mercredi 24 mars 2010

La pensée arabe - Mohammed ARKOUN

QUE SAIS-JE ?
La pensée arabe
MOHAMMED ARKOUN
Professeur émérite à la Sorbone Nouvelle (Paris III)
Cinquième édition
35e mille






INTRODUCTION A LA 4e ÉDITION

Depuis la 1re édition de ce « Que sais-je ? » en 1975, les conditions d'exercice de la pensée arabe ont continué à se dégrader pour des raisons politiques, sociales, écono-miques, culturelles, internationales. Les Etats-Nations-Partis avaient soulevé beaucoup d'espérances dans les années 1950-1960, de même que les puissances coloni-satrices semblaient disposées à entrer dans l'ère de la « coopération ». On sait ce qu'il en a été, surtout depuis la prise de pouvoir par Khomeiny en février 1979 et la vaste campagne de diabolisation de ce personnage par l'Occident. Celui-ci a soutenu Saddam Hussein pendant huit ans pour éliminer les dangers de 1' « inté-grisme islamique » ; à l'heure où j'écris ces lignes, la grave crise internationale déclenchée par l'invasion et l'annexion du Koweït par le même Saddam Hussein tient en haleine le monde entier.
Quelles ont été l'attitude, l'activité, les productions des intellectuels arabes dans cette période cruciale du passage de « la révolution arabe socialiste » (Nasser, Boumediène, le Ba'th irakien et syrien) à la « révolution islamique » conduite par Khomeiny, continuée par divers mouvements islamistes et que tente de récupérer même un Saddam Hussein, ou un Ben Bella en Algérie ?
La réponse à cette question exigerait un « Que sais-je ? » indépendant. Je renvoie provisoirement à trois ouvrages récents : François Burgat, L'islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Karthala, 1988 ; Issa J. Boul-lata, Trends and Issues in Contemporary Arab Thought, State University of New York Press, 1990 ; Léonard Binder, Islamic Liberalism. A Critique of Development Idéologies, Chicago Press, 1988.
Quelques précisions rapides. Un grand nombre d'écri-vains, de poètes, d'essayistes, de journalistes se sont affirmés durant les vingt dernières années, tant dans les pays arabes qu'en Europe et en Amérique où beaucoup ont préféré s'établir. Ils se partagent entre les partisans résolus d'une démocratie laïque, ouverte aux conquêtes positives, universelles de la modernité, indépendam-ment des expressions que celle-ci reçoit dans la phase actuelle des sociétés occidentales ; les militants fervents pour la restauration d'un ordre moral, politique, éco-nomique, d'inspiration exclusivement « islamique », ce qui implique la contestation des régimes en place accusés de complicité idéologique avec un « Occident » toujours dominateur. Ce partage n'est pas étanche ; il y a des intellectuels critiques qui restent attentifs à tout ce qui se dit, se fait, s'annonce à tous les niveaux d'existence et d'expression de chaque société ; ceux-là radicalisent la critique en s'attaquant aux formes de pouvoir qui s'incarnent dans le discours, l'écriture, les systèmes cognitifs traditionnels et contemporains.
Certains reculent, cependant, devant des sujets qui restent tabou, comme les attitudes et les abus des Etats-Nations-Partis, ou, plus essentiellement encore, les Sources-Fondements (Usûl) de la pensée théolo-gique et juridique en Islam. Ce sujet difficile et d'actua-lité brûlante est explicitement évité par un essayiste talentueux, le Marocain Muhammad Àbid al-Jâbirî qui a obtenu un grand succès avec sa Critique de la raison arabe, entreprise plus limitée, plus prudente que celle que j'ai personnellement définie dans ma Critique de la raison islamique.
Ces deux titres n'épuisent évidemment pas une recherche de longue haleine qui mobilisera plus d'une génération ; mais ils attirent l'attention sur un climat intellectuel et culturel qui n'est pas dominé exclusive-ment par l'intégrisme obscurantiste auquel fait très largement écho une abondante littérature journalistique et politologique en Occident. Les sociétés arabes con-temporaines — et, plus généralement, les sociétés tra-vaillées par le fait islamique — sont d'incomparables laboratoires où se forgent des destins collectifs et où les sciences sociales pourraient connaître des mutations théoriques décisives. En Europe même, la prise en charge intellectuelle et scientifique de l'islam et de ses problèmes nouveaux contribuerait à un progrès et un élargissement de la pensée sur des questions dis-putées comme la laïcité, les droits de l'homme, l'appro-fondissement de la démocratie...
