RELIGION - L'étude des religions
Le premier problème que pose l’étude des religions concerne la définition même du concept de religion, lequel, étant exclusivement occidental, ne peut directement désigner des faits culturels appartenant à d’autres civilisations. Il suffit toutefois de se rendre compte du relativisme de ce concept pour que le problème perde sa priorité. De préliminaire il devient “ final ”, en ce sens qu’il se confond avec le but même de l’étude des religions, laquelle se comprend comme une recherche en vue de définir les religions. Il s’agit d’en donner une définition non philosophique, mais scientifique ; et, puisque la matière à étudier est “ culturelle ” et non “ naturelle ”, la discipline scientifique qui se donne un tel objet ne peut être qu’historique ; c’est l’histoire des religions.
L’approche historiographique des religions n’est pas réductible à une collection, aussi vaste que possible, de monographies consacrées aux religions particulières ; aussi n’est-ce pas là le but de l’histoire des religions. Il existe, au contraire, une conception qui part de ce qu’ont de comparable les faits religieux de n’importe quelle culture, ou, si l’on renonce à l’équivoque catégorie du religieux, les faits culturels tout court. C’est, en effet, du recours à cette méthode comparative qu’est née, en même temps que l’ethnologie, l’histoire des religions, la naissance de ces deux disciplines pouvant être conventionnellement datée de la parution de l’ouvrage de E. B. Tylor, Primitive Culture (1871).
La perspective comparatiste qu’elle exige et le caractère culturel de son objet situent l’histoire des religions aux côtés de l’ethnologie et lui assignent une position révolutionnaire par rapport à la tradition historico-philologique. Cette révolution est repérable dans le “ néo-humanisme ”, qui se présente comme dépassement du vieil humanisme centré sur la culture européenne. Dans cette perspective, important fut et demeure l’apport des études d’histoire religieuse à la formation d’un nouveau sens de l’histoire.
1. Le concept de religion
Le concept de religion est proprement occidental et n’a pas d’équivalent dans les autres cultures. Sa fonction originaire fut de distinguer un domaine s’opposant à celui que recouvre le concept d’État. Ainsi lorsque le christianisme devint la “ religion de l’État ” romain : une distinction catégorique se révéla nécessaire entre pouvoir religieux et pouvoir temporel, entre autorités religieuses et autorités laïques, entre lois religieuses et lois civiles, entre fêtes religieuses et fêtes civiques. Jusqu’alors la religion publique (ou officielle, ou d’État) avait pour but unique de contribuer à l’édification de l’État lui-même et n’exigeait donc pas d’être strictement différenciée par rapport à l’État et à ce qui le concernait. La sotériologie chrétienne pouvait comprendre aussi l’État romain, mais d’aucune façon elle ne trouvait en ce dernier sa fin et ses limites. Sa transcendance vis-à-vis de lui s’exprima dans le concept nouveau pour lequel fut adopté le terme latin de religio (qui pour les anciens Romains avait manifestement une autre signification) ; ce concept fut repris par toutes les langues occidentales, y compris les langues germaniques.
L’opposition entre les concepts de religion et d’État, opposition qui se retrouve chez Augustin entre la civitas Dei et la civitas humaine, ne doit pas être confondue avec le couple dialectique qui s’instaure entre sacré et profane et qui intervient de manière constante au sein même d’une religion donnée (dans la culture occidentale aussi bien que dans les autres ; le terme “ sacré ”, à la différence de “ religion ”, est traduisible). Cela revient à dire qu’un comportement “ profane ” n’est pas de soi “ irréligieux ”, mais qu’il appartient à une religion de désigner comme “ sacrés ” des objets, des lieux, des périodes, des personnes, etc., en leur reconnaissant des caractères singuliers et en libérant le reste au profit de l’activité profane.
Le concept de religion recouvrait d’abord la seule réalité représentée par le christianisme. Puis, au cours de la polémique antipaïenne qui contraignit ce dernier à une confrontation avec les religions de l’Antiquité, le souci de trouver un terrain de rencontre conduisit à étendre le concept aux réalités représentées par ces religions. En d’autres termes, celles-ci furent perçues comme étant, elles aussi, des “ religions ”, ne différant du christianisme que par le fait qu’elles étaient “ fausses ”, et c’est précisément à une confrontation sur ce point que tendait la polémique antipaïenne. Cette première extension du concept fut suffisante pour le rendre “ universel ”, c’est-à-dire pour l’abstraire des circonstances historiques qui lui avaient donné naissance.
