mercredi 24 mars 2010

EDGAR MORIN

Israël-Palestine : Le double regard *

En deux mille ans, à partir de la dépossession de sa terre nationale, l'histoire juive a été faite d'expulsions, persécutions, ghettoïsations, vexations, dénis, humiliations, mépris, haines. Comment ne pas voir que 50 ans d'histoire palestinienne depuis la naissance de l'État d'Israël sont un concentré de ces deux mille ans d'histoire juive: dépossession, expulsions, ségrégation, ghettoïsations multiples et répétées, prédations, humiliations, vexations, déni, mépris, haine.

Israël a retrouvé un pays devenu étranger pendant deux mille ans, et, en le faisant sien, c'est le palestinien séculairement installé qui y est devenu étranger. Israël a accueilli des centaines de milliers de réfugiés fuyant l'Europe et une partie de la diaspora juive. Il a provoqué l'exil de centaines de milliers de palestiniens parqués depuis dans des camps de réfugiés ou diasporés dans le monde.

Qui eût pu penser à la fin de la seconde guerre mondiale, qu'après les siècles d'humiliation et de déni, l'affaire Dreyfus, le ghetto de Varsovie, Auschwitz, les descendants et héritiers de cette terrible expérience feraient subir aux palestiniens occupés humiliations et dénis? Comment comprendre le passage du juif persécuté à l'Israélien persécuteur?


La légitimation israélienne

La conception israélienne voit dans le processus historique qui a conduit à la situation actuelle non pas le produit d'une volonté de domination, mais la manifestation d'une nécessité vitale pour échapper à une menace permanente d'extermination.

Le sionisme fut la réponse nécessaire à l'antisémitisme européen, et l'aspiration à un État national fut la légitime aspiration à une patrie refuge.

L'implantation sioniste fut pacifique jusqu'en 48; elle s'effectua par achat de terres et non spoliation, et cela dans une petite partie d'une vaste territoire arabe sous-peuplé et sous-développé.

Refusé par le monde arabe, l'État hébreu, qui avait accepté le plan de partage de la Palestine, fut menacé de mort dès sa naissance et ne survécut que grâce à la victoire sur ses ennemis coalisés.

C'est à la suite de guerre défensives, menées sous la menace d'anéantissement, qu'il y eut extension du territoire originellement prévu par l'ONU. Le contrôle des territoires de peuplement arabe et l'implantation de colonies juives sur ces territoires se justifia par des nécessités stratégiques vitales, d'autant plus que la charte de l'OLP proclamait ouvertement l'objectif de détruire l'État d'Israël. La même nécessité vitale justifia les expéditions punitives au Liban ou ailleurs, ainsi que le refus de souscrire aux décisions de l'ONU.

Le terrorisme aveugle n'a cesser de frapper des civils juifs.

La menace de mort demeure constante.

Israël est une nation démocratique civilisée face à des despotismes et des peuples asservis ou fanatisés.

Ce point de vue est l'une des faces d'une réalité à double face.


La légitimation palestinienne

La conception palestinienne voit dans le processus historique qui a conduit à la situation actuelle la conséquence d'une implantation étrangère forcée en terre arabe.

Le monde arabo-musulman n'est pas responsable de l'antisémitisme européen ni du génocide hitlérien.

La colonisation sioniste s'est opéré par un argent juif collecté dans le monde et par l'occupation de fait de nombreux territoires.

La guerre de 1948 a suscité, non seulement la fuite de populations palestiniennes devant les troupes israéliennes, mais des expulsions sous la menace et l'interdiction du retour.

Depuis l'occupation totale de la Palestine par Israël en 1967, il y a colonisation de domination et colonisation de peuplement. La population palestinienne est soumise sans arrêts à des contrôles, vexations, représailles et à la ghettoïsation dès qu'il y a attentats. Le principe du talion et de la responsabilité collective est appliqué implacablement.

Il y a refus de reconnaître l'identité nationale palestinienne. Jusqu'à Oslo, Israël ne connaît que des arabes, c'est à dire non une nation occupée, mais des indigènes.

La légitime résistance palestinienne, née en 1956, s'est organisée sous l'égide de l'OLP en 1964. La poursuite de la colonisation israélienne sur son territoire, le sort de millions de réfugiés dans des camps au sein des pays arabes voisins, son impuissance militaire, son interdiction politique, ont conduit l'OLP à l'action terroriste comme ultime moyen désespéré de mener la lutte pour la reconnaissance, et comme réponse au terrorisme d'État d'Israël.

Israël s'est mis au dessus de toutes lois internationales; l'occupation de la Cisjordanie a été condamnée par l'ONU ainsi que les agressions israéliennes, dont l'expédition au Liban jusqu'à Beyrouth.

Israël est responsable de nombreux massacres sur des populations civiles; ceux de Chabra et Chatila ont été perpétrés sous tutelle israélienne. Les morts civiles dans les camps de réfugiés et au sud Liban sont innombrables. A la guerre des pierres de l'Intifada, Tsahal a répondu par balles et meurtres d'enfants et adolescents.


La double tragédie

Considéré isolement, chacun des points de vue, l'israélien et le palestinien est légitimé. Mais à utiliser le double regard, on perçoit une dialectique infernale et un cercle vicieux, lequel a créé un asservisseur et un asservi. On ne peut limiter son regard aux seuls innocents israéliens déchiquetés sous une bombe. On doit aussi regarder en face tant d'humiliations, de souffrances, de mépris subis par les palestiniens occupés demeurés sans cesse victimes d'une culpabilité collective en vertu de laquelle on fait sauter une maison familiale et l'on boucle un territoire.

Il faut voir aussi que durant le processus historique de ces décennies, la nation palestinienne s'est forgée dans la résistance et que l'unité israélienne s'est elle-même forgée dans la lutte. Les deux nations se sont trempées, comme souvent, grâce à l'ennemi mortel. Mais le terrible est qu'il y a deux nations ennemies pour un même territoire, et que les deux nationalismes empêchent un État binational. Plus terrible est que la double sacralité de Jérusalem en fasse non un même lieu saint ou une double capitale pour deux États, mais matière à monopole. Jérusalem est promulgué "capitale éternelle", alors que le passé a montré que cette éternité à éclipses, suspendue pendant plus de deux millénaires, n'a aucune garantie future.

Le terrible est que du moins jusqu'à Oslo, il n'y avait pas pour Israël, de marge entre dominer et être éliminé, et qu'il n'y avait aucune possibilité pour la Palestine d'être reconnue, sinon dans une élimination future d'Israël.


Les dialectiques infernales

Derrière la dialectique infernale, il y avait la complémentarité antagonique de l'antisémitisme et du sionisme.

L'idée sioniste est née en réaction à l'antisémitisme européen et la conséquence historique de l'antisémitisme nazi fut de permettre à l'État d'Israël d'exister. Les antagonistes ont travaillé dans le même sens au sein de la dialectique entre l'antisémitisme et le sionisme: isoler les juifs parmi les nations, négativement dans le cas antisémite en leur retirant tout droit national, positivement dans le cas sioniste en leur donnant une nation propre.

Cette dialectique s'est renouvelée au Moyen-Orient entre Israël et le monde arabe. L'anti-israelisme arabe a travaillé en faveur de la puissance israélienne, ce qui a suscité la dialectique occupation-resistance-repression-terrorisme.

Le terrorisme est donc à la fois conséquence et cause au sein de cette dialectique, où les victimes israéliennes d'attentats aveugles réactualisent la tragédie de l'histoire juive, et où la répression sur la population accroît le malheur palestinien.