Tous les intellectuels arabes sont à la recherche d'espaces de liberté, même étroits et précaires. Ils portent en eux les exigences d'une histoire particulière-ment éprouvante ; ils savent que la délivrance n'est pas pour demain ; le bilan de trente ans de volontarisme politique, de contrôle idéologique par l'Etat-Nation-Parti, d'explosion démographique, de déracinement des ruraux et des nomades, de détérioration des tissus urbains traditionnels, de destruction des cadres socio-culturels et des codes de l'honneur qui soutenaient les solidarités populaires, de substitution d'une idéologie scolaire, abstraite, combative à un humanisme fondé sur le respect de la parole donnée... ce bilan est trop difficile à assumer dans un contexte international où la défense des intérêts nationaux perpétue la violence ouverte ou structurelle.
Conscient de cette complexité, de ses responsabilités à l'égard de sociétés ravagées par le phénomène du popu-lisme, alors que sa tâche critique l'amène à vivre avec ses pairs en Occident, la crise généralisée du sens, l'intellec-tuel arabe est souvent incompris par les siens, margi-nalisé, sinon rejeté ou sommé de « s'intégrer » dans ces espaces de liberté qu'il recherche en Occident. Pour ces raisons conjuguées, il devient, à l'instar des grands artistes, le test du cheminement de la liberté dans le monde, tant, du moins, qu'il demeure lui-même fidèle à sa fonction critique.



Paris, janvier 1991.

PRÉFACE A LA CINQUIÈME ÉDITION

II n'y a toujours rien à changer à la substance de ce petit livre ; le cadre conceptuel et méthodologique que j'ai défini il y a vingt ans demeure non seulement valable, mais à bien des égards en avance sur les études consacrées à la pensée arabe classique et contempo-raine. Ainsi, le concept de ruptures que j'ai utilisé pour la période souvent dite de décadence n'a pas été repris par des historiens capables d'enrichir leur intérêt pour les idées et les doctrines, par une étude poussée des cadres sociaux de la connaissance non seulement dans les milieux urbains lettrés, mais aussi parmi les nom-breux groupes ethno-culturels demeurés à l'écart de la culture savante et des expressions « orthodoxes » de la religion. Aujourd'hui, j'irai plus loin encore dans cette direction en ouvrant un domaine nouveau de l'histoire de la pensée en général, de la pensée arabe, en parti-culier : je parlerai de l'histoire de l’impensê dans la pensée arabe du XVIe au XXe siècle. Je franchirai, on le voit, les XIXe-XXe où il est question d'irruption de la modernité. Celle-ci fait problème depuis une trentaine d'années, plus et d'une autre manière qu'au temps de la Nahdha. J'évoque le problème sans pouvoir le développer ici. Je renvoie à la bibliographie détaillée publiée dans M.A.R.S. (Le Monde arabe dans la recherche scientifique), Institut du Monde arabe, 1995, 5.
Le phénomène historique et géopolitique de la Révolution islamique mérite également de nouveaux développements, pour montrer comment le recours à l'islam comme levier de luttes idéologiques à l'intérieur des pays arabes et non arabes, pèse de plus en plus sur les diverses langues parlées dans ces pays et, par consé-quent, sur toute pensée qui s'exerce en contexte isla-mique plus que jamais envahi par les luttes politiques. C'est dans ces conditions nouvelles que s'étendent les champs de l'impensable et de l'impensé dans une pensée qu'il est alors plus juste de qualifier d'islamique plutôt que d'arabe seulement.
Paris, le 8 août 1995.

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Chapitre Premier
LE FAIT CORANIQUE
Le fait coranique est un événement linguistique, culturel et religieux qui partage le domaine arabe en deux versants : le versant de « la pensée sauvage » au sens défini par Cl. Lévi-Strauss et celui de la pensée savante. Ce partage est généralement décrit par les historiens d'un point de vue chronologique linéaire : avant le Coran, on parle de gentilité (Jâhiliyya), c'est-à-dire d'une société polysegmen-taire caractérisée linguistiquement par la diversité des dialectes, religieusement par le paganisme (= « les ténèbres de l'ignorance » selon une vision théologique fondée sur une fausse interprétation du concept coranique de Jâhiliyya) ; après le Coran, on décrit la montée irrésistible de l'Etat islamique fondée à Médine, en 622, par Muh'ammad et l'épa-nouissement corrélatif d'une langue et d'une culture savantes (= « la Lumière de l'Islam » selon le schéma théologique).
