisme devient agressif et violent à partir des années 1970. La pensée d'Ibn Taymiya, mais aussi celles de radicaux du XXe siècle - l'Egyptien Sayyed Qotb, et le Pakistanais Abdel Alaa Al-Mawdudi - en sont à l'origine, côté sunnite. En pays chiite, l'imam Rouhollah Khomeyni théorisera la violence.
La radicalisation ne puise pas ses justifications dans la seule idéologie. Elle n'est pas non plus seulement une réaction à des conditions économiques défavorables - les "radicaux" appartiennent généralement à la classe moyenne et ont souvent fait des études supérieures. Elle est aussi une réaction à la violence exercée par les régimes en place et traduit la conviction que les voies légalistes sont inefficaces. De la même manière, dit le sociologue spécialiste de l'islam Farhad Khosrokhavar, qu'à côté des partis communistes ont surgi des formations comme les Brigades rouges et l'armée rouge, le passage s'est opéré dans l'islam politique à l'activisme violent. Le sentiment d'humiliation et la volonté de l'Occident d'imposer des valeurs présentées comme universelles sont aussi des moteurs du radicalisme. C'est vrai dans les pays musulmans et aussi en Occident, où, souligne-t-il, "l'islam est désormais une religion externe-interne : externe à cause du mépris dans lequel sont le plus souvent tenues les communautés musulmanes ; interne parce que ces communautés affrontent les problèmes endogènes des sociétés occidentales".
Dans sa forme la plus extrême, cet islam djihadiste a opté pour le "martyr" - même si ce "martyr" n'a pas la même charge symbolique pour tous. Farhad Khosrokhavar y distingue trois périodes : libanaise et iranienne dans les années 1970-1980, talibane dans les années 1990, la dernière correspondant à l'après-taliban, dont l'Afghanistan, le Pakistan et l'Irak sont le centre de gravité, avec des extensions idéologiques à travers le monde. L'instrumentalisation des problèmes palestinien, tchétchène, afghan et irakien par des groupes tels qu'Al-Qaida et ses affidés, n'aurait pas été efficace si, à tort ou à raison, les - ou des - communautés musulmanes n'y percevaient une agression contre leur identité religieuse. Et cette instrumentalisation est mise au service d'une stratégie de globalisation par le biais de la représentation mythifiée d'une sorte de "néo-oumma" (communauté) à l'échelle du monde.
Mouna Naïm
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Maghreb : une présence rampante
LE MONDE | 10.09.04 | 15h34
L'islamisme politique a encore de beaux jours en perspective en Afrique du Nord. Que ce soit dans la Tunisie du président Ben Ali, l'Algérie d'Abdelaziz Bouteflika ou le Maroc de Mohammed VI, il gagne du terrain, et façonne les comportements même si une décennie d'affrontements avec le pouvoir a finalement conforté les régimes en place.
C'est vrai en Algérie où douze années de violence entre "barbus" et forces de sécurité ont fait, de l'aveu même du chef de l'Etat, plus de 100 000 morts - chiffre sans équivalent dans les autres pays du monde arabo-musulman en butte à l'islamisme radical. Les anciens dirigeants du FIS ont été réduits au silence. Le GIA a disparu de la scène et avec lui nombre des groupes terroristes. Ne subsiste plus que le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) dont les attaques se focalisent sur les hommes en uniforme. Pour autant, la société reste modelée par un islamisme profond, enraciné dans les mentalités. Le président, malgré l'ampleur de ses pouvoirs, doit donc composer avec lui faute de le contrôler. L'arrêt des importations de boissons alcoolisées, voté il y a quelques mois par les parlementaires, en dit long sur le poids politique des islamistes tout comme, de façon moins anecdotique, le maintien d'un code de la famille que nombre de femmes jugent discriminatoire.
La situation n'est pas fondamentalement différente en Tunisie où, depuis le milieu des années 1980, le régime n'a pas lésiné sur les méthodes pour venir à bout de l'islamisme radical. Pour quel résultat ? De bons connaisseurs sont convaincus que, à supposer qu'il puisse s'exprimer sans entrave, un parti fondamentaliste trouverait un écho favorable dans ce petit pays dirigé d'une main de fer par le président Ben Ali depuis 1987. Un temps, le Maroc a pu donner l'impression d'être épargné par la montée de l'islamisme. Le titre de commandeur des croyants dont est paré le monarque, descendant officiel du prophète Mahomet, faisait-on valoir, mettait le royaume à l'abri des folies de son voisin algérien. La série d'attentats de Casablanca, en mai 2003, et sa cinquantaine de victimes ont douché cet optimisme. L'exception marocaine était une illusion entretenue par une frange des élites occidentalisées.
Les dernières élections communales ont confirmé que les électeurs faisaient une différence entre les "kamikazes" de Casablanca et leurs inspirateurs supposés. Le - seul - parti islamique autorisé au Maroc, le PJD (Parti de la justice et du développement), a raflé la deuxième place dans les grandes agglomérations et les villes moyennes où il avait été autorisé à présenter des candidats. Comme l'ont écrit certains journaux au lendemain du scrutin, la couleur politique du Maroc est le vert. C'est pourtant dans ce contexte peu favorable que le roi Mohammed VI a osé révolutionner le statut de la femme sans que les islamistes bronchent.
Les dirigeants du Maghreb ont su tirer profit des retombées du 11-Septembre. Vilipendé pour avoir instauré un régime policier et cadenassé la démocratie, le président tunisien - qui à l'automne briguera sans suspense un quatrième mandat - a réussi à faire taire les critiques en se présentant comme un allié de l'Occident dans sa lutte contre le terrorisme. La réhabilitation profite également au régime algérien, jadis dénoncé pour ses atteintes aux droits de l'homme, qui se retrouve aujourd'hui blanchi et courtisé par l'Europe et les Etats-Unis. Au Maroc, rares sont les voix qui, à l'intérieur ou à l'extérieur, osent dénoncer les méthodes parfois expéditives employées dans la lutte contre les islamistes. Mais le bilan n'est que provisoire.
Jean-Pierre Tuquoi
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Bush-Poutine-Sharon, une seule stratégie
LE MONDE | 10.09.04 |
Les trois dirigeants globalisent le phénomène fondamentaliste pour y apporter une réponse unique.
Pour une fois les représentants du président indépendantiste tchétchène Aslan Maskhadov et les officiels russes étaient d'accord : il n'y avait pas de Tchétchènes parmi les membres du commando qui ont pris en otages les écoliers, les parents et les enseignants, à Beslan, en Ossétie du Nord. Vraie ou fausse, l'affirmation servait les intérêts des deux parties, pour des raisons différentes. Les indépendantistes tchétchènes ne voulaient pas porter la responsabilité d'une action odieuse ; Vladimir Poutine tentait de conforter sa thèse sur l'absence de tout lien entre sa politique dans le Caucase et en Tchétchénie d'une part, et la recrudescence des actions terroristes en Russie d'autre part.
Car pour le président russe, il n'y a pas de doute, son pays est la cible du terrorisme international appuyé sur le fondamentalisme islamique, comme les Etats-Unis l'ont été en 2001 avec les attentats de New York et de Washington, et comme l'est Israël de la part des Palestiniens, même si, sur ce dernier point, M. Poutine reste discret, laissant à son entourage le soin de faire le parallèle. En tout cas, l'expression "quatrième guerre mondiale", employée par l'ancien chef de la CIA et néoconservateur de choc James Wosley pour caractériser la lutte contre le terrorisme fondamentaliste, ne déplaît pas aux Russes.
Elle leur convient même parfaitement dans la mesure où elle détourne l'attention des causes endogènes du terrorisme en Russie. Leur seule divergence avec l'appréciation américaine porte sur l'idée que la guerre froide aurait été une forme de troisième guerre mondiale. Vladimir Poutine ne se lasse d'ailleurs pas de répéter que certains Occidentaux - l'expression est assez vague pour laisser le champ libre à toutes les spéculations sans désigner quiconque - ont gardé dans leur approche de la Russie une "mentalité de guerre froide". Mais s'il s'agit de dire qu'une lutte globale est engagée contre une vague terroriste qui trouve ses racines dans le fondamentalisme musulman, il est d'accord avec ses collègues américain et israélien.
Poutine, Bush, Sharon paraissent donc participer au même combat. Ils font la même analyse d'une idéologie - le fondamentalisme islamique - et d'une méthode - le terrorisme. Ils voient, mais ils ne sont pas les seuls, dans le fondamentalisme une nouvelle forme de totalitarisme, rappelant les idéologies du XXe siècle. Bush et Sharon et leurs partisans ne veulent pas que la politique d'apaisement vis-à-vis du nazisme, menée dans les années 1939 par les puissances européennes, se répète aujourd'hui face au terrorisme international. Le premier ministre israélien est allé plus loin, avant d'adoucir son propos pour des raisons diplomatiques, en suggérant que les relations entre Washington et l'Autorité palestinienne pouvaient elles-mêmes être assimilées à une forme d'apaisement.
Au nom de quoi cette lutte contre le terrorisme international est-elle menée ? Les trois alliés apportent sur le fond la même réponse, mais avec des nuances dans la formulation qui reflètent les différences de leurs histoires et leurs origines philosophiques et religieuses. George W. Bush n'hésite pas à convoquer Dieu contre les extrémistes islamistes. Il n'a aucun doute qu'il s'agisse de la lutte du bien contre le mal et, dans cette mesure, il ne peut y avoir aucun compromis possible. D'ailleurs le mal existe en soi ; il n'a pas de cause. Il est donc inutile de lui chercher des explications. Il n'y a qu'une chose à faire : le terrasser.
Les dirigeants de la Russie postcommuniste n'ont aucun problème avec ces considérations religieuses, eux qui redoublent de zèle pour témoigner de leur engagement dans l'Eglise orthodoxe. Ils brandissent leurs certificats de baptême avec d'autant plus d'empressement qu'ils sont d'anciens apparatchiks soviétiques, justement chargés jadis d'en finir avec "l'opium du peuple". Dans une tentative de définir les principes au nom desquels il convient de mener la guerre totale contre le fondamentalisme islamique, Alexandre Kokochkine, ancien vice-ministre russe de la défense, hésite entre les valeurs "transatlantiques", "européennes" avant de se décider pour les valeurs "chrétiennes".