Parallèlement, les États arabes se sont servis du malheur palestinien pour masquer leurs problèmes intérieurs, tout en maintenant les réfugiés palestiniens parqués dans des camps. Plus encore: c'est l'État jordanien qui a opéré le massacre des palestiniens lors du Septembre noir en 1970, et ce sont des arabes chrétiens, qui certes sous l'oeil bienveillant de Tsahal, ont effectué les massacres de Sabra et Chatila au Liban en 1975.

Au cours de la dialectique infernale, l'État assiégé a pu devenir État envahisseur au Liban, le sionisme socialiste a dépéri au profit d'un nationalisme devenant intégral par intégration en lui d'un intégrisme religieux, tandis que le nationalisme laïque de l'OLP s'effrite au profit du nationalisme intégriste de Hammas.

Au sionisme originel qui recherche avant tout la sécurité militaire, a succédé un nationalisme qui dans le Likoud prend un caractère ouvertement annexionniste: il s'agit de transformer la Cisjordanie palestinienne en Judée-Samarie israélienne. L'argument sécuritaire se met dès lors au service de l'intégrisme annexionniste.

Israël, né du rejet antisémite, a développé sa force grâce au rejet antisioniste. L'accroissement de sa puissance a été fonction de la haine arabe, mais si le cycle infernal n'est pas brisé, la haine finalement risque de l'anéantir.

Et tout cela dans la zone sismique du Moyen-Orient où s'affrontent est-ouest, nord-sud, riches-pauvres, laïcité-religion, les religions entre elles et où s'affrontèrent jusqu'en 1989 les deux super-puissances, USA et Union soviétique.


Le miracle historique

Et pourtant le miracle historique survint. Il y eut en prélude, la première rupture dans la quarantaine que les pays arabes faisaient subir à Israël. Grâce à l'initiative de Sadate, Israël obtint en échange du Sinaï la reconnaissance de son plus puissant voisin arabe, l'Egypte.

Le miracle lui-même vint des changements dans l'environnement: l'apaisement du conflit des deux blocs, pour qui le Moyen Orient était un foyer et enjeu considérable. La décomposition de l'URSS cessa de faire du Moyen-Orient une ligne de front entre l'empire soviétique et l'empire américain, puis la guerre du Golfe provoqua une rupture nouvelle dans le monde arabe; l'OLP se convertit officiellement à l'idée d'une paix négociée avec Israël, et, en Israël, le gouvernement Rabin-Peres s'avança prudemment, via les négociation d'Oslo, vers un règlement qui, selon la formule "paix contre territoires", rompait le cercle vicieux et conduisait à terme à l'entre-reconnaissance d'un État palestinien et d'un État hébreu, et à faire de Jérusalem une double capitale, l'ouest d'Israël, l'est de la Palestine.

Un cercle vertueux semblait devoir succéder au cercle vicieux.

Certes la voie était lente, longue pour dissiper une obsession obsidionale, entretenue par le complexe de Massada, et pour que les palestiniens se résignent au voisinage d'Israël. Le pari pour la paix comportait des risques pour Israël, de puissantes forces de rejet demeurant dans son entourage arabe. Mais le rejet ne pouvait que diminuer avec la reconnaissance des droits palestiniens, et le développement du processus de paix était la seule chance de le réduire. Comme prévu, le processus a été farouchement combattu par les deux camps du refus, et les deux extrémistes ennemis se sont montrés les meilleurs alliés pour torpiller la paix. L'assassinat de Rabin, la mollesse de Peres à l'intérieur et sa dureté à l'extérieur dans ses bombardements au sud Liban comme dans le réenfermement de la Cisjordanie, tout cela a ouvert la voie au Likoud de Netanyahou.


Le cercle fatal recommencé

Les candides avaient cru à l'irréversibilité du processus de paix. Netanyahou fut présenté comme intransigeant, stupide, imprudent, inexpérimenté, maladroit, irresponsable, "apprenti sorcier" inconscient, qui allait bientôt apprendre le "réalisme": en fait il exécutait la politique du nationalisme intégral israélien. Le projet geo-politique du Likoud se lia de plus en plus à la prédication intégriste qui assure obéir à la volonté divine. Recevant Netanyahou à Paris, le représentant français du Likoud ne s'est-il pas écrié que les seules frontières que devait reconnaître Israël sont celles fixées, non par l'ONU, mais par Dieu?

De fait, Netanyahou s'efforce de réaliser - comme ne cessent d'ailleurs de le souligner de plus en plus de voix en Israël - le projet conjoint de l'extrême-droite et des intégristes fanatiques. C'est le projet du Grand Israël, qui vise à coloniser la Cisjordanie, et à l'israéliser en Judée-Samarie.

D'où le verrouillage quasi continu, interrompu seulement par quelques brefs entractes, de la Cisjordanie en néo-ghetto, l'occupation de la bande sud du Liban, les bombardements indiscriminés, les incursions dans les territoires évacués par l'armée israélienne, la reprise des colonisations dans les terres palestiniennes, les nouveaux quadrillages routiers réservés aux seuls israéliens, l'asphyxie du Jérusalem palestinien avec dynamitage des immeubles et maisons, le meurtre de manifestants désarmés, les mitraillages par hélicoptères de lanceurs de pierres, l'ouverture du tunnel qui révèle le mépris total de ce qui pour le musulman est sacré, l'aggravation des humiliations et ghettoisations. Tout cela révèle un comportement qu'on aurait qualifié de criminel s'il s'agissait de Karadzic. Il est curieux que l'intelligentsia européenne, qui s'était mobilisée pour la Bosnie victime, demeure étrangement muette devant les mesures et actes de Netanyahou. Les commentateurs trouvent erroné et périlleux ce qui, commis contre un peuple occidental, aurait été dénoncé comme monstrueux.

Certes le jeu de Netanyahou tend à susciter des réactions violentes qui donneront prétexte à la réoccupation des territoires occupés pour les réprimer. En un mot la politique du Likoud a besoin d'exaspérer les palestiniens, de favoriser le développement de leurs extrémistes et intégrismes afin de pouvoir réoccuper militairement toute la Cisjornanie, et d'annexer finalement la "Judée-Samarie". .

Les forces maléfiques adverses ne font qu'accentuer leur collaboration objective. Le opérations provocatrices de Netanyahou ont pour effet très prévisible de déclencher des révoltes populaires et des attentats, d'affaiblir Arafat et l'OLP jusqu'au discrédit total au profit du Hamas, lequel, refusera plus que jamais de reconnaître Israël, ce qui déclenchera les opérations finales de nettoyage de la Cisjordanie. A court terme, le Hamas fait la politique du Likoud plus que l'inverse. Mais à moyen-terme c'est le Likoud qui fait la politique du Hamas.

A court terme effectivement, Israël profite d'un rapport de forces démesurément en sa faveur, en raison de la désunion arabe, de sa suprématie militaire, du soutien américain, de son arme nucléaire.

A moyen-terme, cette politique provoquera exactement l'inverse de son objectif: elle radicalisera un conflit négociable entre deux nations en un conflit inexpiable entre deux religions. Elle fournira une aide massive et inespérée aux intégrismes musulmans. Elle renforcera le camp du refus dans le monde arabe. Elle sape déjà la crédibilité d'Arafat, de l'OLP et des gouvernements arabes qui avaient choisi la négociation. La politique de déni des droits palestiniens surexcite les forces de rejet qui se déchaîneront et se coaliseront a nouveau. Elle affaiblit moralement Israël et tend à l'isoler dans le monde. Enfin, à long terme, le rapport de forces sera un jour modifié: la protection américaine n'est pas éternelle, et plusieurs états arabes ou musulmans disposeront de l'arme nucléaire. On ne peut éliminer en bout de course l'horrible perspective d'entre-anéantissements. D'un mot : il s'agit d'une stratégie auto-destructrice.