La vérité est que les sociétés polysegmentaires, les dialectes et les cultures populaires correspon-dantes, les croyances et les visions mythologiques n'ont jamais cessé de coexister, dans tout le domaine arabo-islamique, avec un Etat, une culture, une religion unificateurs, centralisateurs, rationalisante. Pour avoir une vue complète et équilibrée de la pensée arabe, il faudrait donc décrire ses deux modes d'existence qui n'ont cessé d'interférer, de se condi-tionner an cours de l'histoire. Malheureusement, « la pensée sauvage » nous est beaucoup moins connue que la pensée savante parce que celle-ci a régulièrement dénigré, discrédité, ignoré celle-là. « La pensée sauvage », jusqu'à nos jours, n'a guère profité de la fixation de ses créations, de ses données par l'écriture ; pour l'étudier, il est donc nécessaire d'emprunter la voie ethnographique qui ne compte pas encore beaucoup de partisans ni parmi les cher-cheurs arabes, ni parmi les Occidentaux. On préfère la méthode historiographique adaptée à l'explora-tion de la culture savante qui a toujours monopo-lisé l'intérêt des élites cultivées et dirigeantes.
Si l'on se résout, ici, à ne considérer que le versant de la pensée savante, c'est à la fois par manque de place et par souci d'éviter la juxtaposition de deux enquêtes habituellement séparées. On retrouvera, cependant, au chapitre IV, le problème de la cons-tante interaction entre culture savante et culture populaire.
On s'en tiendra donc, pour définir le fait cora-nique, aux données qui aideront à mieux comprendre les développements ultérieurs de la pensée élaborée. On examinera brièvement les trois points suivants :
— Histoire critique du texte reçu sous le nom de Coran.
— Définition linguistique de la notion de Parole de Dieu.
— La signification de la fonction prophétique.
I. — Histoire critique du texte coranique
Par histoire critique, nous n'entendons pas seu-lement les recherches pour l'établissement d'une édition critique du texte coranique ; nous visons aussi la récapitulation des multiples lectures — au sens linguistique actuel — suscitées par ce texte depuis sa manifestation.
Les savants musulmans ont été préoccupés, à des degrés divers, par ces deux tâches. Un érudit tardif, Al-Suyûtî (cf. infra, p. 84), a composé un tableau très suggestif des travaux accomplis dans les deux directions. Ce sont, cependant, les arabisants occi-dentaux et, notamment, l'école allemande, qui ont poussé le plus avant les recherches philologiques sur le texte coranique. Les résultats acquis ont été uti-lisés avec rigueur, par R. Blachère dans son Intro-duction au Coran et sa traduction .
Les recherches linguistiques contemporaines obli-gent à reprendre la question dans une perspective plus large que celle de la philologie classique. Celle-ci s'est contentée de la notion étriquée d'un texte qui ne peut avoir qu'un sens, comme disait Renan, par exemple. Or, avant d'être un texte graphiquement fixé, le Coran a été une parole ; et il est resté une parole liturgique jusqu'à nos jours. Faire l'histoire critique du Coran revient ainsi à reconstituer le corpus authentique de tous les énoncés communiqués par Muh'ammad sous le nom de « Révélation » (tanzîl, wah'y).
Les musulmans sont unanimes à considérer, au moins depuis le IVe/Xe siècle, que les énoncés re-cueillis dans la Vulgate officielle constituée dès le califat de 'Uthmân (644-656) représentent la tota-lité de la Révélation. Cette position traduit l'adhé-sion à une situation de fait, non de droit ; elle minimise la gravité et la complexité des circons-tances politiques, sociales et culturelles à travers lesquelles la volonté officielle (les califes omeyyades, puis abbasides face à l'opposition protochî'ite, puis chî'ite) a imposé une version « orthodoxe » de la Révélation. La constitution et le triomphe de cette version sont inséparables du drame de la « grande Querelle » (al-fitna al-kubrâ) et de ses suites. Rap-pelons rapidement les problèmes que doit affronter, aujourd'hui, toute histoire critique du texte cora-nique.