Ariel Sharon a un peu plus de mal à accepter la même référence et les valeurs européennes sont pour les Israéliens sujettes à caution dans la mesure où leur existence n'a pas empêché l'Holocauste. Les valeurs européennes comme normes peuvent servir de drapeau ; certainement pas la manière dont les Européens les ont interprétées, ignorées ou bafouées, au cours des siècles. C'est pourquoi le chef du gouvernement israélien et ses amis politiques mettent l'accent sur les relents d'antisémitisme qu'ils n'ont malheureusement aucune peine à déceler dans les sociétés européennes.
Toutefois, au lendemain du 11 septembre 2001, Ariel Sharon avait déclaré : "Le combat contre le terrorisme est une lutte internationale du monde libre contre les forces des ténèbres qui cherchent à détruire notre liberté et notre mode de vie. Je crois qu'ensemble nous pouvons vaincre les forces du mal." Quand il s'agit des Palestiniens, les précautions de langage tombent. "La destruction d'Israël est inscrite dans le code génétique de l'Autorité palestinienne", a déclaré au Monde, le ministre israélien de la sécurité intérieure, Ouzi Landau. Une assertion que le vice-ministre de la défense Zeev Bolm a traduite en termes encore plus frappants en affirmant que les Palestiniens étaient affectés d'une "tare génétique" les poussant à tuer des juifs.
Pour les Russes comme pour les Américains, l'appel aux valeurs chrétiennes est cependant d'un maniement délicat. Il ne doit pas être interprété comme une adhésion à la thèse du choc des civilisations, chère à Samuel Huntington. Malgré le réflexe apparu dans une partie de l'opinion américaine au lendemain du 11 septembre 2001 de transformer tous les Arabes ou tous les musulmans en suspects potentiels, le président George W. Bush s'est toujours gardé de l'amalgame entre islam et terrorisme. Il est allé dans des mosquées et il a même eu parfois des accents, inspirés par les néoconservateurs, sur la vocation du monde arabo-musulman à rejoindre la communauté des nations démocratiques que ses prédécesseurs moins proches des fondamentalistes chrétiens n'avaient pas trouvés.
De même Vladimir Poutine, quand il fait référence aux valeurs chrétiennes, s'empresse d'ajouter que la Russie est un pays multiethnique et multireligieux, respectueux des diversités, pour ne pas choquer les nombreux musulmans qui vivent encore dans des Républiques appartenant à la Fédération de Russie. En privé, quand il parle avec des dirigeants occidentaux, il est plus brutal : il présente la Russie corme le bastion chrétien par excellence contre l'islam dans cette vaste zone s'étendant du Caucase aux confins sino-russes.
Les Républiques issues du démembrement de l'URSS ne manifestent pas toutes les velléités indépendantistes de la Tchétchénie, mais toutes sont atteintes à des degrés divers par la poussée du fondamentalisme. Il ne suffit pas pour résoudre le problème d'en renvoyer la responsabilité sur les wahhabites et les fondations d'Arabie saoudite qui financent les mouvements les plus extrémistes. La résurgence d'une identité musulmane longtemps gelée par le communisme, les sentiments nationaux auxquels s'est opposée la politique stalinienne dite des nationalités, qui consistait en fait à déporter des peuples entiers vers des contrées totalement étrangères, à redessiner les frontières afin d'éviter la constitution de Républiques homogènes, sont autant de facteurs expliquant la fièvre identitaire qui saisit les peuples périphériques de la Russie.
MM. Bush, Poutine et Sharon fondent leurs politiques sur une équation simple : Hamas égale Al-Qaïda, égale terroristes islamistes en Russie. Ben Laden s'est appuyé sur les talibans comme le Hamas se sert de l'Autorité palestinienne, tandis que les séparatistes tchétchènes sont utilisés comme paravent par les fondamentalistes qui veulent détruire la Russie. Et le chef d'état-major de l'armée russe de promettre, après le massacre de Beslan, des frappes préventives contre les bases terroristes à l'étranger, comme les Américains ont frappé les talibans. A l'époque d'ailleurs, certains observateurs russes se demandaient si Moscou n'aurait pas été obligée de faire le travail pour le cas où les Américains ne seraient pas intervenus en Afghanistan, ce pays servant de base à des coups de main contre le Tadjikistan, République d'Asie centrale officiellement indépendante où un fort contingent russe a longtemps guerroyé contre des rebelles islamistes. Dans le même temps, les services de sécurité russes travaillent en liaison étroite avec les Israéliens afin de profiter de l'expérience de ces derniers dans la lutte anti-terroriste.
C'est en partie au nom de cet amalgame que les Américains ont envahi l'Irak, à cause des liens supposés entre Saddam Hussein et Al-Qaida. L'amalgame a le mérite de la simplicité. Mais il a le défaut de toutes les simplifications. Il occulte les différences des situations, les causes locales ou régionales des affrontements. Il propose une solution globale et dans un certain sens magique à des problèmes dont la complexité ne se laisse pas réduire à des incantations ou à des recettes policières. Il sert les objectifs politiques à court terme des gouvernements concernés. Aux Etats-Unis, George W. Bush a réussi à créer une sorte d'unité nationale après les attentats du 11 septembre 2001. Bien que critiqué par l'opposition travailliste, Ariel Sharon conserve le soutien d'une majorité de la population israélienne sceptique sur les possibilités d'une solution négociée aussi longtemps que la violence se poursuivra.
En Russie, Vladimir Poutine tente d'exploiter les attentats terroristes pour sa politique intérieure, bien qu'il n'ait à craindre aucune opposition démocratique sérieuse. Au-delà de l'unité nationale, la lutte anti-terroriste pourrait bien servir de prétexte à un durcissement du système, à de nouvelles restrictions à la liberté de la presse, à des manœuvres militaires aux marches de la Fédération de Russie, dans ces Républiques caucasiennes indisciplinées.
Car pour le chef du Kremlin, les attentats terroristes sont d'abord et avant tout considérés comme des actions menées de l'extérieur, y compris par certains milieux occidentaux, contre l'existence même de la Fédération de Russie. Il en appelle à la solidarité des Etats occidentaux en rappelant implicitement qu'au lendemain même des attaques contre les deux tours du World Trade Center il a déclaré sa solidarité avec les Etats-Unis, y compris contre l'avis de ses plus proches conseillers. Il aimerait maintenant être payé de retour. Il va même plus loin : il considère que si les Etats-Unis ont connu une tragédie sans précédent, leur existence en tant qu'Etat n'a pas été mise en cause par Ben Laden. Au contraire, le terrorisme international, en attisant les foyers de séparatisme dans le Caucase, mine les fondements mêmes de la Russie, autrement dit la survie de ce qui reste de ce grand pays après la disparition de l'Union soviétique.
Beaucoup d'observateurs avaient averti qu'après le 11-Septembre, les relations internationales ne seraient jamais plus comme avant ; que la destruction des tours de New York et l'attentat contre le Pentagone marquaient un tournant aussi important que Munich en 1938 ou le blocus de Berlin, dix ans plus tard, qui donnait le signal de la guerre froide. François Heisbourg, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, inventait l'expression d'"hyperterrorisme", sans toutefois en faire l'alpha et l'oméga de toutes les analyses. D'autres mettaient en garde contre une explication réductrice qui oblitérait la permanence de conflits depuis longtemps insolvables, dont les causes ne devaient pas être oubliées sous prétexte de "guerre globale et totale contre le terrorisme".
Entre les deux la voie est étroite. Refuser de voir la nouveauté radicale du terrorisme de masse tel qu'il s'est développé au cours des dernières années, ignorer ses fondements idéologiques dans un islam peut-être mal compris, c'est risquer de passer à côté d'une nouvelle forme de barbarie. Il n'y a pas que la droite américaine ou israélienne, appuyée par les nationalistes russes, pour le dire. Des militants des mouvements antitotalitaires des années 1970-1980 lancent le même avertissement. Mais tout rapporter à une seule et même cause ne peut qu'entretenir la confusion, susciter des alliances douteuses avec des partenaires parfois peu recommandables, faire passer à côté des raisons réelles de véritables désarrois, et finalement laisser intact le terreau sur lequel prospèrent les terroristes.
Daniel Vernet
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Les raisons du succès foudroyant du Hamas
LE MONDE | 10.09.04 |
Si des élections générales pouvaient être organisées dans les territoires palestiniens actuellement toujours occupés ou contrôlés par l'armée israélienne, le Mouvement de la résistance islamique (Haraqat Al-Mouqaouama Al-Islamiya, Hamas) obtiendrait certainement des résultats flatteurs. Fondé en décembre 1987, quelques jours après le déclenchement de la première Intifada, il s'est imposé comme un parti de masse au point de concurrencer aujourd'hui le Fatah de Yasser Arafat, pilier d'une Organisation de libération de la Palestine à laquelle le Hamas n'a jamais adhéré, ambitionnant dès ses débuts de proposer une alternative à connotation islamique à une nation palestinienne en quête d'Etat. Ce succès foudroyant tient autant à la nature du mouvement qu'à son positionnement dans le conflit israélo-palestinien. Tenant de la ligne la plus dure, celle qui considère comme légitime le recours au terrorisme et qui souhaite officiellement la disparition d'Israël, le Hamas a profité de l'effondrement du processus de paix lancé par les accords d'Oslo en 1993 pour convaincre les Palestiniens du bien-fondé de sa vision du conflit, qui privilégie la lutte armée, par tous les moyens, au détriment d'un dialogue voué selon lui à l'échec, compte tenu d'un rapport de force défavorable.
Le Hamas s'efforce également de ménager l'avenir avec l'option d'une "trêve de longue durée" avec Israël (difficile à remettre en cause si l'expérience s'avérait positive) en cas de création d'un Etat palestinien à Gaza et en Cisjordanie (avec Jérusalem-Est pour capitale). Ces analyses payantes jusqu'à présent ont été complétées par une dénonciation précoce des errements de l'Autorité palestinienne, laborieusement installée sur des portions de territoires libérés à partir de 1994 : concentration des pouvoirs dans les mains d'un seul homme, arbitraire, favoritisme et corruption. Alors que l'économie palestinienne subissait de plein fouet l'effet de la politique de bouclages mise en place par Israël pour des raisons de sécurité, dès le début du processus d'Oslo, le Hamas a fait la preuve de ses capacités en entretenant, avec des moyens somme toute limités, un réseau d'entraide de toutes sortes (crèches, hôpitaux, aide sociale...) qui continue de lui valoir le respect d'une bonne partie des Palestiniens, même lorsqu'ils ne partagent pas sa vision politique ni son ancrage religieux. Cette "bonne gouvernance" lui a également valu par le passé de nombreux soutiens financiers extérieurs.