En attendant Dieu se bat contre Dieu: désormais les deux intégrismes sont en plein élan: Dieu devient acteur de plus en plus important et implacable. Il y aura un accroissement prévisible des barbaries : un anti-arabisme aussi horrible que l'antisémitisme, un anti-occidentalisme aveugle et meurtrier. Antijudaïsme et anti-arabisme croissent ensemble, s'entre nourrissent l'un l'autre. Au delà, la haine de l'Occident et la peur haineuse de l'Islam s'entre-aggravent l'une l'autre. Arabes et musulmans voient combien ils sont traités en leur défaveur selon le principe implicite mais évident de "deux poids deux mesures", tandis que l'Occident tend à ne percevoir de l'Islam que ses fanatismes terroristes.

L'attitude actuelle d'Israël et le soutien que continuent à lui apporter une grande partie des juifs dans le monde, va contribuer au renouveau de l'antijudaïsme. Selon la logique des prophéties auto-réalisatrices, les palestiniens et les arabes croiront de plus en plus au complot juif international, les juifs croiront de plus en plus à l'antijudaïsme de tout ce qui conteste les actes d'Israël. Tout ce qui confirmera les uns confirmera les autres.

Le cercle de la haine et de la vengeance pourra-t-il s'arrêter?


Le trou noir

Israël a dés sa naissance bénéficié de la solidarité juive et de la sympathie occidentale. Un cordon ombilical s'est formé reliant la diaspora à Israël. La diaspora se sentait fière qu'Israël démontre au monde que les juifs n'étaient pas par nature des couards et de commerçants, qu'ils savaient se battre et cultiver la terre.

Le cordon ombilical s'est renforcé avec la menace d'anéantissement sur Israël de 1948 à 1973. Mais à partir du moment où Israël devint colonisateur et répressif, le soutien à Israël a eu de plus en plus besoin de raviver le sentiment de cette menace, de renforcer le souvenir du génocide nazi, de convaincre ceux qu'on appelait "israélites" c'est à dire relevant d'une appartenance religieuse traditionnelle comme les protestants, qu'ils étaient juifs, c'est à dire ressortissants d'un peuple et d'une nation dont le foyer est Israël, et enfin d'entretenir chez les juifs l'idée qu'ils ne sont nulle part chez eux sauf en Israël.

Les institutions nommées communautaires se donnèrent pour mission d'opérer une transformation historique: dissiper l'universalisme qui était la tendance naturelle de la diaspora au profit d'un égocentrisme judeo-israélien.

Ainsi, au cours des années 70 le rappel du martyre juif subi sous les seconde guerre mondiale s'intensifie. Il correspond certes au légitime besoin de lutter contre l'oubli qui vient avec le temps. Mais il prend trois caractères particuliers.

Le premier est de faire ressortir l'unicité du martyre juif, qui d'abord appelé génocide, terme applicable à d'autres peuples, puis Holocauste, terme pouvant être dit dans toutes les langues, s'intitule désormais du terme hébreu de Shoah pour désigner une singularité absolue.

La hantise de la Shoah conduit à un judeo-centrisme obsessionnel (justement déploré par Yehudi Menuhin), qui non souvent oublie le sort équivalent subi par les tsiganes, mais aussi oublie les innombrables victimes non juives des déportations et exactions nazies durant la seconde guerre mondiale, tend toujours à atténuer l'énormité des hécatombes du goulag stalinien, tend à occulter les traits communs aux totalitarismes nazi et communiste en ne relevant que leur différence idéologique, et finit par faire du crime antisémite une monstruosité unique et absolue dans l'histoire de l'humanité, alors que les noirs d'Afrique ont subi à partir du 16ème siècle un massif et atroce esclavage dont les conséquences perdurent, que les peuples des Amériques ont été subjugués et détruits, non seulement par les maladies venues d'Europe, mais aussi par les cruautés de leurs asservisseurs.

Le second caractère de l'obsession de la Shoah est d'occulter les souffrances qu'inflige Israël par le rappel du martyre juif passé. Répressions, tueries, bombardements de civils au sud Liban, tortures, ghettoïsation de la Cisjordanie dès qu'il y a attentat, responsabilité collective subie par le peuple palestinien de tout crime terroriste, tout cela tend à être estompé, excusé, toléré par l'idée qu'Israël porte en lui le visage du martyr d'il y a cinquante ans et non celui de l'oppresseur des 25 dernières années.

Le troisième caractère de la Shoah est de développer une psychose d'appartenance inconditionnelle à Israël chez tous les juifs de la diaspora. Le trou noir de la Shoah attise l'incertitude juive sur la possibilité d'être intégré chez les gentils et fournit au diasporé laïque le témoignage de l'irréductibilité de son identité juive. Ainsi, le diasporé à la fois s'angoisse et se reconnaît intrinsèquement juif dans tout rappel du passé nazi (comme un procès de criminel de guerre), dans toute dénégation du passé (le "révisionnisme"), dans toute analogie présente avec le passé funeste ( la menace sur Israël).

Comme souvent l'entreprise d'oppression dans le présent est masquée à soi-même par le fait qu'on a été opprimé dans le passé; comme l'a dit Hugo: "dans l'opprimé d'hier, l'oppresseur de demain". Ainsi la Serbie hypernationaliste s'est auto-justifiée de ses pratiques barbares a l'égard des bosniaques en évoquent le martyre passé des serbes sous les ottomans puis sous les nazis et les oustachis; ainsi la conscience d'être victime du passé permet de devenir bourreau du présent: mais cela peut préparer aussi les catastrophes du futur.

Aussi le vaste réseau entretenu par les institutions dites communautaires censées représenter tous les juifs de chaque pays (comme en France) et/ou et de lobbies (comme aux États Unis) utilise et attise Auschwitz pour bien relier tout juif extérieur à l'État israélien, afin qu'il soit bien convaincu qu'il ne sera en sécurité nulle part, que sa vraie patrie est Israël. Comme les années 70 sont marquées à la fois par la désintégration des idées universalistes auxquels s'étaient attachés beaucoup d'intellectuels d'origine juive, notamment en Europe, et par les multiples ressourcements dans l'identité ethnique ou religieuse, il s'opère un ressourcement juif qui du reste comporte et développe un intégrisme messianiste et nationaliste. Dès lors, Israël entre de plus en plus profondément dans l'identité de beaucoup de juifs diasporés. Ce mouvement s'accentue et s'amplifie chez certains en une solidarité inconditionnelle avec tout acte du gouvernement israélien, et il s'enracine chez les générations récentes dans le thème "même peuple, en France et en Israël" [1].

Tout cela pousse bien des juifs à percevoir en Israël le persécuté et l'opprimé d'il y a un demi-siècle, et non le persécuteur et l'oppresseur d'aujourdhui. Tout cela les pousse en même temps à ne voir que la menace d'anéantissement qui plane sur Israël et non son caractère dominateur.

Engagé dès sa création dans une guerre pour sa survie, Israël fit craindre aux juifs de la diaspora qu'il devienne l'équivalent national d'un gigantesque ghetto de Varsovie promis à l'extermination. Il est vrai que la menace demeure pour l'avenir, et si le mot Shoah signifie un anéantissement proprement et uniquement destiné aux juifs, il vaut pleinement comme terrifiante possibilité du futur pour Israël. Mais la politique de force, loin atténuer la menace ne fait que l'accroître à long terme.

Aujourd'hui, le rappel de la hantise juive se fait au service de la politique colonisatrice de l'État israélien, lequel, par le biais des institutions juives de la diaspora, rappelle à l'Occident européen l'ignoble antisémitisme qu'il a provoqué. Du coup, on banalise les bouclages répétés des territoires palestiniens. Tandis qu'on demande la condamnation de crimes et d'aveuglements commis sous et par Vichy il y a 50 ans, on reste indifférent aux crimes commis par des enragés comme Golstein, l'assassin d'Hebron, les tortureurs légaux de la police israélienne, les militaires ou politiques responsables du massacre de 200 civils à Canaa au Sud-Liban.