1. La recension de 'Uthmân a entraîné un cer-tain nombre de décisions regrettables : destruction des corpus individuels antérieurs et des matériaux sur lesquels avaient été consignés certains versets; réduction arbitraire des lecteurs à cinq ; élimination de la très importante recension d'Ibn Mas'ûd, un Compagnon respecté dont le corpus a pu être, ce-pendant, conservé à Kûfa jusqu'au Xe siècle. En outre, l'insuffisance technique de la graphie arabe rendait indispensable le recours aux lecteurs spécia-lisés, c'est-à-dire au témoignage oral.
2. Dans quelle mesure, la décision du gouverneur d'Irak, Al-H'ajjâj, de fixer l'orthographe de la re-cension 'uthmânienne, a entraîné de nouveaux choix morphologiques et syntaxiques qui affectaient néces-sairement le sens ? Les versions chî'ites qui, à l'époque, constituaient le fondement « idéologique »de l'opposition au pouvoir officiel, étaient-elles tou-jours visées par ces choix ?
3. Au début du rve/xe siècle, deux partisans d'un recours libre à toutes les lectures traditionnelles, Ibn Muqsim (mort 965) et Ibn Channabûdh (m. 939), sont condamnés par un jury de docteurs « orthodoxes ».
A cette époque, pourtant, les Chî'ites favorisés par les Bûyides, auraient pu faire valoir leurs propres données. Il faut croire qu'une situation irréversible était déjà créée par trois siècles de vigilance offi-cielle. On est parvenu au seuil politico-religieux à partir duquel une solidarité de fait entre Sunnites et Chî'ites, s'imposait pour défendre le caractère intangible d'un texte commun. L'historien peut, dès lors, retenir la définition opératoire suivante :
Le Coran est un corpus fini et ouvert d'énoncés en langue arabe auxquels nous ne pouvons avoir accès qu'à travers le texte graphiquement fixé après le IVe/Xe siècle. La totalité du texte ainsi fixé a fonc-tionné simultanément comme une œuvre écrite et comme une parole liturgique .
Cette définition insiste sur le passage de la parole au texte ; elle fixe l'attention sur la forme réellement transmise qui a servi de base à l'élaboration de toute la pensée arabo-islamique. En outre, la forme trans-mise est présentée non comme un texte relevant de la seule approche philologique, mais comme un texte renvoyant à un langage religieux. Or, celui-ci s'épanouit sur trois plans solidaires : le culte (gestes, rites, récitations comme moyens d'expression de l'âme religieuse).; la loi (institutions, droits des hommes, droits de Dieu) ; la pensée (théologie, éthique, mystique, exégèse, sciences auxiliaires). H y a eu effectivement une impressionnante expansion du discours coranique sur tous ces plans, ainsi qu'on le verra. L'âme religieuse vit de façon indivise l'acte de prière ou de pèlerinage, l'acte d'obéissance à la Loi (charî'a) et l'acte de réflexion sur les signifi-cations de la Parole révélée. Pour mieux éclairer cette attitude profonde qui commandera toute la pensée arabo-islamique classique, il nous semble utile de rassembler quelques indications sur deux concepts organisateurs du fait coranique : la Parole de Dieu et la fonction prophétique.

II. — LA notion de Parole de Dieu
Notre définition du Coran permet d'étudier la notion de Parole de Dieu en tant qu'objet linguis-tique. On se demandera par quels procédés propre-ment linguistiques et littéraires, le discours cora-nique structure un rapport perception-conscience centré sur un Dieu Vivant, Créateur, Transcendant. C'est un fait bien connu que les contemporains de Muh'ammad ont été frappés et vite subjugués par la forme insolite de la Parole transmise au nom de Dieu. La facture littéraire de cette Parole est pré-sentée dans le Coran même comme inimitable :
« Dis : si les hommes et les djinns s'unissaient pour produire quelque chose de semblable à ce Coran, ils ne produiraient rien qui loi ressemble » (XVII, 88).
Ainsi, le Coran utilise la conscience linguistique arabe pour instaurer une nouvelle conscience reli-gieuse. Voilà pourquoi la théologie utilisera plus tard toutes les ressources de la critique littéraire pour imposer le fameux dogme du caractère inimi-table, donc miraculeux du Coran (I'jâz). En faisant appel, aujourd'hui, au nouvel apport de la linguis-tique pour définir la notion de Parole de Dieu, on ne fait donc qu'appliquer une attitude constante de la pensée arabo-islamique. Cependant, la méthodo-logie linguistique actuelle a une valeur d'ascèse intellectuelle : elle exclut toute intervention de présupposés théologiques ou philosophiques.