Quant au message religieux, s'il fut à l'origine de l'engagement de son fondateur, le cheikh Ahmed Yassine, proche des Frères musulmans égyptiens, assassiné par les Israéliens en avril 2004, il a été progressivement supplanté par la thématique politique du combat national, assez éloignée des thèses djihadistes véhiculées par la nébuleuse Al-Qaida. Jusqu'à présent, le Hamas est d'ailleurs parvenu à éviter d'être phagocyté par les groupuscules islamistes qui utilisent ponctuellement le conflit israélo-palestinien pour conforter un discours antioccidental. Diminué par la décapitation de son aile politique, le Hamas a tardé à riposter aux éliminations de ses responsables historiques. Son effacement relatif et la moindre efficacité de son aile militaire à l'origine des principaux attentats perpétrés en Israël ne pourraient cependant être que temporaires compte tenu de l'attrait que le mouvement continue de susciter auprès de jeunes Palestiniens qui ont grandi avec les deux Intifada et qui s'avèrent autrement plus radicaux que leurs aînés. L'effacement inéluctable de Yasser Arafat, unique icône nationale palestinienne, pourrait d'ailleurs servir les desseins du Mouvement de la résistance islamique.
Gilles Paris
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Maghreb : une présence rampante
LE MONDE | 10.09.04 | 15h34
L'islamisme politique a encore de beaux jours en perspective en Afrique du Nord. Que ce soit dans la Tunisie du président Ben Ali, l'Algérie d'Abdelaziz Bouteflika ou le Maroc de Mohammed VI, il gagne du terrain, et façonne les comportements même si une décennie d'affrontements avec le pouvoir a finalement conforté les régimes en place.
C'est vrai en Algérie où douze années de violence entre "barbus" et forces de sécurité ont fait, de l'aveu même du chef de l'Etat, plus de 100 000 morts - chiffre sans équivalent dans les autres pays du monde arabo-musulman en butte à l'islamisme radical. Les anciens dirigeants du FIS ont été réduits au silence. Le GIA a disparu de la scène et avec lui nombre des groupes terroristes. Ne subsiste plus que le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) dont les attaques se focalisent sur les hommes en uniforme. Pour autant, la société reste modelée par un islamisme profond, enraciné dans les mentalités. Le président, malgré l'ampleur de ses pouvoirs, doit donc composer avec lui faute de le contrôler. L'arrêt des importations de boissons alcoolisées, voté il y a quelques mois par les parlementaires, en dit long sur le poids politique des islamistes tout comme, de façon moins anecdotique, le maintien d'un code de la famille que nombre de femmes jugent discriminatoire.
La situation n'est pas fondamentalement différente en Tunisie où, depuis le milieu des années 1980, le régime n'a pas lésiné sur les méthodes pour venir à bout de l'islamisme radical. Pour quel résultat ? De bons connaisseurs sont convaincus que, à supposer qu'il puisse s'exprimer sans entrave, un parti fondamentaliste trouverait un écho favorable dans ce petit pays dirigé d'une main de fer par le président Ben Ali depuis 1987. Un temps, le Maroc a pu donner l'impression d'être épargné par la montée de l'islamisme. Le titre de commandeur des croyants dont est paré le monarque, descendant officiel du prophète Mahomet, faisait-on valoir, mettait le royaume à l'abri des folies de son voisin algérien. La série d'attentats de Casablanca, en mai 2003, et sa cinquantaine de victimes ont douché cet optimisme. L'exception marocaine était une illusion entretenue par une frange des élites occidentalisées.
Les dernières élections communales ont confirmé que les électeurs faisaient une différence entre les "kamikazes" de Casablanca et leurs inspirateurs supposés. Le - seul - parti islamique autorisé au Maroc, le PJD (Parti de la justice et du développement), a raflé la deuxième place dans les grandes agglomérations et les villes moyennes où il avait été autorisé à présenter des candidats. Comme l'ont écrit certains journaux au lendemain du scrutin, la couleur politique du Maroc est le vert. C'est pourtant dans ce contexte peu favorable que le roi Mohammed VI a osé révolutionner le statut de la femme sans que les islamistes bronchent.
Les dirigeants du Maghreb ont su tirer profit des retombées du 11-Septembre. Vilipendé pour avoir instauré un régime policier et cadenassé la démocratie, le président tunisien - qui à l'automne briguera sans suspense un quatrième mandat - a réussi à faire taire les critiques en se présentant comme un allié de l'Occident dans sa lutte contre le terrorisme. La réhabilitation profite également au régime algérien, jadis dénoncé pour ses atteintes aux droits de l'homme, qui se retrouve aujourd'hui blanchi et courtisé par l'Europe et les Etats-Unis. Au Maroc, rares sont les voix qui, à l'intérieur ou à l'extérieur, osent dénoncer les méthodes parfois expéditives employées dans la lutte contre les islamistes. Mais le bilan n'est que provisoire.
Jean-Pierre Tuquoi
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Bibliographie
LE MONDE | 10.09.04 | 15h47
L'ISLAM, LA RÉPUBLIQUE ET LE MONDE, d'Alain Gresh
Comment un journaliste, rédacteur en chef au Monde diplomatique, de double culture catholique et juive mais athée, ancien militant communiste, en vient-il à prendre la "défense" de l'islam ? L'introduction, faite sur le ton de la confidence, est une justification de ce long parcours, écrite avec sincérité. Une question taraude l'auteur : "Pourquoi des militants qui ont toujours combattu le racisme semblent soudain sensibles à la "peur de l'islam" ?" La thèse centrale d'Alain Gresh est ce qu'il appelle "l'alliance brisée", c'est-à-dire la rupture entre la gauche, qui, pendant des décennies, avait nourri son militantisme de l'apport des vagues successives d'immigration, et a perdu ce nouveau "prolétariat des banlieues", issu des fils et filles de l'immigration. Aujourd'hui, le discours qui l'a emporté à gauche est celui de Malek Boutih, qui a popularisé des phrases comme : "L'ennemi n'est pas le flic à 7 500 balles par mois, ce sont les petits Le Pen de banlieue". Gresh explore la manière dont les musulmans de France sont devenus les "nouvelles classes dangereuses". L'auteur se livre à un petit inventaire de la littérature islamophobe contemporaine. Il n'a pas à chercher bien loin pour glaner une collection de citations, venues d'intellectuels les plus radicaux aux plus modérés. Il déconstruit aussi le discours selon lequel l'islam serait devenu le nouveau péril mondial, sur le modèle du communisme naguère. Il s'en prend de même à la commission Stasi sur la laïcité, qu'il accuse d'avoir opéré des choix sélectifs dans ses auditions, comme celui de Chahdortt Djavann, écrivain d'origine iranienne et auteur de Bas les voiles ! (Gallimard) Il regrette que la mémoire coloniale ait été la grande absente des auditions.
La partie la plus caustique du livre se trouve dans les annexes. On peut y lire des extraits d'un ouvrage publié en 1991, sous la direction de Pierre-André Taguieff, intitulé Face au racisme, dont on peut se demander si les co-auteurs les signeraient de nouveau aujourd'hui. Gresh épingle aussi trois dérives particulièrement graves à ses yeux des médias, dont l'une concerne un mystérieux complot islamiste pour renverser la République, dont le contenu aurait été dissimulé dans un disque de Carla Bruni. Ce faux scoop est paru dans un grand hebdomadaire d'informations générales qui, à ce jour, n'a jamais fait amende honorable.
Fayard, 442 p., 20 €
FITNA, GUERRE AU COEUR DE L'ISLAM, de Gilles Kepel
Après Jihad, Gilles Kepel publie Fitna ("la division" en arabe), une nouvelle fresque sur les évolutions de l'islamisme et du monde musulman contemporain. Qu'il s'agisse de l'analyse détaillée de la pensée des néoconservateurs américains ou du décodage de l'ouvrage d'Ayman al-Zawahiri, Cavaliers sous la bannière du Prophète, qui a inspiré Al-Qaida, on trouve le même souffle épique, le même sens de la description vivante et imagée qui caractérise l'auteur, conjugués à une grande capacité de synthèse. Le livre se lit comme un polar politico-religieux. Indéniablement, Gilles Kepel a le sens de la formule. Par exemple lorsqu'il raconte comment, dans la pensée néoconservatrice américaine, "la pilosité de Guevara se conjugue à celle du Prophète pour préparer à la barbe en bataille de Ben Laden". On y trouve aussi "ces grandioses généralisations" des orientalistes, comme disait Edward Saïd. Celle-ci, par exemple, américaine, sur la formation du royaume saoudien : "Les bédouins cupides, dont on canalise la violence derrière l'étendard vert, sont transmués, par la force du Verbe wahhabite, en moujahidines pour qui l'oumma, la communauté des croyants universelle, transcende l'affiliation tribale."
Le chapitre le plus passionnant, nourri de recherches récentes, est celui sur l'Arabie saoudite. L'auteur explore la manière dont s'est opérée la synthèse entre le réformisme des Frères musulmans et le wahhabisme, et comment cette greffe a donné naissance à un "néo-salafisme". Un chapitre sur l'Europe reprend des analyses plus anciennes. L'auteur y avance que les Frères musulmans et leurs émules considèrent désormais le continent européen comme dar al-islam, "terre d'islam", la meilleure preuve de cette situation étant, selon lui, l'invention d'une "charia de minorité". L'Union des organisations islamiques de France (UOIF) serait engagée, pour sa part, dans "une stratégie de captation d'une base sociale jeune et populaire".
L'auteur est particulièrement sévère avec le prédicateur musulman Tariq Ramadan. Selon lui, ce dernier, vexé de ne pas avoir été convié à participer à la représentation de l'islam de France, aurait adopté une stratégie médiatique de provocation, visant à obtenir "un statut de martyr". Ramadan pousse le soin du détail jusqu'à ne pas porter la cravate, afin notamment d'imiter "les hauts fonctionnaires iraniens" de la révolution islamique. Kepel justifie le rapport de la commission Stasi sur la laïcité, dont il était membre : son but était de "redéfinir le pacte laïque", face à "la prégnance d'identités communautaires".
Gallimard, 400 p., 23,50 € .