Cette universalité, toutefois, demeura pendant longtemps circonscrite à l’intérieur du débat entre le christianisme et les autres religions. Ce vice originel (ou cette limite) affecta jusqu’à l’époque actuelle le concept de religion. Laissant de côté les relations des premiers voyageurs occidentaux qui rencontrèrent des populations “ sauvages ” et les tinrent pour privées de religion – tout en décrivant leurs mœurs et, parmi elles, précisément et surtout, leurs coutumes religieuses –, on peut en venir aux premières définitions scientifiques des faits religieux appartenant à d’autres cultures. Le fait que la réalité chrétienne restait sous-jacente et inhérente au concept de religion conduisit à considérer comme des “ divinités ” les êtres extra-humains que l’on pouvait discerner dans ces civilisations ; on en vint à réduire aux notions chrétiennes de l’âme et de la survie les conceptions les plus disparates, qui se trouvèrent ainsi déformées et faussées dans les relations qui auraient dû en donner la description. Partout on se mit en quête d’une religion organisée à la manière de cet organisme complexe qu’on appelle le christianisme ; des ensembles factices furent échafaudés, auxquels on donna toutes sortes de noms en “ isme ” animisme, totémisme, fétichisme, etc. Tout ce qui n’était pas réductible à de tels systèmes fut défini comme magie, ce qui revint à introduire dans les réalités culturelles extra-occidentales l’opposition occidentale entre la religion (c’est-à-dire le christianisme) et la magie.
Le relativisme culturel contemporain, en niant l’universalité des concepts propres à la culture occidentale, a mis fin à cette situation. Certains schémas mentaux, dont celui de religion, dès qu’on les réfère à des conditions culturelles données et non plus à une nature humaine présupposée, perdent leur efficacité et peuvent être dépassés, au moins pour l’esprit scientifique.
2. L’histoire des religions
Le problème de la définition du concept de “ religion ” est philosophique, c’est-à-dire qu’il s’inscrit précisément dans le champ de cette universalité que le relativisme culturel des études d’ethnologie ou d’histoire des religions a rendue caduque (on retrouvera plus loin le lien qui existe entre ethnologie et histoire des religions). Pour de telles études, l’historicisation du concept a pris la place de sa définition. Au-delà de cette limitation méthodologique, toute tentative visant à définir devient vaine, car toute définition s’avère inadéquate aux faits qu’on a effectivement à étudier. En vérité, les tentatives de ce genre, qui se comptent par centaines, n’ont jamais servi à orienter la recherche ni fait école ; elles n’ont même pas réussi à susciter des polémiques de quelque importance. Entre l’épistémologie abstraite et la recherche concrète en matière d’histoire religieuse, on ne peut dire qu’il existe des interférences dignes d’être relevées. Mais cela ne signifie pas qu’en histoire des religions on ne doive pas distinguer des orientations fondamentalement diverses.
Les principaux courants
Il y a des chercheurs qui adoptent de manière purement conventionnelle la dénomination officielle d’histoire des religions, en souhaitant, pour se distinguer des orientations systématiquement historiques, que le terme de science soit substitué à celui d’histoire. Cette désignation officielle, en réalité, résulte d’un choix plus ou moins conscient qui s’imposa au début du XXe siècle entre l’expression française “ histoire des religions ”, forgée sur le modèle d’“ histoire des arts ”, et l’expression allemande Religionswissenschaft : c’est la première qui prévalut, mais on ne saurait dire dans quelle mesure un tel choix impliquait un programme précis.
Le terme d’histoire pouvait à cette époque être récusé du fait de l’impossibilité d’approcher le donné religieux avec les méthodes et selon la problématique de l’historiographie traditionnelle. La nouvelle discipline prenait forme en fonction d’un problème nouveau : comment expliquer les analogies entre des faits religieux relevant de cultures distinctes dans le temps et dans l’espace ? C’est là un problème qui prit naissance à partir de la méthode de comparaison introduite dans la recherche par l’ethnologie, méthode totalement ignorée de l’historiographie traditionnelle : aussi en vint-on parfois à donner à la nouvelle discipline le titre d’histoire comparée des religions.