C'est sur ces bases que le Likoud, avec Netanyahu, a instrumentalisé le sentiment de solidarité qui s'est tissé ainsi en faveur d'Israël pour opérer la désolidarisation des accords d'Oslo, reprendre les colonisations, organiser le quadrillage du territoire palestinien par des routes stratégiques, et ainsi entreprendre à petits pas l'Israelisation de toute la Palestine.

Tout cela continue à s'opérer dans un silence moral impressionnant: le tabou de respect pour le martyre juif passé devient un tabou de mutisme pour la tragédie palestinienne.


La situation actuelle

Tout n'est pas encore joué. Il suffirait, pour reprendre le processus de paix, que les principaux acteurs internationaux sortent de leur immobilisme.

Les États Unis disposent des moyens de pression suffisants, mais Clinton subit la pression de ceux qui veulent empêcher l'usage de ces moyens de pression.

L'Europe pourrait intervenir en subordonnant ses coopérations politiques et économiques à la reprise du processus de paix.

La diaspora juive pourrait comprendre et soutenir la gauche israélienne.

Israël demeure une nation démocratique où peut intervenir un changement de majorité.

Il est clair que la reprise du processus de paix n'éliminerait pas pour autant tout risque pour Israël, dans le contexte éruptif du Moyen-Orient arabe, et nul ne peut assurer que le risque extrême serait écarté. Mais, répétons-le, la politique likoudienne aggrave le risque à terme et favorise une catastrophe historique pire que celle du royaume franc, car elle serait non seulement pour Israël, mais aussi pour toute la région, et peut être pour la planète.

En attendant (Godot? Clinton? Bilak?), nous ne pouvons que regarder en face la double tragédie, des deux yeux et non d'un seul oeil borgne.

EDGAR MORIN


NOTES
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* Article publié dans Libération du 11 septembre 1997, pp. 5-7 ; texte reproduit dans notre Bulletin avec l'autorisation de l'auteur.

[1] Comme je l'ai écrit dans un article "Juif, substantif ou adjectif" paru dans Le Monde du 11 octobre 1989. Ainsi s'est reconstituée la triade d'avant l'occupation romaine peuple-nation-religion qui s'est reconstituée en Israel, et dans l'aura d'Israel, tend à envelopper comme tentacule, à récupérer, à absorber l'identité juive moderne, qui perd alors de plus en plus son fondement culturel laïque et européen. Même quand demeure le sentiment d'appartenance à la France et au peuple français, la triade devient la référence spécifique et du coup substantielle de l'identité juive.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 12 - Février 1998
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Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires
http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/ - mis à jour le 10 février 1998









POINT DE VUE
Antisémitisme, antijudaïsme, anti-israélisme, par Edgar Morin
LE MONDE | 18.02.04 |

Il y a des mots qu'il faut réinterroger ; ainsi le mot antisémitisme. En effet, ce mot a remplacé l'antijudaïsme chrétien, lequel concevait les juifs comme porteurs d'une religion coupable d'avoir condamné Jésus, c'est-à-dire, si absurde que soit l'expression pour ce Dieu ressuscité, coupable de déicide.

L'antisémitisme, lui, est né du racisme et conçoit les juifs comme ressortissants d'une race inférieure ou perverse, la race sémite. A par- tir du moment où l'antijudaïsme s'est développé dans le monde arabe, lui-même sémite, l'expression devient aberrante et il faut revenir à l'idée d'antijudaïsme, sans référence désormais au "déicide".

Il y a des mots qu'il faut distinguer, comme l'antisionisme de l'anti-israélisme, ce qui n'empêche pas qu'il s'opère des glissements de sens des uns aux autres. En effet, l'antisionisme dénie non seulement l'installation juive en Palestine, mais essentiellement l'existence d'Israël comme nation. Il méconnaît que le sionisme, au siècle des nationalismes, correspond à l'aspiration d'innombrables juifs, rejetés des nations, à constituer leur nation.

Israël est la concrétisation nationale du mouvement sioniste. L'anti-israélisme a deux formes ; la première conteste l'installation d'Israël sur des terres arabes, se confond avec l'antisionisme, mais en reconnaissant implicitement l'existence de la nation israélienne. La seconde est partie d'une critique politique devenant globale de l'attitude du pouvoir israélien face aux Palestiniens et face aux résolutions de l'ONU qui demandent le retour d'Israël aux frontières de 1967.

Comme Israël est un Etat juif, et comme une grande partie des juifs de la diaspora, se sentant solidaires d'Israël, justifient ses actes et sa politique, il s'opéra alors des glissements de l'anti-israélisme à l'antijudaïsme. Ces glissements sont particulièrement importants dans le monde arabe et plus largement musulman où l'antisionisme et l'anti-israélisme vont produire un antijudaïsme généralisé.

Y a-t-il un antijudaïsme fran- çais qui serait comme l'héritage, la continuation ou la persistance du vieil antijudaïsme chrétien et du vieil antisémitisme européen ? C'est la thèse officielle israélienne, reprise par les institutions dites communautaires et certains intellectuels juifs.

Or il faut considérer que, après la collaboration des antisémites français avec l'occupant hitlérien, puis la découverte de l'horreur du génocide nazi, il y eut affaiblissement par déconsidération du vieil antisémitisme nationaliste-raciste ; il y eut, parallèlement, suite à l'évolution de l'Eglise catholique, dépérissement de l'antijudaïsme chrétien qui faisait du juif un déicide, puis l'abandon de cette imputation grotesque. Certes, il demeure des foyers où l'ancien antisémitisme se trouve ravivé, des résidus des représentations négatives attachées aux juifs restés vivaces dans différentes parties de la population ; il persiste enfin dans l'inconscient français des vestiges ou des racines de "l'inquiétante étrangeté" du juif, ce dont a témoi- gné l'enquête La Rumeur d'Orléans (1969) dont je suis l'auteur.

Mais les critiques de la répression israélienne, voire l'anti-israélisme lui-même ne sont pas les produits du vieil antijudaïsme.

On peut même dire qu'il y eut en France, à partir de sa création accompagnée de menaces mortelles, une attitude globalement favorable à Israël. Celui-ci a été d'abord perçu comme nation- refuge de victimes d'une horrible persécution, méritant une sollicitude particulière. Il a été, en même temps, perçu comme une nation exemplaire dans son esprit communautaire incarné par le kibboutz, dans son énergie créatrice d'une nation moderne, unique dans sa démocratie au Moyen-Orient. Ajoutons que bien des sentiments racistes se sont détournés des juifs pour se fixer sur les Arabes, notamment pendant la guerre d'Algérie, ce qui a bonifié davantage l'image d'Israël.

La vision bienveillante d'Israël se transforma progressivement à partir de 1967, c'est-à-dire l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza, puis avec la résistance palestinienne, puis avec la première Intifada, où une puissante armée s'employa à réprimer une révolte de pierres, puis avec la seconde Intifada qui fut réprimée par violences et exactions disproportionnées. Israël fut de plus en plus perçu comme Etat conquérant et oppresseur. La formule gaullienne dénoncée comme antisémite, "peuple dominateur et sûr de lui", devint truisme. La poursuite des colonisations qui grignotent sans cesse les territoires palestiniens, la répression sans pitié, le spectacle des souffrances endurées par le peuple palestinien, tout cela détermina une attitude globalement négative à l'égard de la politique de l'Etat israélien, et suscita un anti-israélisme dans le sens politique que nous avons donné à ce terme. C'est bien la politique d'Israël qui a suscité et amplifié cette forme d'anti-israélisme, et non la résurgence de l'antisémitisme européen. Mais cet anti-israélisme a très peu dérivé en antijudaïsme dans l'opinion française.