LES ISLAMISTES SONT DÉJÀ LÀ, de Christophe Deloire et Christophe Dubois
Ce livre agréable d'accès se lit comme une série de courtes enquêtes au pays des musulmans de France, livrées sur un ton anecdotique et humoristique. Rien de très nouveau par rapport à ce qui a pu paraître dans les journaux depuis une dizaine d'années. Les deux journalistes, l'un au Point, l'autre au Parisien, usent et abusent des notes des Renseignements généraux et de la DST, qui sont leurs sources principales, sinon exclusives.
Mettant bout à bout ces fragments d'un discours policier et sécuritaire, ils laissent à penser que tout l'islam de France est gangréné par le terrorisme. Un passage est particulièrement savoureux. Comme preuve du "double discours" des islamistes, les auteurs citent le député Jacques Myard : "Dans le wahhabisme, surtout chez les chiites, on pratique la taqia",c'est-à-dire la dissimulation. Puis ils apportent pour preuve un rapport des RG sur... une mosquée turque ! Des Turcs wahhabites et chiites son une catégorie de "musulmans" inédit. Ceux-ci sont sunnites, et le wahhabisme leur est inconnu.
Albin Michel, 352 p., 19,50 € .
ISLAMS DU NOUVEAU SIECLE, de Felice Dassetto
Le livre du professeur Dassetto se présente comme un tour d'horizon, clair et accessible, de la situation de l'islam, ou plutôt des islams dans le monde. Après un résumé de l'histoire de l'expansion musulmane, l'auteur explore les dynamiques à l'œuvre dans l'islam européen. Il fait un tour d'horizon des différents mouvements islamistes. Le propos est toujours équilibré et pédagogique. L'ouvrage est une bonne introduction à la complexité du paysage musulman contemporain.
Ed. Labor, "Quartier libre", 96 p., 9,25 € .
L'ISLAM À L'ÉPREUVE DE L'OCCIDENT, de Jocelyne Cesari
La sociologue des religions, l'une des premières à travailler sur le sujet, retrace l'histoire de la présence musulmane en Europe. Elle explique en particulier comment la rémanence de l'imaginaire colonial a provoqué un "effet de retard" dans la prise de conscience du fait que l'islam est devenu un élément permanent du phénomène religieux européen.
Forte de sa connaissance de l'islam aux Etats-Unis, la sociologue s'étend longuement sur son mode d'insertion dans la société américaine. Elle déconstruit le "méta-discours" produit dans les sociétés occidentales sur l'islam, qui continue d'enfermer cette religion dans un essentialisme sans rapport avec la réalité. Jocelyne Cesari est beaucoup plus optimiste que Gilles Kepel sur l'intégration des musulmans en Europe : elle met en évidence une "sécularisation de la charia", qui va permettre une redéfinition des normes islamiques. La présence d'une "diaspora musulmane" en terre chrétienne fait apparaître de nouvelles formes de leadership, comme celle de l'imam investi d'une "autorité paroissiale", qui n'est plus celle du "leader bureaucratique" envoyé par les pays d'origine pour conserver une mainmise sur la diaspora.
La Découverte, 300 p., 20 €.
À LIRE ÉGALEMENT :
* Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé : Les Féministes et le garçon arabe, éd. de l'Aube, 110 p., 11 € .
* Chahdortt Djavann, Que pense Allah de l'Europe ?, Gallimard, 56 p., 5,50 € .
* Abdennour Bidar, Un islam pour notre temps, Seuil, "La couleur des idées", 110 p., 13 € .
* Abdelmajid Charfi, L'Islam entre le message et l'histoire, Albin Michel
* Olivier Roy, L'Islam mondialisé, Seuil, "Points essais", 240 p., 7,50 € .
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
EDITORIAL
L'erreur, par Jean-Marie Colombani
LE MONDE | 10.09.04 |
Massacre des innocents à Beslan en Ossétie du Nord, attentat à Djakarta en Indonésie, nouvelle déclaration de guerre d'Al-Qaida complaisamment mise en scène par Al-Jazira : trois ans après la date fatidique du 11 septembre 2001, le monde semble, hélas ! tenir les "promesses" de ceux qui ont pour seul projet d'étendre leur empire sur le monde musulman par la terreur et la régression.
Qu'il paraît loin le temps - 1990 - où George Bush père pouvait dire qu'après la "guerre juste" et nécessaire menée contre l'Irak après l'invasion du Koweït, naîtrait un "nouvel ordre mondial" marqué par les progrès de la loi et le recul de la jungle !
A l'époque, une partie de la population irakienne avait cru pouvoir se révolter contre la tyrannie de Saddam Hussein : bien mal lui en prit, car les alliés s'abstinrent d'aller jusqu'à Bagdad. Cette fois les "coalisés" y sont, à Bagdad, pour de mauvaises raisons - les fameuses et inexistantes armes de destruction massive - et engendrent, sous la conduite de George Bush fils, un chaos qui ajoute à la difficulté des temps.
Trois ans après que George W. Bush eut déclaré la guerre au terrorisme, Vladimir Poutine fait de même. Les discours guerriers ont été, de tout temps, un moyen d'unir un peuple, une nation, dans l'adversité ; faute de mieux. Dans la crise, il est toujours difficile d'objecter, de critiquer ou de se désolidariser, surtout lorsque la presse est muselée. Et il est vrai que le 3 septembre 2004 peut être ressenti par les Russes comme un choc aussi cruel que le fut celui du 11 septembre 2001 pour les Américains.
Cruel est d'ailleurs un mot faible : la lecture, dans nos colonnes, du témoignage de la directrice-adjointe de l'école de Beslan ne laisse aucun doute sur la barbarie de ceux qui dans leur folie meurtrière, ont décrété cette prise d'otages, dont les conséquences sanglantes furent aggravées par l'incurie et la brutalité du pouvoir russe. Aucune cause ne justifie jamais de tels actes.
Et pourtant, au-delà de l'émotion, de la compassion, il faut bien tenter de discerner les contours du monde en guerre que préparent Bush et Poutine. De leurs réactions en effet - on ne le voit que trop avec la guerre d'Irak - dépendra en grande partie le sort de nos démocraties. Or, avec la complicité des principaux dirigeants européens, les présidents russe et américain se trompent, et sont en train de tromper l'opinion.
Tout se passe comme si, en effet, l'un et l'autre s'employaient à réduire la gestion de la situation internationale à un seul mot d'ordre : la lutte contre le terrorisme international.
Du Caucase au Proche-Orient, de l'Asie centrale ou orientale à Manhattan en passant par les banlieues des cités européennes, un seul ennemi, une seule puissance maléfique : le terrorisme international. Qui, dès lors, ne souscrirait à l'idée qu'il faut lui livrer une guerre totale ?
Ledit terrorisme international existe hélas bel et bien. Il frappe ici et là avec la même ignominie. Il emploie partout des moyens qui délégitiment toute cause qui s'en réclame. Et il est vrai - comme le montre notre dossier - que l'islamisme radical inspire les groupes terroristes les plus divers, qu'ils utilisent ou non la marque générique Al-Qaida. Il faut évidemment en traquer, solidairement, les réseaux, démanteler les structures, pourchasser les inspirateurs. C'est une absolue nécessité, et un travail de police qui passe par une véritable coopération internationale, et d'abord euro-américaine.
INCANTATION VAUDOUE
Mais laisser croire que la complexité du monde est soluble dans une formule magique - la guerre contre le djihad mondial - brandie comme une incantation vaudoue du Kremlin à la Maison Blanche, est un discours dangereux et trompeur. C'est pourtant celui qu'a tenu George W. Bush - non sans succès dans l'opinion - devant la convention du Parti Républicain qui l'a investi ; c'est celui que Vladimir Poutine a explicité dans nos colonnes au lendemain du drame de Beslan. Il permet de gommer la singularité de nombre de conflits locaux, d'escamoter tel ou tel particularisme, d'imposer une grille de lecture simpliste, selon l'expression chère à Hubert Védrine, vision passe-partout incapable de rendre compte des formes multiples des grandes pathologies déstabilisatrices de l'après-guerre froide.
Car nombre de conflits et de déstabilisations existeraient, existent en dehors de cette catégorie du "terrorisme mondial" à laquelle on voudrait les réduire, tant il est plus facile de formuler un slogan qu'une politique.
Chacun trouve son intérêt à ce déni de la complexité du réel. Bush est en campagne électorale : il ne raisonne pas, il martèle. Il ne dessine pas une politique pour l'avenir. Il serait pourtant bien utile de connaître le sort qu'il réserve, expérience faite, s'il fait un second mandat, à sa doctrine de la guerre préventive. Plutôt que de répondre à cette question centrale, il assène le seul argument de la guerre contre le terrorisme pour trouver une justification après-coup à la guerre en Irak. Poutine a tout à gagner - pense-t-il - à ranger sous la bannière de la "guerre contre le terrorisme international" la politique de restauration de la domination russe qu'il conduit dans le Caucase et en Asie centrale. C'est au nom de cette politique qu'il écarte toute solution politique en Tchétchénie, et que, dans le même temps, il encourage la sécession de microrégions afin de déstabiliser des pays voisins, comme la Géorgie ; usant ainsi de moyens qu'il réprime par ailleurs (la question sera d'ailleurs de savoir si MM. Bush, Chirac, Schröder et Berlusconi, se montreront aussi solidaires le jour où le but du Kremlin ne sera plus la Géorgie mais l'Ukraine...)
Nous savons, depuis le 11 septembre 2001, que les islamistes radicaux sont mus pas une détestation fondamentale de la démocratie. Mais une fois ce constat effectué, il reste nécessaire de poser les jalons de politiques susceptibles de diminuer l'intensité des conflits qu'exploite - fût-ce partiellement - le terrorisme islamique, de la banlieue de Bagdad à celle de Tachkent.
Ce qu'il faut craindre du monde selon Bush et Poutine, c'est la mise en application d'une sorte de prophétie autoréalisatrice. Déjà Ben Laden avait surgi des décombres de l'Afghanistan après l'intervention soviétique. Guerre déjà menée au nom du "progrès", et combattue par l'Occident à l'aide des talibans pour faire barrage au communisme international. L'actuelle guerre d'Irak peut conduire à son tour à des alliances dommageables, comme à la recréation d'un lieu d'où surgiront d'autres Ben Laden. Dix ans de guerre en Tchétchénie, sans l'espoir d'une solution politique, ont déjà produit de nouveaux barbares, qui prépareront d'autres Beslan.