Divers types de réponses touchant le problème précis de la comparabilité des faits religieux ont caractérisé les orientations majeures de l’histoire des religions. La première réponse, empruntant la voie tracée par les recherches ethnologiques en cours, à savoir l’anthropologie britannique, fut de type évolutionniste : les analogies entre faits religieux et cultures diverses témoigneraient d’un développement religieux commun à toute l’humanité. Avec le déclin des thèses évolutionnistes apparurent quatre nouvelles réponses. Le diffusionnisme explique les analogies par la transmission des faits religieux d’une culture à une autre ; il apparaît aussi comme une réponse liée à une perspective ethnologique, celle de l’ethnologie historico-culturelle allemande, qui est une réaction contre l’évolutionnisme. La deuxième réponse prend la forme du “ révélationnisme ”, qui cherche dans les analogies la preuve que toutes les religions dérivent d’une unique religion révélée ; il s’agit là évidemment d’une position plus religieuse que scientifique, qui pourtant se trouve implicitement dans les travaux ethnologiques de l’école viennoise du père W. Schmidt, rameau particulier et l’ethnologie historico-culturelle. En troisième lieu, on peut mentionner la réponse phénoménologique, qui voit dans les analogies la présence d’une unique réalité religieuse transcendant les expressions phénoménales particulières, le point de départ étant ici non plus ethnologique, mais philosophique, dans la ligne de la phénoménologie postkantienne ; toutefois, cette orientation s’est développée avec une certaine autonomie par rapport à ses prémisses philosophiques ; et, surtout avec G. Van der Leeuw et Mircea Éliade, elle a puissamment contribué au progrès des études historico-religieuses. Le psychologisme, enfin, interprète les analogies comme des convergences, c’est-à-dire comme des manifestations de mécanismes psychiques permanents et connaturels à l’homme ; il s’appuie principalement sur les résultats de la psychanalyse, la personnalité la plus représentative de ce courant étant, en effet, non un historien des religions, mais un psychologue, C. G. Jung.
Cette classification sommaire, partant du problème fondamental que constitue la comparaison à établir entre les faits religieux, ne rend pas compte de la singularité des travaux de tel ou tel chercheur. En outre, quand on examine les études concrètes, on s’aperçoit qu’il n’est pas toujours possible de distinguer nettement entre une orientation et une autre. On s’aperçoit, par exemple, que l’engagement religieux tire parti même de résultats de la phénoménologie et du psychologisme, ce qui amène à douter du détachement scientifique d’une certaine phénoménologie et d’une certaine psychologie. Quand s’atténue au maximum la démarcation entre engagement religieux et détachement scientifique apparaît l’irrationalisme d’inspiration germanique, qui s’est répandu comme réaction au positivisme du siècle passé et qui a insisté sur l’irréductibilité de l’expérience religieuse par rapport à n’importe quel système logique ou historique. Le Sacré (Das Heilige , 1917) de Rudolf Otto, l’œuvre la plus représentative de ce courant, marqua toute une génération, débordant la sphère théologique où elle avait pris naissance pour imprégner l’ensemble des recherches scientifiques, surtout celles qui se réclamaient de la phénoménologie et de la psychologie.
La situation contemporaine
La situation contemporaine peut être caractérisée comme une décantation du problème de la comparabilité des faits religieux : on en vient à adopter plus ou moins explicitement les explications diffusionnistes, mais les analogies par elles-mêmes perdent leur signification. On ne considère plus celles-là comme la voie permettant de rejoindre l’originaire, qu’on discerne en ce dernier soit la forme culturelle originaire, soit la religion transcendantale, la nature religieuse ou la nature psychique de l’homme. On pourrait dire, au contraire, qu’on ne s’intéresse pas tant à l’originaire, à ce qui est initial, qu’à l’original, à ce qui est typique, en d’autres termes à ce qui, dans la comparaison établie, est capable de qualifier une culture par rapport à une autre. Cette nouvelle orientation connut son point de départ dans le domaine ethnologique, par exemple avec B. Malinowski, et précisément par le fonctionnalisme qui, dans l’anthropologie britannique, avait succédé à l’évolutionnisme. La signification des faits religieux particuliers fut alors cherchée dans la fonction que ceux-ci assument au sein du complexe culturel auquel ils appartiennent : dans cette perspective, il est naturel que la comparaison avec des éléments analogues appartenant à d’autres cultures perde son importance. Procédant d’une déviation méthodologique par rapport aux positions fonctionnalistes, un courant de dépréciation des analogies peut être observé aussi dans les travaux les plus récents qui s’inspirent de l’“ anthropologie structurale ” de C. Lévi-Strauss, dont l’œuvre révolutionnaire fait date dans la tradition sociologique française. En de telles recherches, l’attention se porte vers les “ structures ” qui organisent les faits particuliers ; seules les premières ont une signification, tandis que ceux-ci ne peuvent être tenus pour des formes autonomes, mais seulement pour des éléments privés de sens et donc n’ayant entre eux d’analogie, quand le cas se rencontre, que purement accidentelle. À la comparabilité des faits, pour ainsi dire, on substitue donc la comparabilité des structures sous-jacentes aux diverses expressions culturelles, sans qu’on en vienne, comme dans le fonctionnalisme, à la négation théorique de la comparaison.