Par contre, la répression israélienne et le déni israélien des droits palestiniens produisent et accroissent les glissements de l'anti-israélisme vers l'antijudaïsme dans le monde islamique. Plus les juifs de la diaspora s'identifient à Israël, plus on identifie Israël aux juifs, plus l'anti-israélisme devient antijudaïsme. Ce nouvel antijudaïsme musulman reprend les thèmes de l'arsenal antijuif européen (complot juif pour dominer le monde, race ignoble) qui criminalise les juifs dans leur ensemble. Cet antijudaïsme s'est répandu et aggravé, avec l'aggravation même du conflit israélo-palestinien, dans la population française d'origine arabe et singulièrement dans la jeunesse.

De fait, il y a non pas pseudo-réveil de l'antisémitisme européen, mais développement d'un antijudaïsme arabe. Or, plutôt que reconnaître la cause de cet antijudaïsme arabe, qui est au cœur de la tragédie du Moyen-Orient, les autorités israéliennes, les institutions communautaires et certains intellectuels juifs préfèrent y voir la preuve de la persistance ou renaissance d'un indéracinable antisémitisme européen.

Dans cette logique, toute critique d'Israël apparaît comme antisémite. Du coup, beaucoup de juifs se sentent persécutés dans et par cette critique. Ils sont effectivement dégradés dans l'image d'eux-mêmes comme dans l'image d'Israël qu'ils ont incorporée à leur identité. Ils se sont identifiés à une image de persécutés ; la Shoah est devenue le terme qui établit à jamais leur statut de victimes, de gentils ; leur conscience historique de persécutés repousse avec indignation l'image répressive de Tsahal que donne la télévision. Cette image est aussitôt remplacée dans leur esprit par celle des victimes des kamikazes du Hamas, qu'ils identifient à l'ensemble des Palestiniens. Ils se sont identifiés à une image idéale d'Israël, certes seule démocratie dans un entourage de dictatures, mais démocratie limitée, et qui, comme l'ont fait bien d'autres démocraties, peut avoir une politique coloniale détestable. Ils se sont assimilés avec bonheur à l'interprétation bibliquement idéalisée qu'Israël est un peuple de prêtres.

Ceux qui sont solidaires inconditionnellement d'Israël se sentent persécutés intérieurement par la dénaturation de l'image idéale d'Israël. Ce sentiment de persécution leur masque évidemment le caractère persécuteur de la politique israélienne.

Une dialectique infernale est en œuvre. L'anti-israélisme accroît la solidarité entre juifs de la diaspora et Israël. Israël lui-même veut montrer aux juifs de la diaspora que le vieil antijudaïsme européen est à nouveau virulent, que la seule patrie des juifs est Israël, et par là même a besoin d'exacerber la crainte des juifs et leur identification à Israël.

Ainsi les institutions des juifs de la diaspora entretiennent l'illusion que l'antisémitisme européen est de retour, là où il s'agit de paroles, d'actes ou d'attaques émanant d'une jeunesse d'origine islamique issue de l'immigration. Mais, comme dans cette logique, toute critique d'Israël est antisémite, il apparaît aux justificateurs d'Israël que la critique d'Israël, qui se manifeste de façon du reste fort modérée dans tous les secteurs d'opinion, apparaît comme une extension de l'antisémitisme. Et tout cela, répétons-le, sert à la fois à occulter la répression israélienne, à israéliser davantage les juifs, et à fournir à Israël la justification absolue. L'imputation d'antisémitisme, dans ces cas, n'a pas d'autre sens que de protéger Tsahal et Israël de toute critique.

Alors que les intellectuels d'origine juive, au sein des nations de gentils, étaient animés par un universalisme humaniste, qui contredisait les particularismes nationalistes et leurs prolongements racistes, il s'est opéré une grande modification depuis les années 1970. Puis la désintégration des universalismes abstraits (stalinisme, trotskisme, maoïsme) a déterminé le retour d'une partie des intellectuels juifs ex-stals, ex-trotskos, ex-maos, à la quête de l'identité originaire. Beaucoup de ceux, notamment intellectuels, qui avaient identifié l'URSS et la Chine à la cause de l'humanité à laquelle ils s'étaient eux-mêmes identifiés se reconvertissent, après désillusion, dans l'israélisme.

Les intellectuels dé-marxisés se convertissent à la Torah. Une intelligentsia juive se réfère désormais à la Bible, source de toutes vertus et de toute civilisation, pensent-ils. Passant de l'universalisme abstrait au particularisme juif, apparemment concret mais lui-même abstrait à sa manière (car le judéocentrisme s'abstrait de l'ensemble de l'humanité), ils se font les défenseurs et illustrateurs de l'israélisme et du judaïsme, apportant leur dialectique et leurs arguments pour condamner, comme idéologiquement perverse et évidemment antisémite, toute attitude en faveur des populations palestiniennes. Ainsi bien des esprits désormais judéocentrés ne peuvent aujourd'hui comprendre la compassion si naturelle ressentie pour les malheurs des Palestiniens. Ils y voient non pas une évidente réaction humaine, mais l'inhumanité même de l'antisémitisme.

La dialectique des deux haines, celle des deux mépris, le mépris du dominant israélien sur l'Arabe colonisé, mais aussi le nouveau mépris antijuif nourri de tous les ingrédients de l'antisémitisme européen classique, cette double dialectique entretient, amplifie et répand les deux haines et les deux mépris.

Le cas français est significatif. En dépit de la guerre d'Algérie et de ses séquelles, en dépit de la guerre d'Irak et en dépit du conflit israélo-palestinien, juifs et musulmans ont longtemps coexisté en paix en France. Une rancœur sourde contre les juifs, identifiés à Israël, couvait dans la jeunesse d'origine maghrébine. De leur côté, les institutions juives dites communautaires entretenaient l'exception juive au sein de la nation française et la solidarité inconditionnelle à Israël. L'aggravation du cycle répression-attentats a déclenché des agressions physiques et a fait passer l'antijudaïsme mental à l'acte le plus virulent de haine, l'atteinte au sacré de la synagogue et des tombes. Mais cela conforte la stratégie du Likoud : démontrer que les juifs ne sont pas chez eux en France, que l'antisémitisme est de retour, les inciter à partir en Israël.

Avec l'aggravation de la situation en Israël-Palestine, la double intoxication, l'antijuive et la judéocentrique, va se développer partout où coexistent populations juives et musulmanes.

Il est clair que les Palestiniens sont les humiliés et offensés d'aujourd'hui, et nulle raison idéologique ne saurait nous détourner de la compassion à leur égard. Certes, Israël est l'offenseur et l'humiliant. Mais il y a dans le terrorisme anti-israélien devenant anti-juif l'offense suprême faite à l'identité juive : tuer du juif, indistinctement, hommes, femmes, enfants, faire de tout juif du gibier à abattre, un rat à détruire, c'est l'affront, la blessure, l'outrage pour toute l'humanité juive. Attaquer des synagogues, souiller des tombes, c'est-à-dire profaner ce qui est sacré, c'est considérer le juif comme immonde. Certes, une haine terrible est née en Palestine et dans le monde islamique contre les juifs. Or cette haine, si elle vise la mort de tout juif, comporte une offense horrible. L'antijudaïsme qui déferle prépare un nouveau malheur juif. Et c'est pourquoi, de façon infernale encore, les humiliants et offensants sont eux-mêmes des offensés et redeviendront des humiliés. Pitié et commisération sont déjà submergées par haine et vengeance. Que dire dans cette horreur, sinon la triste parole du vieil Arkel dans Pelléas et Mélisande de Maeterlinck : "Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes" ?