On peut repérer trois niveaux de fonctionnement littéraire du discours coranique : un niveau méta-phorique ; un niveau narratif ; un niveau stylistique. Ces types d'expression se déploient dans deux cadres généraux qui constituent l’unité du discours cora-nique en tant que forme-sens : la structure des relations de personne ; le cadre spatio-temporel de la représentation. On ne pourra donner ici que quel-ques brèves indications en commençant par l'exa-men des cadres unificateurs.
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1. La structure des relations de personne. —
Selon E. Benvéniste, on entend par discours « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur et, chez le premier, l'intention d'influencer l'autre en quelque manière » . Parlant de « la subjectivité dans le langage », le même auteur écrit (p. 260) : « elle se définit non par le sentiment que chacun éprouve d'être lui-même..., mais comme l'unité psy-chique qui transcende la totalité des expériences vécues qu'elle assemble et qui assure la permanence de la conscience ». Le langage est donc le lieu d'émer-gence de l'être de l'ego qui « a toujours une position de transcendance à l'égard de tu » ; les positions pouvant, cependant, s'inverser grâce à la relation de dialogue où ego et tu sont nécessaires l'un à l'autre. A la lumière de ces réflexions, lisons ces courts versets :
— « Dis : « je me réfugie auprès du Seigneur des hommes... »(CXIV, 1) ;
— « Prêche ! au Nom de ton Seigneur qui a créé... (XCVI, 1) ;
— « Un Coran que Nous avons fractionné en fragments pour que tu l'énonces devant les hommes... dis : a croyez en lui(ce Coran), ou n'y croyez pas » » (XVII, 107).
La totalité du discours coranique fait apparaître ainsi trois protagonistes : un locuteur-auteur (qu'il), un allocuté-énonciateur (Muh'ammad), un destina-taire collectif (les hommes).
Le locuteur se manifeste par l'emploi constant d'un pluriel de majesté (Nous), de l'impératif, du vocatif, de l'avertissement, de la sentence, etc. Il remplit tout l'espace par l'expression d'une Volonté toute-puissante, d'une Science infinie, d'une Maî-trise souveraine sur l'homme, les mondes, le sens. Le nom propre Allah revient 2 697 fois. Tout ce qu'il dit concourt à l'affirmation de sa Transcen-dance, de l'Unité impérieuse de Son Être par rapport au tu interpellé ; mais Il vise par là à élever le tu au rang d'un je conscient de sa propre unité psychique articulée à celle du locuteur. C'est donc un être vivant qui émerge, se laisse approcher et, finalement, se donne dans sa Parole : redire cette Parole, c'est s'approprier d'une certaine façon l'être qui s'y dit.
L'allocuté n'est pas le transmetteur passif des énoncés qui lui sont communiqués. L'emploi obli-gatoire, en arabe, du style direct après le verbe dire (qâl), permet à l'allocuté de se comporter en lo-cuteur soit à l'égard du locuteur-auteur (comme dans CXIV, 1), soit à l'égard des destinataires (comme dans XVII, 107). Le passage de la fonction d'allocuté à celle de locuteur signifie une prise en charge du discours, donc une promotion dans l'ordre de l'être qui se dit dans ce discours. En outre, les énoncés coraniques obéissent à une syntaxe telle que tout énonciateur — comme Muh'ammad — se trouve linguistiquement dans la même situation de locuteur lié par ce qu'il dit. On touche ainsi à un trait distinctif du langage coranique qui est per-formatif. Chaque fois que je prononce un verset, j'accomplis ipso facto l'acte visé par mon énoncé soit parce que je réactualise le Je du locuteur-au-teur, soit parce que j'engage mon propre je. En d'autres termes, les destinataires du message peu-vent devenir eux-mêmes des locuteurs qui parti-cipent, à des degrés divers au Je du locuteur-auteur .
2. Le cadre spatio-temporel de la représentation.
— Toute perception donne lieu à une représentation mentale par référence à un espace et à un temps déterminés. Le Coran sélectionne dans l'Univers créé et dans l'Histoire conduite par Dieu, les objets et les notions dignes d'être perçus ; il circonscrit, en même temps, la perception dans des coordonnées spatio-temporelles précises.