La constatation du caractère comparable des religions et le souci de ramener les différentes sortes d’analyse, phénoménologique, psychologique, fonctionnelle, structurale, à une connaissance de type historique constituent les principes de l’école romaine d’histoire des religions, illustrée par le comparatisme historique de R. Pettazzoni et héritière de la tradition historiciste italienne. Pour cette école, les analogies ne sont pas des clefs d’interprétation, lesquelles aboutissent à renvoyer d’une religion à une autre ou tout simplement à la religion unique et originelle, mais seulement des points de référence dans une recherche des faits de diffusion (phénomènes d’acceptation ou de refus) ou de transformation (adaptation, utilisation) de certains éléments culturels qui parfois finissent par s’annuler en suscitant de nouvelles créations. Selon cette perspective, l’objet à étudier est le fait lui-même en tant que création culturelle et non plus en tant qu’effet d’une cause déterminable.
3. La religion comme fait de culture
Le souci de réduire toute recherche à un effort du type de la connaissance historique se justifie par la nature même de l’objet d’étude, à savoir la religion comme fait culturel. Ce qu’on appelle “ culture ” par opposition à “ nature ” est précisément constitué par l’ensemble des productions humaines, parmi lesquelles il faut compter les religions, entendues selon l’acception scientifique du terme et non du point de vue de la foi. Que l’homme soit lui-même produit de la nature, et non seulement producteur de culture est une autre question ; et la recherche de l’homme “ naturel ” regarde les sciences de la nature, non les sciences historiques. L’équivoque commence quand on tente d’appliquer à l’“ homme de la culture ” la problématique des premières, en voulant atteindre l’homme absolu, à la fois “ naturel ” et “ culturel ”. Quiconque succombe à cette tentation risque d’adopter lui-même une attitude religieuse au lieu de se donner effectivement les religions comme objet d’étude.
Pour sortir de l’équivoque, il est nécessaire de se représenter clairement l’alternative suivante : ou bien le discours historique sur les religions, ou bien le discours religieux sur l’histoire. Il ne s’agit que de choisir, mais en remarquant bien qu’un tel choix, au lieu de se présenter à un moment ou à un autre et de manière individuelle, s’est posé une fois pour toutes à l’ensemble d’une culture, celle de l’Occident, où l’on ne trouve pas une “ religion de l’histoire ” qui œuvrerait sur le plan scientifique à côté d’une “ histoire des religions ”, pas plus qu’il n’y existe un “ art de l’histoire ” qui pourrait s’opposer à l’“ histoire de l’art ”. Le choix en faveur de la connaissance historique est caractéristique de la civilisation occidentale, à tel point qu’on ne saurait en trouver l’équivalent dans aucune autre. C’est ce choix, en définitive, qui permet de comprendre qu’on en soit venu à opposer à un concept de nature un concept de culture, dans la perspective duquel le culturel désigne toute production humaine à partir d’un état naturel extra-humain, qu’il soit supra-humain ou pré-humain.
Le désintérêt méthodique vis-à-vis de ce qui est irréductible à une connaissance de type historique, avant même de pouvoir être formulé théoriquement, est inscrit dans les faits mêmes qui marquent le développement de la recherche historico-religieuse. Dans l’histoire de ces travaux, on constate que les théories métahistoriques (l’évolution religieuse, la religion transcendantale, la nature humaine, etc.) se chevauchent et se juxtaposent sans qu’il y ait un véritable progrès, exactement comme cela se passe en philosophie, tandis que la production pratique progresse constamment en fournissant de nouveaux moyens d’enquête, en posant des problèmes inédits, en ouvrant d’autres perspectives. On peut bien dire que toute recherche, quels qu’en soient les présupposés théoriques, constitue un jalon dans le progrès effectif des études d’histoire des religions.