Y a-t-il une issue ? L'issue serait effectivement dans l'inversion de la tendance : c'est-à-dire la diminution de l'antijudaïsme par une solution équitable de la question palestinienne et une politique équitable de l'Occident pour le monde arabo-musulman. C'est bien une intervention au niveau international, comportant sans doute une force d'interposition entre les deux parties, qui serait la seule solution réelle. Mais cette solution réelle, et de plus, réaliste, est aujourd'hui totalement irréaliste. Que de tragédies encore, que de désastres en perspective, si l'on n'arrive pas à faire entrer le réalisme dans le réel.

Edgar Morin est sociologue.





























POINT DE VUE Juif : adjectif ou substantif
Le Monde 11.10.89

Avant la diaspora, la notion de juif était à la fois religieuse, ethnique, nationale. Après la diaspora, il n'y eut plus de nation, mais un peuple dispersé que liait sa tradition religieuse. Avec la laicisation des sociétés occidentales et l'émancipation des juifs, commença l'" assimilation " dans les nations des gentils et la notion de peuple juif s'estompa. La marque juive devint alors seulement religieuse (la " confession israëlite "), et cette marque s'estompa chez les juifs laicisés, qui se trouvèrent alors identiques aux autres citoyens.

L'intégration dans un peuple gentil ne fut pas pour autant véritablement acquise. La force de rejet nouvelle portait désormais, non plus contre une religion déicide, mais contre une ethnie malfaisante : ainsi, l'antijudaisme devint antisémitisme. Plus le juif veut s'intégrer dans le peuple gentil, plus l'antisémite veut l'enfermer dans une irrémédiable singularité raciale. Assimilé pour les uns, inassimilable pour les autres, le juif sent en lui une étrangéité, et par rapport à la religion de Moise dont il est détaché, et par rapport au monde des gentils où persistent mille formes de rejet.

Ainsi est-il contraint à une double et trouble identité. Le nom juif a cessé pour lui d'être substantif, c'est un adjectif qui le rattache à un passé de traditions perdues et de persécutions pouvant sans cesse renaitre. Mais son identité est hybride, incertaine.

Parfois, le juif assimilé (participant ou non aux grands rites religieux) croit trouver la plénitude en superposant l'identité confessionnelle d'israélite à son identité nationale française, et, à l'image du protestant, il se sent partie intégrante du peuple et de la nation française. Parfois, bien que détaché complètement de la croyance mosaique, et parce qu'à la fois faiblement enraciné dans la culture nationale et rejeté par le nationalisme antisémite, il cherche sa vérité dans une humanité qui transcende frontières et nations, et il pratique la fuite en avant dans un universalisme " abstrait ", où le gentil voit un cosmopolitisme sans racines et où l'antisémite détecte le complot judéo-bolchevik.

De toute façon, ces juifs sont des fils de la culture européenne laique. Ce n'est pas tant ou seulement qu'ils sont français et juifs, comme on peut être français et protestant, c'est qu'ils sont à la fois affranchis et nourris par la laicité, fruit de la culture européenne, et qu'ils sont définis en tant que citoyens par cette même laicité devenue un des traits déterminants des sociétés modernes. De même qu'il aurait été stupide de mettre dans la catégorie des catholiques Diderot et Voltaire, de même il est absurde d'englober les juifs laicisés dans la religion dont leur laicité les a détachés. Certes, ceux-ci ont pu et peuvent encore, comme le font les catholiques laicisés, rester fidèles aux grands rite de la mort, du mariage, de la naissance issus des ancêtres. Mais ce lien lui-même tend naturellement à se dissoudre, via les mariages mixtes.

Reste alors, ultime trait de différence, la conscience d'appartenir à une lignée minoritaire, rejetée, humiliée, persécutée. Mais cette particularité, au sein de la culture humaniste, cesse d'être particulariste : au contraire, elle rend sensible à l'humiliation, au rejet, à la persécution que subissent les Noirs, Arabes, gitans, et plus largement à toutes offenses faites à l'individu dans son appartenance.

La seconde guerre mondiale et ses suites ont bouleversé en profondeur l'identité juive. L'énormité de la persécution, devenue systématiquement exterminatrice en 1942, donne à tous les juifs, assimilés ou autres, le sentiment de participer à un destin horrible et unique.

Certes, l'atrocité du sort fait aux juifs, le discrédit des attitudes antisémites traditionnelles qui sont apparues alors comme intrinsèquement liées au nazisme, tout cela crée après guerre une sorte d'immunologie à l'antisémitisme dans le corps politico-social du monde des gentils. Corrélativement, en Occident, ce monde des gentils se déracine relativement, multiplie ses relations avec l'étranger, voit s'atténuer ses nationalismes, se sent emporté dans un devenir nomade, et tous ces traits permettent aux gentils de mieux comprendre les déracinés et nomades que sont les juifs diasporés. Tout semble favorable alors à l'accentuation et à la généralisation de l'assimilation des juifs dans une après-guerre où les mécanismes de rejet se sont tellement atténués.

Mais un insondable trou noir s'était auparavant installé au coeur de l'identité du juif assimilé : Vichy avait rejeté hors de l'identité française celui qui s'était cru intégré de façon irréversible ; la persécution de l'occupant avait rejeté hors de l'humanité toute humanité juive ; enfin, la machine exterminatrice, que concrétise et symbolise Auschwitz, avait voué toute substance juive au néant. Comme l'a indiqué Daniel Sibony, les uns ne pourront trouver le noyau de leur identité que dans l'extermination même de cette identité, et leur différence, devenue irréductible comme le néant, n'aura plus que cette référence, qui, avec le temps deviendra obsessionnelle : " Auschwitz ". Les autres, eux, repartiront de l'an zéro d'Auschwitz pour s'accrocher au sionisme, puis à Israël, puis certains retourneront à la religion de Moise.

C'est le nazisme qui, en entreprenant de le massacrer, a ressuscité le peuple juif. Ce sont ses conséquences qui ont suscité l'Etat-nation d'Israël. Certes, le sionisme était en marche, mais il n'aurait probablement pas abouti à la création de l'Etat d'Israël si la persécution nazie n'y avait puissamment contribué. On a déjà remarqué la dialectique antisémitisme/sionisme où les antagonistes travaillent dans le même sens : isoler les juifs parmi les nations, négativement dans le cas antisémite en leur retirant tout droit national, positivement dans le cas sioniste en leur donnant une nation propre.

L'israélisme, dont le fondement est national, est différent du judaisme, dont le fondement est religieux. L'Israélien, comme l'a bien noté Georges Friedmann, devient différent du juif de la diaspora. Pourtant, il y a communication ombilicale entre l'identité juive et l'identité israélienne. Les juifs diasporés, même indifférents au sionisme, ont vu dans l'Israël du kibboutz et de Tsahal la réfutation concrète de la vision qui faisait du juif un négociant et un couard. Puis le rejet d'Israël par son environnement arabo-musulman a reproduit à l'échelle d'une nation mise en quarantaine l'image du ghetto de Varsovie, suscitant par là même une instinctive solidarité.

Dès lors, Israël entre de plus en plus profondément dans l'identité de beaucoup de juifs diasporés. Ce mouvement s'accentue et s'amplifie chez certains en une solidarité inconditionnelle avec tout acte du gouvernement israélien, et il s'enracine chez les générations récentes dans le thème " même peuple, en France et en Israël ". D'où une double allégeance complexe, analogue dans son ambivalence à la double allégeance des communistes des pays " capitalistes " à l'égard del'URSS, mais différente dans son sens (attachement à une identité singulière ici, attachement à une patrie universelle là).