L'univers est un réservoir de signes ('âyât) qui manifestent la Puissance créatrice de Dieu et la Sollicitude du Créateur pour l'homme. Les cieux, le soleil, la lune, les étoiles, la terre, le tonnerre, la pluie, les montagnes, la mer, la végétation, les ani-maux, etc. : tout est donné à percevoir non comme des êtres et des phénomènes physiques concrets, mais comme des témoignages. Il s'agit de faire me-surer à l'homme l'infinie distance entre son inca-pacité à produire aucun de ces êtres et la Puissance ordonnatrice qui, seule, fait exister l'Univers tel qu'il est. Le discours coranique instaure, donc, un regard de la conscience sur le monde extérieur, mais ne propose pas une connaissance de ce monde, comme tout un courant apologétique le soutient. En effet, l'homme est rehaussé dans la conscience de soi en même temps qu'il lui est donné de décou-vrir sa faiblesse face à l'Univers. L'homme est désigné comme « le vicaire de Dieu sur terre » (II, 28) ; l'Univers entier est, d'une certaine façon, « mis à son service » (XIV, 37). Ce privilège traduit une grâce (fadl) qui, en retour, exige une reconnais-sance (chukr).
La vision du temps de l'Histoire spirituelle vient donner un sens (= une direction et un complément de signification) à cette perception de l'espace. Tout le discours coranique réfère à trois temps hiérar-chisés : le temps de cette vie immédiate, ou temps court de la mise à l'épreuve de l'homme par Dieu ; le temps de la mort dont la durée est indéterminée ; le temps de la Vie éternelle vers lequel est tendue toute la création. La valeur du passé et du présent de l'homme dépend strictement de leur lien avec le temps eschatologique ; ainsi les peuples anciens ont été détruits, voués aux malheurs, ou, au con-traire, secourus dès cette vie, selon qu'ils subordon-naient, ou non leurs conduites à l'Avenir eschato-logique.
Le temps de la mort est celui du passage du temps court au temps infini. Il est essentiellement quali-tatif, comme les autres ; il marque la fin du Pacte ('ahd, mîthâq) qui, dans le temps court, liait Dieu à chaque homme ; le début de l'accomplissement des « promesses et des menaces » qu'impliquait le Pacte. En définitive, l'espace et le temps s'inscrivent eux-mêmes dans le cadre concret du Pacte qui, dès le début de la création, situe Dieu et l'homme dans une réciprocité de perspectives. Ce sont justement les modalités et les exigences de cette réciprocité de perspectives que la Parole de Dieu vient rappeler à des intervalles de temps plus ou moins longs (fatra, ou cycle de la prophétie).
3. Les procédés littéraires. — Il ne saurait être question ici d'une étude Littéraire approfondie du Coran. Si l'on veut tenir compte des orientations nouvelles suggérées par les « poéticiens » , on se trouve dans la nécessité d'engager une re-lecture à la fois critique et fondatrice : critique, car on ne peut se détourner des lectures antérieures sans en avoir dévoilé toutes les significations ; fondatrice, car il s'agit de contribuer à l'élaboration d'une poé-tique qui englobe le langage religieux.
Ce travail a commencé sur la Bible et les Evan-giles. Le Coran reste exclu, comme d'habitude, du champ de la recherche novatrice. C'est pourquoi il nous a paru utile d'entraîner le lecteur dans des chemins malaisés, mais inévitables. Il nous semble non moins opportun de préférer l'abstention à un exposé qui reprendrait les lieux communs dont il s'agit justement de nous délivrer .
III. — La fonction prophétique
La notion de prophétie est une dimension cons-titutive du fait coranique qui étend au domaine arabe une catégorie essentielle de la Révélation judéo-chrétienne. Deux écueils sont à éviter lors-qu'on veut saisir cette dimension dans sa fonction motrice et directrice de la pensée arabo-islamique : l'attitude positiviste qui tend à minimiser l'impor-tance de l'expérience religieuse ; l'attitude piétiste qui néglige toute référence à l'histoire et s'en tient au culte fervent d'une Figure symbolique sacralisée. Ainsi, l'historiographie occidentale n'a guère exploité la valeur documentaire de la littérature hagiogra-phique où se dévoilent les procédés et les degrés de transfiguration du personnage historique en un personnage mythique ; où l'on peut saisir, par consé-quent, les contenus de conscience qui nourrissent la pensée et motivent les conduites. De son côté, la ferveur religieuse a fini par arracher le Prophète au milieu de vie où se sont déployées sa puissance mobilisatrice, son énergie créatrice, son action con-crète sur les hommes et les événements.