Outre le progrès qui s’est accompli à l’intérieur de ces travaux eux-mêmes, il faut prendre en considération l’apport qu’ils ont fourni à celui des sciences humaines en général : ils ont contribué puissamment à la formation d’un nouvel humanisme fondé sur le relativisme culturel contemporain, qui partout est en train de se substituer à la vieille conception européocentrique de l’homme comme absolu. C’est, en effet, aux études d’histoire des religions qu’est due en partie l’apparition aujourd’hui d’un nouveau sens de l’histoire, qu’il s’agisse de l’histoire des cultures ou de la mise au jour des racines inconscientes des manifestations successives de la culture. Dans cette direction, l’histoire des religions se développe d’une manière privilégiée, précisément en raison de son objet, qui est constitué par des symboles ou des systèmes de symboles permettant d’identifier ces systèmes de valeurs qu’on appelle les cultures. Que cette recherche, qui est d’ordre culturel, se limite à la particularité du phénomène religieux se justifie d’un double point de vue, intrinsèque et extrinsèque.
La justification intrinsèque tient à ce que toute religion se présente comme une réalisation culturelle d’une fuite hors de l’histoire (d’un salut par rapport à un devenir historique ressenti comme quelque chose d’arbitraire, d’incertain, de dangereux, etc.). Cela revient à dire que sur le plan religieux s’exprime à plein tout ce qui est éliminé du niveau d’une conscience historique. C’est pourquoi tout chercheur soucieux de restituer à l’histoire le contenu de faits et de comportements humains peut se tourner de préférence vers les religions, en tant que réceptacles de ce qu’on a tenté de soustraire à l’histoire.
La justification extrinsèque consiste en ce que les sciences historiques et philologiques traditionnelles renvoient toujours à des motivations d’ordre religieux, quand elles abordent des données ressortissant à des civilisations étrangères à l’Occident, c’est-à-dire à des civilisations qui, comme on l’a dit, ne possèdent ni vocable ni concept pour qualifier ce que nous définissons comme religion : l’égyptologue, par exemple, décrira la civilisation égyptienne en subdivisant la matière selon des chapitres concernant l’organisation politique, les arts, les us et coutumes, etc. ; l’un de ces chapitres est consacré à la religion. Néanmoins, l’égyptologue se mettra ensuite à expliquer par cette dernière la souveraineté des pharaons, la production artistique, les divers usages, etc., se refusant à donner conformément à la problématique qu’il avait lui-même adoptée (en distinguant, selon une perspective “ européocentrique ”, la religion des autres phénomènes culturels) les conclusions exigées de l’examen de ces différents sujets. C’est à l’historien des religions qu’est ainsi laissé le soin de conclure réellement. On pourrait dire, à cet égard, que l’histoire des religions commence là où finissent l’historiographie et la philologie traditionnelles.
En réalité, elle apparaît pour répondre à des problèmes que les disciplines classiques non seulement avaient laissés sans réponse, mais auxquels tout simplement elles n’avaient pas su donner une formulation scientifique. Et elle s’acquitte de son rôle en procédant d’une manière qui s’oppose à celle de ces disciplines : elle part de la “ particularité ” religieuse pour atteindre la “ totalité ” culturelle. La logique de ce processus réside, en premier lieu, dans l’impossibilité objective de limiter le domaine du religieux en présence de réalités culturelles ordonnées selon des catégories différentes de celles qui règlent la culture occidentale (réalités qui, d’ailleurs, ne sont pas susceptibles d’être ordonnées en fonction du concept occidental de religion), en second lieu, dans le statut même de la recherche historiographique, qui doit ramener à l’histoire, sans résidus, le phénomène religieux, lui aussi, bien qu’il soit apparemment métahistorique et, par conséquent, apparemment dissociable des autres phénomènes culturels (cette apparence est fonctionnelle, ainsi qu’on l’a dit : elle sert à réaliser dans des formes culturelles une impossible fuite hors de l’histoire). La méthode historico-religieuse, en définitive, naît précisément de la solidarité spécifique entre les religions et les cultures qui en sont porteuses.