Toute vision globale, uniforme, simpliste du terrorisme, l'identifiant à une religion ou à une culture, fait, paradoxalement, son jeu. Décréter un combat universel contre le "Mal", c'est assurément faire surgir de nouvelles incarnations de la barbarie. Combattre le terrorisme c'est d'abord le délégitimer, c'est-à-dire s'employer à régler les problèmes que le terrorisme exploite.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Le directeur de la publication du journal Le Monde Jean-Marie Colombani
L'état de la "menace islamiste" trois ans après le 11-Septembre
LE MONDE | 10.09.04
Un débat entre Gilles Kepel, titulaire de la chaire Moyen-Orient-Méditerannée à Sciences-Po Paris, Farhad Khosrokhavar, chercheur à l'ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et Alain Gresh, rédacteur en chef du "Monde diplomatique".
Le terme "islamisme", en permanence utilisé par les chercheurs et les médias, est-il adéquat pour comprendre la situation actuelle ?
Alain Gresh : L'islam ne définit pas une politique, encore moins les musulmans. Un exemple : après le 11-Septembre, les gens se sont précipités dans les librairies pour acheter le Coran. Les éditions ont été épuisées en quelques jours. Il n'en a pas été plus lu pour autant... Mais le fait qu'on puisse penser trouver dans le Coran de quoi expliquer Ben Laden me semble très caractéristique. Cela revient à se dire : finalement, parce qu'ils sont musulmans, on peut définir quelle est leur politique, leur vie quotidienne. Ce n'est pas vrai. Il suffit de rappeler qu'il existe près d'une soixantaine d'Etats à majorité musulmane dans le monde avec des systèmes politiques très différents, pas du tout régis par le Coran. Quant au terme "islamisme", je me rappelle que l'historien Maxime Rodinson, qui a été notre maître à tous, nous avait mis en garde contre son utilisation, disant : attention, ce mot "islamisme" va progressivement se confondre avec islam !
Gilles Kepel : J'ai opté très tôt pour le terme "islamiste", plus exactement "mouvement islamiste". Eux s'appellent harakat islamiyya, le "mouvement islamique". Devons-nous calquer leur terminologie ? Non. On ne doit pas prendre pour argent comptant la façon dont un mouvement ou un groupe se définit. "Mouvement islamiste" me semble un bon compromis, un outil intellectuel utile pour décrypter ces mouvements qui participent de la culture islamique, et en même temps ont leur spécificité.
Farhad Khosrokhavar : Je ne connais pas en sociologie ou en anthropologie d'expression qui ne prête pas à ambiguïté. Mais globalement, les mouvements islamistes ont deux caractéristiques essentielles. D'abord une relation avec les déshérités. On l'a vu lors de la Révolution iranienne, au Liban ou chez les Palestiniens. Idem pour Al-Qaida, dès qu'il s'agit des personnes recrutées en Occident. C'est une dimension tiers-mondiste très prégnante. L'autre caractéristique de ces mouvements est qu'ils se définissent en rupture avec l'élite dominante des sociétés musulmanes. Leur discours fustigent les élites en affirmant : ces gens-là ne sont pas de vrais musulmans, il faut rompre avec eux, ils sont vendus à l'Occident.
Vous jugez donc normal d'appliquer le même terme à Ben Laden, au Hamas palestinien, au Tchétchène Bassaïev et au parti actuellement au pouvoir en Turquie ?
A. G. : On ne peut pas mettre dans la même catégorie analytique Al Qaida, les Frères musulmans, le Hezbollah ou l'AKP turc. Et pourtant, il n'y a pas de meilleure expression que "mouvements islamistes" même si elle est simplificatrice et dangereuse.
G. K. : Ces mouvements sont un conglomérat de groupes sociaux différents - les déshérités, la jeunesse urbaine pauvre, la classe moyenne pieuse, les intellectuels islamistes - qui s'unissent à un moment donné. Pourquoi existe-t-il une unité intellectuelle ? Parce que tous veulent que l'islam soit la règle organisatrice des rapports sociaux. Ils n'en ont pas la même interprétation, mais ils ne remettent pas en cause ce postulat. Ils participent d'un même ensemble différencié et conflictuel. Il s'agit d'un phénomène caractéristique depuis le milieu des années 1970. Auparavant, nous étions plutôt dans une phase où l'idéologie dominante était le nationalisme (arabe, persan, turc et autre).
F. K. : Quoi qu'on en dise, la caractérisation vient de l'Occident. Parler d'islamisme signifie d'abord qu'il y a, d'après nous, une intolérance profonde dans ces mouvements, qu'ils sont porteurs d'antidémocratie, et d'anti-occidentalisme. Lorsque nous discutons avec les membres de ces mouvements-là, nous avons le sentiment qu'il y a une injustice profonde à les qualifier de la manière dont nous les qualifions en Occident.
A. G. : Les mouvements islamistes sont plus contradictoires que ne l'exprime Gilles Kepel. Même le corpus religieux que l'on dit commun me semble douteux. Prenons l'exemple des femmes. Si vous envisagez le corpus commun dominant dans l'islam, il y a cinquante ans, les femmes n'avaient pas le droit de vote. Aujourd'hui, il n'y a plus de pays musulman où les femmes ne votent pas, hormis l'Arabie saoudite et le Koweït. Et encore, dans ces deux pays, c'est en discussion. Au-delà des discours, il ne faut pas croire tout ce que les organisations politiques disent, y compris d'elles-mêmes...
Comment analysez-vous les attentats commis par Al-Qaida ou des mouvements qui opèrent en résonance avec les divers conflits du Proche-Orient et du Caucase ? Sont-ils une manifestation de puissance ou la signature d'un échec, une queue de comète ?
G. K. : En ce troisième anniversaire du 11-Septembre, essayons de réfléchir à son bilan. Notons d'abord que les attentats ne furent pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les attaques terroristes contre les Etats-Unis interviennent à un moment où la mouvance islamiste la plus radicale, celle qui prônait le djihad, la lutte armée pour s'emparer du pouvoir, fait un bilan d'échec global, à la fin des années 1990. Elle a échoué en Algérie, en Bosnie, en Egypte. Elle n'a pas réussi à mobiliser les masses pour faire tomber les régimes impies. On voit Oussama Ben Laden et son mentor Ayman Al-Zawahiri réfléchir à un autre mode d'opération, tenter de trouver un slogan mobilisateur. Le mode d'opération choisi sera ce que tout le monde appelle le terrorisme, et eux les opérations martyres. Echouant à mobiliser les masses ils choisissent de se focaliser sur des petits groupes d'individus, si possible éduqués dans les universités occidentales, parlant anglais, et qui ont subi un endoctrinement via le salafisme, un terme aussi important qu'islamisme pour comprendre la situation actuelle.
Le salafisme désigne ceux qui ont une vision particulièrement rigoriste, bornée et a-historique de l'islam, qui nient toute évolution, veulent plier l'histoire du monde à la norme religieuse. Le mode d'opération choisi sera d'organiser des opérations terroristes-suicides extrêmement spectaculaires, conçues pour être surexposées médiatiquement, semer la terreur chez les victimes et galvaniser par leur audace ceux que l'on veut mobiliser. Ce sera le 11-Septembre. Ce petit groupe, "l'avant-garde bénie de l'oumma", comme dit Ben Laden, va porter la guerre au cœur de l'Amérique, l'ennemi lointain. En même temps, Zawahiri propose comme slogan "le djihad contre Israël". Ça marche y compris parmi ceux qui ne sont pas croyants. L'idée du 11-Septembre, c'est jouer la surexposition médiatique, lancer le bon slogan pour rompre l'isolement. C'est l'enjeu principal de la mouvance terroriste.
Ben Laden et Al-Zawahiri seraient partis d'un constat d'échec et déboucheraient à nouveau sur un échec.
G. K. : Absolument. Trois ans après, ils ont politiquement échoué, puisque nulle part, ils n'ont réussi à s'emparer du pouvoir. Le seul Etat qu'ils contrôlaient - l'Emirat islamique des talibans - a été liquidé. En revanche, le terrorisme islamiste a essaimé. Il a fait des émules en dépit des coups réels portés à Al-Qaida. Prenons les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. Aucun de ceux qui l'ont fait n'a jamais mis le pied en Afghanistan ni au Pakistan. Ce sont les franchisés du terrorisme. Ben Laden est un logo. Ils agissent en son nom, se réclament de lui mais sont incapables de transformer politiquement la donne. Ce qui est très préoccupant, c'est cette espèce de pulvérisation, d'essaimage sauvage, et le problème de sécurité publique que cela pose.
A. G. : Rappelons qu'Al-Qaida est le résultat du djihad en Afghanistan. Ce mouvement n'aurait pas pu exister s'il n'y avait pas eu une formation de milliers de cadres pour la lutte anti-soviétique en Afghanistan. Cela étant, Ben Laden a réussi quelque chose que personne n'avait fait avant lui : un mouvement multinational important dans le monde musulman. Bien sûr, Al-Qaida représente une menace. Mais s'agit-il d'une menace stratégique, d'une nouvelle guerre mondiale, comme toute une série de dirigeants veut nous le faire croire ? Non. Al-Qaida relève d'une logique de lutte policière.
F. K. : Je voudrais insister sur trois thèmes très liés. Premièrement, Al Qaida est un mouvement sunnite, de manière écrasante. S'il y a eu radicalisation des mouvements chiites dans les années 1980, à partir des années 1990, c'est vraiment l'entrée en scène du sunnisme. Il y a là une sorte d'"ethnicité", de lien à des versions de l'islam qui ont leur corpus, leur idéologie, leurs soubassements imaginaires. Deuxièmement, ce mouvement terroriste symbolise, pour une partie du monde musulman, un sentiment de revanche vis-à-vis d'un Occident arrogant qui sévit sur le territoire palestinien en favorisant de manière absolue les Israéliens. Ben Laden apparaît comme l'équivalent d'un Che Guevara, une icône, même si bien peu sont décidés à le suivre. Troisièmement, ces mouvements, de manière paradoxale, inaugurent une sorte de modernisation des sociétés musulmanes. Nombre de pays musulmans essaient de se lier avec l'Occident contre ce qu'ils appellent leur terrorisme intérieur et certains s'engagent dans une réflexion positive sur l'intolérance, sur le déni de toute forme de dissensions, de divergences.