Puis, dans les années 70, apparait un néo-fondamentalisme juif. Beaucoup de ceux, notamment intellectuels, qui avaient identifié l'URSS et la Chine à la cause de l'humanité à laquelle ils s'étaient eux-mêmes identifiés se désenchantent. La perte du Messie prolétarien déclenche un retour aux prophètes d'Israël. Des intellectuels démarxisés se convertissent à la Thora. Une intelligentsia juive se réfère désormais à la Bible, source de toutes vertus et de toute civilisation, pensent-ils. La recherche profonde des racines se tourne vers la double référence, qui se trouve de plus en plus en symbiose, à l'Etat-nation d'Israël et à la religion de Moise.

Enfin, la convergence se fait de plus en plus forte entre rabbinisme et israélisme. A l'origine, le rabbinat condamnait le sionisme, qui transférait sur le concept laique de nation une identité jusque-là conçue de façon religieuse. Puis, il s'est d'autant plus rallié à l'israélisme que l'Etat laique, pour renouer avec son antique passé national, ne pouvait que se référer à une histoire théocratique par nature, et devait naturellement instituer comme fêtes nationales les grandes fêtes religieuses.

Le trou noir d'Auschwitz

Ainsi s'est reconstituée la triade d'avant l'occupation romaine peuple-nation-religion.

Cette triade tend à envelopper comme tentacule, à récupérer, à absorber l'identité juive moderne, qui perd alors de plus en plus son fondement culturel laique et européen. Même quand demeure le sentiment d'appartenance à la France et au peuple français, la triade devient la référence spécifique et du coup substantielle de l'identité juive. Ceux qui se reconnaissent ainsi juifs deviennent les membres représentatifs et dirigeants des associations juives. Ils vont parler naturellement au nom des juifs dans leur ensemble. Ce sont eux qui, au nom de la " communauté " (notion qui comporte implicitement en elle la triple essence religion-peuple-nation), vont condamner l'invitation faite par la France à Arafat, définir la position " juive " pour le carmel d'Auschwitz, etc.

Dès lors, aux yeux de tous, juifs et gentils, le juif se définit par adhérence à la religion et à Israël. Ainsi, la presse tout naturellement fait de l'affaire du carmel d'Auschwitz, un conflit ou un malentendu entre juifs et catholiques, comme si désormais la définition du juif était inévitablement religieuse, de même qu'elle avait fait de la venue d'Arafat à Paris un conflit entre juifs et Palestiniens, comme si la définition du juif était inévitablement israélienne.

Il faut comprendre la situation présente : la conscience juive reste marquée par le trou noir d'Auschwitz, qui à la fois attise l'incertitude irrémédiable sur la possibilité d'être intégré chez les gentils et fournit au diasporé laique le témoignage de l'irréductibilité de son identité juive. Ainsi, le diasporé à la fois s'angoisse et se reconnait intrinsèquement juif dans tout rappel du passé nazi (comme un événement concernant un criminel de guerre), dans toute dénégation de ce passé (le " révisionnisme "), dans toute analogie présente avec ce passé ( la menace sur Israël). C'est pourquoi les instances dirigeantes de la " communauté " utilisent et attisent Auschwitz, le carmel, Arafat pour bien envelopper toute identité juive dans la triade religion mosaique - peuple juif - nation israélienne.

Cela rencontre d'autant moins de résistance que, chez les juifs comme ailleurs, il y a, dans cette fin de siècle déboussolée, l'appel pour le réenracinement et pour le ressourcement qui nourrit tous les fondamentalismes.

Mais alors se pose le problème-clé de la définition de tous ceux qui ne peuvent ni ne veulent se définir en fonction de la triade. Depuis que ceux qui se situent dans cette triade ont accaparé et monopolisé le concept de juif, ceux qui ne peuvent ni accepter cette définition ni refuser la qualité de juif se trouvent pris dans un double bind. Ce sont ceux qui n'ont aucun concept unique, clair et distinct à leur disposition pour se définir. Qui sont-ils ?

Les spinosants

J'étais allé porter au nettoyage un costume reprendre, mon pantalon fut aussitôt trouvé, d'été en coton léger. Au moment de le mais non la veste. Le préposé inspecta à plu sieurs reprises les vestes alignées téléphona au sous-sol, vérifia que la veste n'était pas dans une machine ou rangée pour une seconde opération de nettoyage, mais la veste demeura introuvable et on me demanda de revenir le lendemain. Le lendemain, même scène mêmes vérifications vaines, jusqu'au moment où le blanchisseur vérifia distraitement du côté des chemises et la découvrit par son numéro.
Effectivement cette veste avait une forme de chemise et, détachée de son pantalon, pouvait naturellement être considérée comme chemise; mais, en présence du pantalon, elle devenait veste. Ainsi cette veste en forme de chemise, cette chemise faisant veste, n'avait de nom en aucune blanchisserie, où il n'y avait aucun concept comme « vestise » ou « chemeste » qui aurait pu la désigner. Et j'ai pensé : voilà ce qu'il en est de nous. Nous n'avons pas de nom à nous. Nous sommes des hybrides, des bâtards, des métis qui ne sont même pas reconnus comme tels. On veut nous classer de force dans l'une des deux catégories dont on fait et on ne fait pas partie.



Je crois que les Juifs laicisés sont en fait des néomarranes ou plutôt des spinosants. Le spinosant est celui pour qui le mot juif, cessant d’être substantif, devient adjectif.