Nous verrons comment une philosophie prophé-tique s'est efforcée de poser et de résoudre les pro-blèmes inhérents à la fonction de Prophète-Envoyé telle qu'elle a été exercée par Muh'ammad. Retenons déjà quelques traits qui enrichiront notre définition du fait coranique.
L'essence de la fonction prophétique, selon le Coran et la vie de Muh'ammad, réside dans un solide équilibre entre l'expérience religieuse et l'action his-torique. Tout acte concret accompli par le Prophète ouvre aux hommes une espérance. Qu'il s'agisse d'une bataille contre des ennemis de Dieu, d'une décision politique ou juridique, d'une transforma-tion du vieux culte ou des rapports sociaux : toute initiative est justifiée par la visée d'un au-delà non seulement de l'événement circonscrit dans le temps et dans l'espace, mais de l'esprit qui la conçoit et l'exécute. C'est là le sens de la Révélation qui « descend » chaque fois que le Prophète engage, par une décision, l'avenir spirituel de la communauté à travers une situation contingente. Ceux qui iro-nisent en disant que Dieu intervient, parfois, à point nommé pour rétablir l'autorité de son Prophète négligent l'essentiel : la parfaite « homogénéité du dire et du vécu » qui caractérise fondamentalement la fonction prophétique. Qu'il précède le vécu, ou qu'il l'exprime après coup, le dire transcende et universalise le cas particulier. Ou bien il prend la forme aphoristique et alors il suggère plus qu'il ne définit, il ouvre des perspectives plus qu'il ne trace une seule voie, il donne à penser et à imaginer plus qu'il n'explicite ; ou bien il gomme les données sin-gulières d'un ici et d'un maintenant pour inscrire la norme dans les coordonnées spatio-temporelles décrites ci-dessus. Un des exemples les plus signi-ficatifs à cet égard, est fourni par les versets inter-disant l'usure : le lieu (Médine) et les circonstances politiques et économiques précises (refus des juifs d'apporter une contribution financière sollicitée par Muh'ammad) sont effacés ; il ne reste que des énon-cés intemporels opposant ceux qui amassent avide-ment des profits qui ne serviront à rien lors du Jugement dernier, à ceux qui consentent des au-mônes que « Dieu fera fructifier » (cf. II, 275-276 ; III, 127-128, etc.).
Ainsi, le Prophète maintient dans l'histoire im-médiate l'exigence d'un témoignage spécifique : il est le témoin du divin auprès des hommes et des hommes auprès de Dieu. Il est, sans cesse, présenté dans le Coran comme « l'Annonciateur de la Bonne Nouvelle », « l'Avertisseur », « le Guide », « l'Inter-cesseur », « l'Ami », « l'Elu », « le Transmetteur de la Parole » de Dieu... Le Prophète reproduit donc, devant les hommes, une structure trinitaire carac-téristique de la Révélation judéo-chrétienne : Dieu transcendant se révèle dans le Verbe par l'intermé-diaire d'un messager témoin. Muh'ammad a la par-ticularité d'être à la fois envoyé (rasûl) et prophète (nabî). L'envoyé entretient avec Dieu une relation plus intime que le prophète : il a la charge expresse de communiquer une Parole dont la forme et le sens sont articulés par Dieu Lui-même et dont la fructi-fication incombe au prophète et à ses successeurs légitimes.
Il faudra se souvenir de ces précisions pour com-prendre la portée religieuse et psychologique de la théorie chî'ite de l'Imamat. Dire que le successeur du Prophète-Envoyé doit être son « héritier spiri-tuel », c'est exactement vouloir perpétuer, dans l'histoire immédiate, l'exigence du témoignage spé-cifique porté par Muh'ammad. C'est aussi distinguer fermement le fait coranique du fait islamique, c'est-à-dire la dimension religieuse des institutions, de la culture, des codes éthico-juridiques qui l'expriment historiquement.