Dans le cadre de la "guerre au terrorisme", certains présentent la présence de plus de dix millions de musulmans sur le sol européen comme une "menace". Qu'en pensez-vous ?
F. K. : Il existe de facto une dimension de déstabilisation. En Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, la peur de l'islam progresse. Or l'immense majorité des musulmans cherchent à s'intégrer. Leur souci majeur n'est pas de rompre des lances avec les sociétés qui ont accueilli leurs parents ou grands-parents. Mais ils sont confrontés à de nombreuses situations d'exclusion. En France, une bonne partie des banlieues est peuplée de gens d'origine nord-africaine qui sont au chômage. Des générations ne se sentent pas intégrées comme des citoyens à part entière. Les messages extrémistes peuvent avoir un impact sur une infime minorité, convaincue que les sociétés occidentales les excluent, les infériorisent, les "racialisent". Cette infime minorité va donner un contenu religieux à la dénonciation du racisme et se radicaliser.
A. G. : Lorsque l'on aborde les questions d'intégration, il faut toujours remonter à l'histoire. Sinon, on ne voit plus ce qui est particulier à la période actuelle et ce qui a toujours existé. Le rejet de l'émigration a été un phénomène permanent en France. Qu'est-ce qui est donc particulier dans le sentiment actuel de menace ? C'est de voir des jeunes formés par l'école de la République se réclamer de l'islam, des filles nées et formées en France mettre le foulard. J'aimerais faire une digression historique. L'étude fondatrice de la sociologie américaine a été réalisée sur le ghetto juif de Chicago, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La deuxième génération commence à s'intégrer, sort du ghetto. Là, elle se heurte à un interdit : des lieux sont interdits aux Juifs et aux Noirs. Que se passe-t-il pour ces jeunes juifs complètement américanisés ? Ils deviennent soit sionistes, soit religieux : "Vous nous rejetez, nous vous rejetons." En Europe, on constate un phénomène identique. Devine-t-on ce que représente pour un jeune musulman de se voir tous les jours refuser du travail ou un logement parce qu'il est maghrébin ? Toutes les études sur les discriminations montrent que là se situe le fondement du repli. Enfin, historiquement, l'intégration des immigrés s'est faite dans les usines, à travers le mouvement ouvrier : les partis communistes et socialistes, les syndicats. Or le PC s'est effondré, les grandes usines ont disparu. Ces jeunes, quand ils travaillent, font des "petits boulots". Le travail n'a plus sa fonction intégrative historique.
G. K. : Ce qui me semble fondamental, c'est le fait que des gens qui se nomment Ahmed ou Fatima puissent participer à la vie politique, devenir député, dans un cadre démocratique, pas parce qu'ils sont musulmans, et non en faisant allégeance à un régime autoritaire.
A. G. : Sauf qu'il n'y a pas un seul député d'origine musulmane...
G. K. : Précisément : il y a un problème dans le système français. Nous nous targuons d'avoir une politique qui privilégie l'intégration individuelle et refuse la logique communautaire. La traduction politique de cette attitude devrait être que la population - au scrutin majoritaire - soit représentée. Or il n'y a aucun membre de la représentation nationale d'origine nord-africaine. Il ne s'agit pas d'avoir des "députés arabes". Mais qu'il y en ait comme il y a des députés juifs, élus par tous en fonction de la politique qu'ils défendent, et non de leur origine confessionnelle. Le paradoxe est qu'en Grande-Bretagne, où prédomine une logique communautariste, il y a des députés d'origine indo-pakistanaise musulmane qui reflètent la diversité des oppositions politiques. Ils ne se définissent pas comme "députés des musulmans", mais comme conservateurs ou travaillistes. L'un des enjeux majeurs aujourd'hui, ce sont les instances politiques identifiées par l'Etat pour représenter les populations en question. En France, le déficit de représentation politique a fait qu'on a érigé en substitut le CFCM (Conseil français du culte musulman). Quand il traite des questions de culte avec le ministère de l'intérieur, il est dans son rôle. Mais qu'en l'absence de possibilités politiques, pour des gens qui ne sont pas religieux, le CFCM et, en son sein, l'UOIF (Union des organisations islamiques de France) soient intronisés comme des espèces de représentants par excellence de toute personne d'origine musulmane, quelle que soit sa croyance, n'est pas la bonne marche à suivre.
A. G. : J'ai écrit mon livre autour de la perception d'une menace nouvelle - à la fois interne, avec les musulmans en Europe, et externe, représentée par Al-Qaida - et de la tentative de construire un ennemi global. C'est une propension extrêmement partagée, dangereuse et fausse. Elle structure en grande partie l'avenir de la politique internationale et française. Selon que l'on partage l'idée que la République est en danger et que des groupes nous menacent, ou que ces groupes peuvent causer des dommages graves sans mettre en danger la stabilité de nos sociétés, on n'a pas la même politique à l'égard de l'islam et des organisations musulmanes.
La menace islamiste serait donc illusoire, ou très faible ?
F. K. : Il ne s'agit pas de faire de l'angélisme. Des groupes très minoritaires peuvent causer des dégâts d'envergure et entraîner des conséquences dramatiques pour les sociétés où ils interviennent. Les Etats doivent évidemment s'en occuper. Mais il ne faut pas que ces moyens et les discours qui les accompagnent occultent les mécanismes d'ethnicité qu'ils produisent. Je me rends très fréquemment dans les banlieues. Les mécanismes de production de l'ethnicité y sont extraordinaires et on les occulte constamment. Dans certaines banlieues, il n'y a plus aucun "franco-français", vivant sur notre territoire depuis au moins trois générations, des personnes qui ont intériorisé les normes sociales. L'islam vient alors comme un élément qui relie les pans disjoints de ces populations, leur donne un sens, une dignité. Certes, quelquefois illusoire.
G. K. : Il faut malheureusement prendre la menace terroriste très au sérieux. Madrid en a été l'expression la plus frappante cette année. Il n'est pas impossible qu'un autre Madrid se produise ailleurs en Europe. Que les groupuscules qui mettent des bombes soient ultraminoritaires ne change rien. Qui a commis les attentats de Madrid ? Des jeunes émigrés dévoyés qui faisaient partie du tissu social de l'immigration locale. Il y a là un véritable problème qui tient à la porosité du passage entre le salafisme, cette mouvance ultrarigoriste qui intime aux jeunes de se laisser pousser la barbe, aux filles de se voiler, prône la rupture au quotidien avec l'environnement impie décrié, et la mouvance salafiste djihadiste qui, elle, débouche sur le terrorisme. Il ne faut pas mésestimer cette porosité : les passages entre salafisme et djihadisme se font facilement. Le lavage de cerveau, l'endoctrinement fonctionne. Ensuite, un sergent recruteur djihadiste récupère ces gens conditionnés et les transforme en machines à tuer. Cela fait des individus marqués par une schizophrénie : l'éducation en Occident, la maîtrise des sciences et des techniques et le lavage de cerveau. Elle aboutit au suicide, qui est la délivrance. Je suis très inquiet. C'est un enjeu aussi bien en Europe que dans les sociétés du sud et de l'est de la Méditerranée. La menace ne sera éradiquée que si les sociétés civiles s'emploient d'urgence à l'éradiquer.
Par rapport à ces questions, comment définiriez-vous le principal enjeu posé à la société française ?
F. K. : D'abord, c'est là que vit la population musulmane la plus nombreuse d'Europe : plus de 4 millions de personnes. Le nombre de personnes de confession juive y est aussi le plus important, 600 000 à 700 000. C'est donc en France que le "transfert" des problèmes du Moyen-Orient et du monde musulman au sein de la société est le plus fort. Gilles Kepel développe une vision qui met l'accent sur le danger salafiste. Je dirais que des formes plus ou moins closes de communautarisme peuvent aussi, au nom de la religion, prévenir la radicalisation. En l'absence sur le terrain, dans les banlieues, d'organisations politiques ouvrières, socialistes, des syndicats, etc, des communautarismes peuvent jouer un rôle de garde-fou. C'est l'ambiguïté de ces formations intégristes : elles peuvent pousser une minorité de jeunes vers la radicalisation, mais aussi l'endiguer. Se reconnaître dans une piété plus ou moins hermétique peut prévenir des dérapages. C'est ce qui se passe dans la grande majorité des cas : la piété fait plus pour juguler la radicalisation active que pour la susciter. La question posée à la laïcité est donc la suivante : au nom d'une vision battue en brèche par l'évolution de la société, doit-elle persister à n'admettre que l'individu, son autonomie, son intégration, sa relation directe avec la République, sans la médiation de communautés intermédiaires ? Ce serait mon idéal personnel. Mais, comme sociologue, je ne crois pas que la société se situe aujourd'hui dans ce cas de figure. Par conséquent, il faudrait que la France accepte des formes de communautarisme qui peuvent faire barrage à la radicalisation de jeunes qui ne voient pas d'avenir.
G. K. : La première caractéristique du rapport de la France au monde musulman, c'est son extrême proximité. Il y a en France un brassage culturel profond : le nombre d'enfants issus de parents maghrébins et "gaulois" est incommensurablement plus élevé qu'en Angleterre ou en Allemagne. C'est un élément caractéristique de la société française, dont le terreau est sa laïcité, autrefois décriée dans les pays anglo-saxons comme un signe rétrograde, jacobin. Or, aujourd'hui, l'Angleterre a tourné casaque et considère que le multiculturalisme mène à la fragmentation sociale. Je ne suivrai donc pas Farhad Khosrokhavar sur l'idée que, même si nous n'y sommes pas favorables, de toute façon nous devons nous résoudre à l'inéluctable dimension communautariste, car il n'y a plus d'autre médiation sociale. Et donc que, finalement, les Frères musulmans sont les meilleurs défenseurs contre l'explosion de la délinquance, du terrorisme et de la radicalisation. Je persiste à croire que c'est par l'éducation citoyenne, la pleine participation sociale et démocratique, que notre société pourra gérer ses contradictions. Il faut au contraire particulièrement s'inquiéter lorsque les contradictions s'expriment à travers des clivages ethniques, communautaires ou religieux, qui sont la négation-même de la liberté de l'individu. Quand il y a des communautés, définies par ce que l'on est, et non par ce que l'on fait, il n'y a plus de société.