Quand on ne peut entrer dans des catégories mutilantes, il faut proposer des catégories plus complexes. Il y a un terme, « marrane », qui porte en lui la double identité. Les marranes sont les Juifs espagnols convertis qui ont gardé plus ou moins longtemps leur identité juive à l'intérieur de leur identité espagnole. Mais le terme marrane connote une conversion de peur. Je me suis nommé « néomarrane » et je crois que les Juifs laïcisés sont en fait des néomarranes ou plutôt des spinosants. Le spinosant est celui pour qui le mot juif, cessant d'être substantif, devient adjectif; c'est un adjectif parmi d'autres, mais pas de même nature que les autres, parce qu'il porte en lui beaucoup de souffrances et une insondable différence. Le néomarrane, lui, porte en lui, en même temps que cet adjectif, de multiples communautés et une double différence.
Situons-nous tout d'abord par rapport à la religion de Moïse. Je suis de ceux qui non seulement sont incapables de croire en une religion révélée, mais je suis aussi de ceux qui n'enferment pas la religion juive dans son ultime avatar après l'an 70 de son ère.
Rappelons que le concept religieux de juif a subi de grandes variations historiques, des expressions diverses et divergentes-- ainsi la religion actuellement orthodoxe est la fille d'une des sectes, celle des formalistes pharisiens, née deux siècles avant notre ère, alors qu'il y avait, sous l'occupation romaine, les conservateurs élitistes sadducéens, les nationalistes zélotes, les mystiques esséniens, et enfin les disciples du juif Jésus qui se différencièrent de la souche sous l'impulsion du juif ex-pharisien Saul de Tarse, devenu Paul.
La richesse polymorphe du judaïsme avant l'an 70, elle-même fruit de l'immersion de la culture juive dans le monde gréco-latin, a éclaté en miettes après 70 et la secte des pharisiens est devenue religion officielle. Mais je peux, sans être pour autant chrétien, préférer le message du Juif Jésus, qui comporte miséricorde et qui, avec Paul, s'est ouvert sans équivoque aux Grecs et aux Gentils. Je peux répugner à la fermeture orthodoxe de cette religion qui, prise à la lettre, interdit toute commensalité avec le Gentil. Je peux, comme Spinoza, être étranger à toute idée de peuple élu. Je peux et veux fonder ma philosophie sur le message de la démocratie et des philosophes d'Athènes et non sur celui des Tables de la Loi.
En ce qui concerne Israël, je ne suis pas seulement de ceux qui n'envisagent pas de devenir israélien, mais je suis de ceux qui se refusent à être des machines à justifier Israël, et je suis de ceux qui reconnaissent les mêmes droits au peuple palestinien et au peuple israélien.
Tant qu'Israël était menacé plus que menaçant, tant qu'il apparaissait comme une nation démocratique exemplaire dans un voisinage despotique et rétrograde, tant que ses ennemis proclamaient ouvertement leur intention de l'anéantir, alors il n'y avait pas de fossé trop profond entre les Juifs soucieux essentiellement que le génocide qui avait frappé les Juifs d'Europe ne se reproduise pas pour la nation israélienne et ceux qui s'étaient identifiés profondément à cette nation et approuvaient systématiquement tout ce que faisait son gouvernement. Mais les mesures punitives à l'intérieur et les expéditions punitives à l'extérieur, I'occupation de la Cisjordanie, la guerre faite au Liban, le siège de Beyrouth et enfin la répression de plus en plus sévère de l'Intifada, tout cela ruine l'image exemplaire d'Israël et indique une dérive historique tragique.
Le sionisme communautaire et le socialisme des fondateurs ont été dévorés par une société « normale », laquelle est en cours de se faire dévorer par le nationalisme et un nouveau colonialisme. Tsahal, instrument de survie d'Israël, est devenue la solution à tout problème. On va vers une « sud-africanisation » d'un type nouveau. Quand on s'est efforcé toute sa vie de se refuser à l'indignation borgne et à la justification unilatérale, on ne peut fermer l'œil critique et justifier Israël. Mais le pire est toujours justifié par les officiels du judaïsme français qui continuent à faire d'Israël la jeune vierge du Cantique de Salomon et qui voient tout au plus d'inévitables bavures là où est en train de s'opérer un changement de nature.
L'horrible processus génocidaire de 1942-1945 ne conduit pas à sacraliser l'État d'Israël de 1989. Shoah ne doit pas vouloir dire qu'on doit continuer à considérer comme des victimes ceux qui tirent par balles sur des enfants palestiniens lanceurs de pierres, ainsi que ceux qui approuvent ces meurtres.
Ceux que leur particularité juive avait amenés à se sentir solidaires de tous les persécutés se voient aujourd'hui tragiquement confrontés à un Israël nationaliste, dominateur, arrogant, répressif, qui sera irrémédiablement entraîné dans une dérive fatale pour ses voisins et lui-même si des interventions internes et externes ne se conjuguent pas pour arrêter ce processus.
En ce qui concerne l'idée de peuple juif, je suis de ceux chez qui cette notion de peuple s'est estompée. Je suis de ceux qui demeurent dans l'univers syncrétique et laïque où ils se sont formés, je suis de ceux qui ont pris femme ou mari chez les Gentils, qui ont des enfants, et ceux-ci, à la différence du chat de Schrodinger, lequel s'est trouvé coupé en deux demi chats, ne sont ni demi-Juifs ni demi-Gentils.

Mais, surtout, je suis de ceux qui ne peuvent accepter que la singularité unique du destin juif nourrisse une fermeture particulariste par rapport aux autres expériences atroces, aux autres dénis de justice, aux autres horreurs de l'Histoire.



Le sort inique fait aux Juifs n'a pas été unique. Shoah, le mot est très juste en hébreu, mais moi je dis tentative d'extermination ou de génocide, et cela a frappé aussi les Tziganes. D'autres ont été massacrés par Hitler, et bien d'autres, plus nombreux encore, par Staline.


La conscience d'Auschwitz ne me fait pas penser que cette horreur transcende l'Histoire. Il a fallu le traité de Versailles de 1918 et la crise économique de 1929 pour créer les conditions favorables au déferlement de l'antisémitisme nazi en Allemagne. Si l'extermination est virtuelle dans la haine atroce portée aux Juifs dès Mein Kampf, il a fallu attendre l'année de guerre paroxystique de 1942 pour que Hitler décide de la solution finale. En outre, le sort inique fait aux Juifs n'a pas été unique. Shoah, le mot est très juste en hébreu, mais moi je dis tentative d'extermination ou de génocide, et cela a frappé aussi les Tziganes. D'autres ont été massacrés par Hitler, et bien d'autres, plus nombreux encore, par Staline.
Je suis de ceux qui ne se sentent nullement représentés dans l'image punitive du Juif, pourchassant quarante-cinq ans après les bourreaux devenus séniles, poursuivant en justice tout propos antisémite, extorquant même une éructation au premier Autant-Lara venu pour le désigner à la vindicte. Je suis de ceux qui ne renvoient pas sur l'antisémite la marque indélébile que celui-ci a imprimée au Juif. Je suis de ceux qui attendent le repentir du méchant. Je suis de ceux qui n'ont jamais enfermé l'homme qui a commis un crime dans le concept de criminel qui le recouvre en entier.L'expérience du camp de concentration a conduit ses victimes à deux leçons contraires. Il y eut ceux qui, comme Robert Antelme, se refusèrent désormais à humilier quiconque, y compris leurs bourreaux, et ceux qui, au contraire, furent prêts à mettre dans les mêmes camps ceux qui les y avaient mis. De même, I'on voit que la leçon de l'antisémitisme conduit les uns à refuser toute humiliation contre les Arabes, alors qu'elle conduit les autres à les humilier. C'est là une ligne de partage des eaux.
Il y a désormais une bipolarité dans le champ recouvert par le mot Juif. À un pôle, ce mot est le substantif qui définit leur être par leur appartenance au peuple et à la religion de la Bible, et par leur relation ombilicale avec l'État-nation d'Israël. À l'autre pôle, le mot est un adjectif pour définir une des qualités, un des traits de l'identité. Entre les deux pôles, il y a toute une gamme de positions intermédiaires. C'est pour cela que la notion de Juif est devenue confuse, équivoque, complexe, parfois contradictoire.
Ceux pour qui être juif est un des adjectifs qui les caractérisent ne se reconnaissent ni dans la synagogue, ni dans l'État d'Israël. Ils sont assimilés, mais ils sont aussi d'ailleurs. Ils ont gardé quelque chose de l'exil, et ils sont d'autant plus exilés qu'ils sont, cette fois, volontairement exilés d'Israël, et qu'ils n'ont pas la référence hiérosolomytaine. Ils ont pu souffrir de manque, d'insuffisance, de carence, et ils le peuvent encore puisqu'ils ne sont plus juifs comme les autres, sans être pour autant gentils. Ils peuvent vivre comme une vacuité le fait qu'ils sont dans une faille entre Juifs et Gentils.

Je suis de ces Juifs pour qui la singularité et l'unicité d'un destin persécuté, au lieu de les renfermer dans le particularisme supérieur du peuple élu, les a ouverts sur l'universalité de la cause des humiliés et offensés.

Mais ils peuvent aussi se sentir riches de plusieurs racines, riches de la culture européenne (née de la dialogique entre la source judéo-chrétienne et la source gréco-latine) qui est leur vraie nourriture spirituelle, riches de l'universalisme qui est à la source et au terme de leur expérience dans le monde des gentils. Ils savent aussi que cette même culture européenne qui les a émancipés leur a aussi apporté la pire persécution, et qu'elle a dans le monde apporté non seulement les Lumières et l'humanisme, mais aussi la domination et la mort. Mais la singularité et l'unicité d'un destin persécuté, au lieu de les renfermer dans le particularisme supérieur du peuple élu, les a ouverts sur l'universalité et la cause des humiliés et offensés. C'est pourquoi, sans pouvoir se donner un autre nom que celui, provisoire, de spinosants, ils veulent reprendre comme leur idéal et dans sa plénitude véritablement humaniste la recherche qu'avait formulée l'homme à double identité Saul/Paul d'un monde où Juifs et Gentils ne se définiraient pas de façon substantive ni exclusive, la substance commune étant l'humanité.



MORIN EDGAR

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