4. Les grandes religions universelles
L’impossibilité de dissocier les religions des unités culturelles sert de fondement à une science historico-religieuse qui tend à identifier les cultures singulières à travers leurs expressions religieuses. Mais à cette indissociabilité semblent faire exception les grandes religions universelles telles que le bouddhisme, le christianisme, l’islam. Précisément en tant qu’elles sont universelles, elles prétendent transcender les cultures particulières et se présentent comme ayant valeur pour tout homme, quelle que soit l’époque, ou la zone culturelle, à laquelle il appartient. À vrai dire, l’histoire des religions elle-même se trouve dans une situation d’exception par rapport aux formations religieuses de ce type. On peut affirmer, en un certain sens, qu’elle ne s’occupe ni du bouddhisme, ni du christianisme, ni de l’islam, ou, plutôt, qu’aucune de ces religions n’a été ni n’est étudiée selon la méthode historico-religieuse. Non qu’il fût impossible de le faire, au moins en théorie, mais il reste qu’en fait cette discipline n’a pas orienté son attention dans une telle direction, ou du moins elle ne l’a pas fait d’une manière qui eût été déterminante pour le progrès de la recherche, excepté pour celle qui s’intéresse aux récentes formations syncrétistes, comme on le verra plus loin. Un tel désintérêt s’explique probablement autant par le caractère exceptionnel de ces religions (même si elles comptent un très grand nombre d’adeptes, elles se ramènent, au fond, à trois seulement) que par leurs contenus doctrinaux, qui semblent ressortir au domaine de la philosophie et auxquels, précisément à cause de leur valeur philosophique, on a coutume d’accorder une importance qui est excessive par rapport à la réalité religieuse qu’ils représentent.
La recherche historico-religieuse, de toute façon, ne peut manquer de situer les grandes religions universelles elles-mêmes dans les limites d’unités culturelles déterminables. Cela s’impose, d’abord, dès que l’on prête attention aux origines de ces formations : le bouddhisme doit être regardé comme déterminant pour la compréhension de la culture indienne qui lui a donné naissance, comme le christianisme pour celle de la culture romaine et hellénistique du monde méditerranéen, comme l’islam pour la civilisation arabe. L’expansion de ces grandes religions suggère la même conclusion : bien que théoriquement universelles, elles ont toutes les trois rencontré une limite à leur diffusion, limite évidemment imposée par des facteurs culturels qui doivent pouvoir constituer un des objets de la recherche historique.
À propos de ce phénomène d’expansion, il est indéniable que le christianisme s’est diffusé grâce à un processus d’acculturation qui commença avec la romanisation (c’est-à-dire la réduction à une unité culturelle spécifique) des peuples européens et qui se poursuivit avec la colonisation européenne de cette partie du monde, laquelle en sortit christianisée. On peut en dire autant de l’islam : il est apparu là où est parvenue la conquête arabe et il a été accueilli là où a été accueillie la culture des Arabes (autre cas de réduction à une unité culturelle spécifique). Quant au bouddhisme une fois accomplie sa propagation en Chine, où il renaît comme un produit de la culture chinoise (tandis qu’à la même époque il disparaît de l’Inde, son berceau culturel), il se présente comme affronté à deux formes d’acculturation : l’une qui part de l’Inde et “ indianise ” les cultures inférieures environnantes en les faisant devenir “ bouddhistes ”, l’autre qui part de Chine et porte la culture chinoise, y compris le bouddhisme, jusque dans le lointain Japon.
À l’heure actuelle, les processus d’acculturation sont précisément d’un très grand intérêt pour les recherches, et non seulement celles qui relèvent de l’histoire des religions, par la voie des problèmes de tous ordres, politique, économique, social, qui se trouvent posés par les anciens pays colonisés au moment où ils acquièrent une importance historique. À ces travaux, l’histoire des religions a fourni et continue d’apporter sa contribution en leur assignant comme objet d’investigation les mouvements religieux modernes surgis dans des aires de colonisation européenne à la suite du heurt entre les cultures indigènes et la culture occidentale, qui avait apporté, entre autres, le christianisme. L’étude des Églises dites “ indigènes ” et des autres cultes syncrétistes a démontré à quel point manquait de fondement la prétention de propager le christianisme comme s’il eût été possible, en raison du contenu universel de ce dernier, de faire abstraction de la culture (occidentale) qui le transmettait et des cultures (indigènes) qui le recevaient. C’est là une nouvelle preuve en faveur de la critique énoncée plus haut contre l’exception que prétendent constituer les religions dites universelles par rapport à l’impossibilité de dissocier les religions des cultures qui en sont porteuses. C’est une nouvelle preuve de l’efficacité de la méthode de l’histoire des religions dans l’étude des cultures non occidentales et, par ricochet, dans un processus d’objectivisation de la culture occidentale moderne elle-même.
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mercredi 24 mars 2010
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