A.G. : Un mot sur le "multiculturalisme": en France, la culture des jeunes issus de l'immigration est franco-française. Ils vont chez McDo, voient les mêmes films, écoutent les mêmes chanteurs que des jeunes "franco-français". Emerge maintenant une revendication d'identité "musulmane". Et on parle de plus en plus des "musulmans". Il y a quinze ans, c'était inexistant. On évoquait les Maghrébins, les Marocains, les Algériens. Que s'est-il passé ? Lorsque, dans certains quartiers, tout le monde est musulman, que l'Etat n'est plus présent, que les seules logiques de solidarité sont familiales ou communautaires, on se sent de plus en plus musulman. Quand des enfants vont dans une classe composée à 80% de musulmans et que l'enseignant les regarde d'abord comme des musulmans, ils s'affirment musulmans. Je ne suis pas du tout pour le multiculturalisme, qui n'a, de plus, pas de base historique en France. Mais le débat sur le "multiculturalisme" restera sans intérêt tant qu'on n'abordera pas de front le fait qu'en France, des ghettos ethnico-sociaux sont en train de se créer.
Propos recueillis par Sylvain Cypel et Laurent Greilsamer
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04
Fichus lslamistes !
De quelques rebonds impromptus du fondamentalisme
Sans aucun doute, nos idéaux de tolérance et de multiculturalisme ont joué beaucoup pour que le débat sur le voile en Suisse n'ait pas les odeurs de souffre que l'on connait en France. Tout le monde s'en réjouit, mais gare aux méprises susceptibles d'advenir d'une vision expéditive de ces notions. Plus précisément, l'apologie maximaliste de la tolérance à l'égard d'une culture - ou d'une religion - a toute les chances de se faire au prix d'un souverain dédain vis-à-vis des personnes qui s'y identifient. J'en veux pour preuve l'éditorial de Joelle Isler du 24 Heures du 28 février qui, au nom d'un humanisme multiculturaliste bon teint et certainement pavé de bonne intentions en arrive directement à cautionner les thèses ... fondamentalistes islamistes ! Petite pause, pour éviter les grincements de dents, entendons-nous d'abord sur ce terme avant de continuer et ne confondons pas le fondamentalisme avec le club des fous de la gachette. Le fondamentalisme est une orientation théologique défensive, née en Europe en réaction à la modernité et à la sécularisation des esprits, une « lecture figée, non évolutive des Sources » pour reprendre la définition de Tareq Ramadan, penseur musulman et professeur de français à Genève. Dans le monde arabo-musulman, le fondamentalisme s'inscrit en rupture avec l'idée d' ijtihâd, ou, si l'on suit Tareq Ramadan, « la raison humaine nourrie par les sources, l'intelligence appliquée, celle qui fait le lien entre le Texte et le contexte ». Ces questions de vocabulaire réglée, entrons dans le vif du sujet pour constater - ô stupeur - que les fondamentalistes ne sont pas alors forcément là où on les attend.
Voyons-y de plus près. « Le voile, demeure à la fois une marque d'attachement repectueux envers sa foi et une protection contre le monde temporel », nous dit Joelle Isler. « le Coran est formel, ajoute-t-elle, ne craignant pas d'empiéter allègrement sur les plate-bandes du discours des imams : dans la sourate "les factions" XXXIII 59, il est écrit O Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leur voile (...) ». Hani Ramadan, le responsable du Centre islamique des Eaux-Vives, ne disait-il pas que « par rapport à de telles questions,nous n'avons pas à tourner autour du pot. Nous avons simplement à revenir aux sources de l'islam, au Coran et à la Sunna comme seuls critères de ce que nous devons faire ou ne pas faire, et personne n'est autorisé à prendre des décisions en dehors de ce cadre-là ». Bref, si « la petite Amina A. a atteint l'âge de la puberté. Elle se doit donc de respecter la loi coranique (nous soulignons)», nous apprend ... Joelle Isler, pleine de respect pour la culture musulmane, ou à tout le moins une certaine vision de celle-ci. Ironie du sort, voici alors que Tariq Ramadan arrive à point nommé pour tenir le rôle de modérateur vis-à-vis des propos de la journaliste rappelant que « le voile est une obligation, il ne saurait être une contrainte ».
Mais laissons de côté le terrain glissant de l'exégèse coranique et tournons-nous une seconde vers le port du voile, le voile comme pratique sociale et non comme prescription religieuse ou morale, les hommes (et femmes!) et non le Texte, les musulmans et non le Coran, histoire de relever quelques hiatus dans les propos de la journaliste. Il faut émettre deux réserves quant aux propositions « corano-centriques » (respect des cultures oblige) qu'elle émet. D'abord, le fait que l'équation « voile=pudeur » soit la seule vérité du foulard. En second lieu, il nous paraît tout aussi périlleux d'affirmer de but en blanc que le voile traduise nécessairement ou exclusivement le désir de « mettre fin à l'hégémonie des idéaux occidentaux », comme elle l'affirme, ce qui semblerait être l'essence de l'islamisme.
Ecartons-nous alors une seconde des affaires de voile des écoles de la Chaux-de-Fond, pour un petit détour ludique et instructif sur les bords du Nil, dans la patrie de Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères Musulmans, et de la Mosquée d'Al-Azhar, la plus grande autorité morale de l'Islam sunnite. Là-bas, au Caire, sous les spots de Flash, le plus up-to-date des multiples magasins branchés de prêt-à-porter pour femmes voilées, on ne sait plus trop si le foulard est inspiré de la sourate de factions ou de l'esthétique Benetton : voile chic, modèle vieille France sur un rayon ; pudeur musulmane sous forme de béret gavroche. Il se décline sur d'autres rayons en paillettes, parfois orné de perles. Tantôt importés de Turquie, ou inspiré des drapés « traditionnels » pakistanais ou iraniens le hidjab emprunte parfois les canons des couleurs de saison lancés par les couturiers de Paris ou de Turin. Mic mac(do?) malicieux et plein de bonne humeur que le « syncrétisme vestimentaire », comme disent les anthropologues, réalisé par les « voilées libérales », mouhagabât moutaharrira en arabe, qui se faufilent entre les étalages de Flash. Phénomène marginale ? Pas tant que cela : ne s'y trompant pas, la presse locale a été prompte à souligner les démarches iconoclastes de celles qui, de manière parfaitement non islamiste, se sont espiéglement appropriées l'emblème phare de l'islamisme. “Habits islamiques importés de Londres !!! ” relève en précurseur "Sawt al-Arab " dans son édition du 26 avril 1987 ; “Le voile et la séduction en Egypte ! ” (Rose al-Youssouf, 16.10.1995) ; “ Le jeans et le stretch, dernier cri dans la mode des femmes voilées ” (Akher Sa'a, 05.07.1995).“ La femme voilée est-elle plus morale que la non-voilée ?! ” se demande finalement l'hebdomadaireAl-Destour du 7 mai 1997.
Devant ces voilées indociles, ce fut le désarroi, parfois la colère, dans les cercles islamistes où l'on a pu invoquer le «complot du sionisme international qui contrôle les maisons de couture et qui veut faire du hidjab une mode », comme nous le clama sans ambages une militante de l'un des faubourgs populaires de la capitale. Plus menaçant, ce professeur à l'Université d'Al-Azhar s'emporta haut et fort contre «ceux qui font du voile quelque chose d'extravagant et qui ne trompent personne, surtout pas l'oeil du très haut» , exaspéré qu'il était devant le dernier pied-de-nez de la « voilée libérale » aux injonctions pudiques des dignitaires religieux : la sortie du magasine Fashion, une revue papier glacé pour femmes voilées pudiques peut-être, mais pas vraiment désireuses de trop carresser les barbus dans le sens du poil. Bref, le hidjab s'est moulé dans la globalisation, dans les logiques de profit et des circuits de la mode internationale qui l'ont bien accepté en retour, de Gérard Darel avec son « décolleté-djellaba » (la djellaba, rappelons-le, est le qualificatif employé pour parler du voile dans la sourate des factions) à Bennetton qui avec son magazine de pub-public relations « Ennemies » a sans doute atteint des sommets immaculés de cynisme. Il y décrivait en effet sur fond de décors benetton - cocktail bigarré comme de coutume de races et de couleurs - la cohabitation fraternel des peuples juifs et palestiniens, où la mini-jupe faisait de l'oeil au hidjab et vice-versa).
Bref, pour peu que l'on s'intéresse à ce que les voilées ont fait de lui, le hidjâb est pour le moins polymorphe, malmené bien souvent au regard de ce que le discours orthodoxe préconnise à son sujet. On aura compris qu'il peut être autre chose que la définition que nous en donne Joelle Isler, trompée ici d'abord par son « corano-centrisme », mais aussi par la dérive calvinisto-puritaine du voile en Europe, épuré qu'il est sous nos contrées de tout effet de mode et de séduction, irasciblement arc-bouté sur les énoncés du Texte et franchement peu sexy au regard de ce qui se fait aujourd'hui dans le monde musulman. Côté foulard, la globalisation a gagné en Orient, d'Ankara à Téhéran en passant par le Caire où le hidjab fleurte sans complexes avec tous les standards de la mode internationale, alors qu'en Occident on est plus facilement enclin à la rétractation identitaire, au lifting puritain, au « néo-fondamentaliste », selon l'expression de Olivier Roy, un des spécialistes de la question : sous le voile, frivolité et malice s'arrêtent aux portes de l'Europe.
Deux commentaires s'imposent à la lumière de ces constats. D'abord, le revoilement, comme d'ailleurs le « retour de l'islam » dans son ensemble, ne sont pas ces éternels rebels contre l'Occident et ses normes, ils ne sont pas nécessairement situé en dehors du « global village » pour reprendre le terme de Marshall MacLuhan. En Turquie, en Iran, en Egypte, et jusqu'au Soudan, en marge de la scène fondamentaliste, les interprétations iconoclastes du voile foisonnent en coulisses, se complaisant finalement assez bien dans le bricolage religieux de cette fin de siècle, tout comme les « haggagogos », ces golden boys de la jet-set cairote qui font leur pèlerinage (“hagg“ en arabe, d'où le surnom) entre un rendez-vous à Wall-Street et une croisière aux Bahamas - je caricature à peine. Ils se livrent chacun à sa manière à un ijtihâd, un brin frivole ou superficiel peut-être, mais bien réel, en conjuguant ton-sur-ton « cocacolonisation » et islamisation, le Texte et le contexte, et en se plaçant dans tous les cas en position de porte-à-faux radical à l'égard du fondamentalisme islamique sclérosé par son idéal d'authenticité culturelle.
En second lieu, si une partie de l'Orient voilé ou réislamisé se frotte aux dynamiques de globalisation économique et culturelle avec de moins en moins de crispations, l'Occident de son côté n'en a pas finit avec ses fondamentalismes à lui : la pensée moderne (la Raison humaine au pouvoir, Dieu au placart, le Progrès, la Science et l'individu le substituant au panthéon de ses idoles) a aussi généré les siens. La pensée post-moderne cette apologie de la diversité, du mélange, de spiritualités diverses et variées, du particularisme, a fait de même, confondant dans son désir de respecter l'Autre, la culture - entité abstraite - et l'individu - entité réelle. Les propos de Joelle Isler l'illustrent bien. C'est bien le piège pernicieux de la pensée identitaire, une pensée qui appréhende l'autre à partir d'une identité préfabriquée, définie hors de lui et parfois contre lui par la pensée néo-fondamentaliste, gommant du coup le travail de sa conscience réduite à une caisse d'enregistrement des directives que lui adresserait sa Culture. Cette pensée fait donc par définition abstraction des modalités multiples qui sont à la disposition d'un individu de souscrire à l'appartenance qui lui est assignée et d'interpréter ou d'ignorer les valeurs qui vont avec : les voilées libérales viennent ici à point nommé nous rappeler qu'il est aussi des manières plutôt cool de souscrire au mouvement de réislamisation qui ne correspondent guère au point de vue de Joelle Isler. Celui-ci enferme alors Amina A. dans une vision sociologiquement étriquée de sa religion, étriquée en ce sens qu'elle n'est qu'une des lectures possibles du corpus religieux musulman, ni plus fausse, ni plus vraie d'ailleurs que les autres, mais qui exerce un effet d'autorité, dès lors qu'elle dicte une norme de bonne conduite, le port du voile dans notre cas, au plus grand plaisir de ses thuriféraires.
Et à ce fondamentalisme de la tolérance religieuse s'ajoute encore celui de la laïcité moderne classique, ce que Hani Ramadan appelait non sans raison un « intégrisme laïc » de nature plus politique, lequel a aussi saisi l'aubaine des affaires de foulard de Genève et de la Chaux-de-fond pour donner de la voix. Dernier en date à reprendre le flambeau de la lutte contre l'obscurantisme religieux en Suisse : François Truan, vice-président de l'Association Suisse pour la défense de la laïcité. Ce dernier n'hésitera pas pour défendre son idéal menacé à se livrer à une exégèse religieuse des textes fondateurs de ... la foi musulmane ; exercice décidément prisé dans nos médias ces temps-ci et haute voltige morale pour un laïc ! Cela ne l'offusque guère. Il est vrai que son collègue Jean-Jacques Bise avait déjà balisé le terrain, lorsqu'il affirmait dans L'Impartial du 3 février 1998 que « l'islam refuse tout signe, il n'y a pas d'habit religieux. Le foulard est seulement une pièce du vêtement profane de pudeur, comme la jupe maxi et les manches longues ». François Truan de son côté, se déclara convaincu que « le Coran contient nombre de préceptes érigeant en principe l'infériorité sociale et juridique de la femme » ou encore que « le port du voile n'est pas un précepte coranique » (L'Hebdo, 19.2.1998).
Voilà Amina M. définitivement prise en étau ! Pour François Truan « c'est au nom de la démocratie laïque qu'il convient de limiter la liberté du citoyen », une limitation que Joelle Isler réalise au nom du respect de la Tradition : « Même si elle porte le foulard sur l'ordre de son père, un homme réputé proche des mouvements intégristes, Amina ne fait rien d'autre que de suivre la Tradition ». Ironie du sort, voici alors, couverte des oripeaux d'un humanisme multiculturel des plus branchés, une violence ouatée point-à-point symétrique celle de « l'intégrisme laïc » qui, lui, contraint l'Autre à la ressemblance, à l'assimilation bref, « à renoncer à faire étalage de ses singularités culturelles », Truan dixit. A partir de prémisses différentes, ils se rejoignent au final sur un point : le déni du libre-arbitre des premières personnes concernées, à savoir les femmes voilées elles-mêmes.
En définitive le relativisme culturel outrancier n'est pas loin d'être aussi dogmatique que l'intégrisme laïc ou religieux, pour une raison simple : la tolérance qu'il prône est tombée à côté de la plaque, la tolérance s'est trompée d'objet, de point de chute ; elle s'est fixée sur la Culture ou la Religion au détriment de la personne humaine, laquelle se voit réduite aussitôt au statu exclusif d'homo islamicus entièrement déterminé par son identité religieuse. Il n'existe plus en tant qu'individu capable de souscrire librement à sa religion, à sa culture, de bricoler avec elle, de ruser avec ceux qui prétendent en définir le sens, bref de faire acte de Raison dans un sens ou dans un autre.
On observe alors un surprenant chassez-croisé. D'abord, au nom de la défense de la laïcité d'une part, et de celle de la tolérance ensuite, ces deux valeurs lourdes de la période des Lumières, on voit réciproquement François Truan et Joelle Isler invoquer la tradition de ce qui est encore si systématiquement présenté comme un obscurantisme impénitent, à savoir l'Islam. A l'inverse, du côté des islamistes - que l'on qualifie volontier de contradicteurs patentés des valeurs occidentales - de plus en plus s'exprime un vibrant et sincère plaidoyer pour la laicité qu'ils réclament de leurs voeux. Certes, ils la veulent « ouverte », comme les frères Ramadan, percevant en elle le meilleur garant d'un espace légal de liberté d'expression et d'organisation. Ils ne la reconnaissent pas moins pour autant : ils ne contestent pas le principe, mais son contenu. Et de surcroit, ils sont nombreux dans les rangs ismaistes à en appeler de façon toujours plus soutenue aux droits de l'homme, ces repoussoirs les plus forts nous dit encore Joelle Isler « des peuples qui, à l'instar des Irakiens semblent prêts à sacrifier leur vie pour faire bloc, voir mettre fin, à l'hégémonie des idéaux occidentaux », des idéaux qui, du côté des voilées de chez « Flash », ne posent pour le moins pas nécessairement problème : c'est Michael Bolton et Richard Clayderman qui servent de musique de fond en lieu et place des récitations coraniques que nous serions en droit d'attendre dans ce genre d'établissement. Le « clash des civilisations » qui opposerait l'Orient « musulman » à l'Occident des lumières et du progrès n'est alors peut-être pas si explosif que cela. N'oublions pas si vite par exemple la capacité de représentations moins futiles que le décolleté et le stretch à faire souche au sein du terroir culturel musulman - des « voilées libérales » aux haggagogos jusqu'aux islamistes : des thèmes comme la démocratie, les droits de l'homme, mais aussi l'écologie ou la limitation des naissances, une certaine égalité des sexes, ne sont pas pour tout le monde dans l'univers culturel musulman les dernières ruses de l'impérialisme occidental ou du complot sioniste.
Il faudrait alors revoir ce que nous entendons par tolérance à l'égard de l'Autre. Celle-ci, invoquée de tous bords, devrait d'abord être une attitude circonspecte et compréhensive non seulement de ses valeurs à Lui, mais aussi de nos valeurs à nous qui servent à l'appréhender lui ; verser en somme une bonne rassade d'eau dans le vin de nos convictions idéologiques (les islamistes apprécierons ...), en n'oubliant pas qu'ici comme ailleurs, le contenu de toute identité, de toute valeur et de toute norme, est systématiquement disputé, remis en cause, négocié par ceux-là même qui s'y réfèrent. Bref, l'Islam ne fait pas le Musulman, ou plutôt : les préceptes du Texte sont une grille d'interprétation insuffisante pour comprendre la foi vécue du croyant tel qu'il l'expérimente dans son existence réelle. Les islamistes apprécieront moins, mais qu'ils le veulent ou non c'est ainsi. Plus précisément, l'incontestable solidarité dans la foi se fait sans trop de consensus quant à son contenu : une récente enquête auprès des étudiants de l'Université du Caire a par exemple montré que si ils étaient à 80% favorables à l'application de la chariia, la loi islamique, tout le monde divergeait lorsqu'il leur fut demandé de définir ce qu'ils entendaient par ce terme. Sur ces prémisses, en matière de foulard, la tolérance ne se portera plus sur la religion mais sur la personne. Elle consistera à libérer non pas sa raison - voeux pieux et éculé de moderniste endurcit -, mais visera à lui donner les moyens de négocier de façon aussi autonome que possible le vécu de sa foi, en dehors des contraintes des fondamentalismes autant religieux que laïc.
Cela évitera qu'en plus des « pressions intégristes » ou patriarcales qu'elles peuvent à l'occasion subir, d'autres Amina A. ne se transforment en victimes expiatoires de nos certitudes ébranlées. Qu'elles ne soient pas le terrain d'affrontement des contradictions de nos choix de société (souhaite-t-on une société pleinement multi-culturelle, une société fondamentalement laïque, ou une position médiane toujours introuvable), qu'elles ne soient pas prise dans l'étau de nos idéaux dévoyés, sandwichées entre d'un côté le dogmatisme de la pensée identitaire humanisme cripto-fondamentaliste, apologie frénétique de la différence et, d'autre part, « l'intégrisme laïc » porté à tout crin à lever le voile au nom d'une croisade faussement éclairé contre l'obscurantisme religieux, un combat qui n'est souvent autre chose qu'un plaidoyer banal du conformisme vestimentaire et - plus encore - intellectuel. Une fois débarassé de ces perspectives idéologiques crispées sur leurs valeurs - fondamentalistes en somme ! - ne retenant dans leurs propos que des entités abstraites (Islam, Occident, Modernité, Laïcité), on parlera alors plus calmement des problèmes d'intégration des Musulmans en tant que personnes réelles et non de l'Islam en tant que Culture ou Religion. On verra par exemple que le taux de chômage dans leurs rangs est six fois supérieur (aux chiffres du dernier recensement de population) que la moyenne nationale, et que le doux respect de la Culture de l'Autre a fait l'impasse sur une violente inégalité des chances dans le domaine professionnel et social ; épineux problème que les affaires de foulard ont fort efficacement permis de voiler jusqu'ici. Comme quoi, la préférence nationale de facto vaut bien quelques mosquées et fichus.
mercredi 24 mars 2010
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