Concluons ce trop bref chapitre par une der-nière remarque. Le lecteur qui s'attendait à une pré-sentation thématique du contenu du Coran sera déçu. Ceux qui prétendent réduire à un exposé systématique, conceptuel, linéaire, un texte libre, « désordonné », éclaté en milliers d'unités tex-tuelles, commettent un contresens linguistique gros-sier. On ne peut transposer un langage de structure mythique dans un simple langage dénotatif sans ap-pauvrir à l'extrême un système complexe de conno-tations. Il est nécessaire, comme nous l'avons dit, de passer par l'analyse littéraire qui suppose elle-même une sémiotique du langage religieux .

CHAPITRE II
LA FORMATION DE LA PENSÉE ARABE
II est difficile d'assigner des limites chronologiques précises à la période de formation de la pensée arabe. En effet, dans le Coran, déjà, la pensée arabe s'affirme sous forme de jets puissants, d'intuitions fécondes, de percées inattendues, d'au-daces encore inexpliquées. Et jusque vers 900-950, des œuvres témoignent encore d'indécisions, de formulations inchoatives, d'un esprit de recherche. Inversement, on peut désigner, dès 850, les premières systématisations doctrinales, les pre-mières écoles qui vont faire passer la pensée de la phase de réflexion personnelle libre, de quête ouverte du sens, à celle du culte des modèles classiques.
Eu attendant que des critères pertinents soient définis pour reconsidérer la périodisation habituellement retenue, on conviendra, ici, que la période de formation commence en 632 et se poursuit jusque vers 950. La « Révolution abbaside » représente, à coup sûr, un grand tournant pour l'histoire poli-tique et sociale ; mais, pour l'exercice de la pensée, elle ne fait qu'aviver des problèmes déjà posés, accélérer des processus commencés dès 632-750.
L'approche historique critique de la période ainsi délimitée, n'a commencé à s'imposer qu'à partir du XIXe siècle grâce à l'érudition « orientaliste ». Celle-ci n'a pas manqué de susciter la méfiance et la contestation des musulmans qui demeurent attachés à une représentation plutôt mythique des « débuts de l'Islam ». Les recherches les plus récentes tendent à dépasser l'opposition trop rigide longtemps maintenue entre une his-toire positiviste attentive aux seuls faits attestés par des documents « authentiques » et une histoire pieuse qui trans-gresse les limites concrètes de l'espace et du temps. Le mythe est un des modes d'expression de vérités vécues par des collec-tivités ; comme tel, il doit être intégré dans une histoire compréhensive, visant la reconstitution à la fois exhaustive et explicative du passé. Ainsi, la transfiguration par des cons-ciences croyantes, des personnages et des événements inter-venus au cours des deux premiers siècles de l'Hégire (= VIIe-VIIIe siècles apr. J.-C.), doit constituer un chapitre important de l'histoire de la pensée arabo-islamique.
Notre exposé portera donc sur les points suivants : I) La vision musulmane traditionnelle ; II) La genèse du fait arabo-islamique:
— cadrage historique des premières compétitions (632-750) ;
— les premières discussions doctrinales ;
— l'impact de la pensée grecque (750-900) ;
— la tension sunnite-chi'ite.

I. — La vision musulmane traditionnelle
Voici comment le penseur h'anbalite Ibn Tay-miyya (m. 1328) résume cette vision telle qu'elle s'est imposée à partir du IXe siècle :
« Cette classe (= les Compagnons du Prophète) avait pour elle la puissance de mémorisation, l'intelligence pénétrante en matière de religion, la clairvoyance en herméneutique. Elle fit ainsi jaillir des textes sacrés, des fleuves de science et en a extrait les trésors, jouissant en cela d'un entendement sin-gulier... Cet entendement est comme le fourrage et l'herbe que fait pousser la bonne terre ; c'est par lui que cette classe se distingue de la seconde classe, c'est-à-dire celle qui a conservé les textes, qui avait pour souci de les conserver et de les fixer exactement. On s'est ensuite adressé à elle et on a reçu d'elle les textes pour en extraire et en mettre au jour les trésors... » (NaqiT al-mantiq, p. 79).
On voit nettement comment l'idéalisation de la Génération-Témoin de la Révélation élimine prati-quement la perspective historique. Toute la Vérité connaissable, tous les enseignements « orthodoxes » de « l'Islam », tous les prototypes de la conduite religieuse, de l'action humaine, de l'organisation politico-sociale sont concentrés et parfaitement dé-finis dans l'Age fondateur, dans les Textes-Sources-Modèles (Coran, Traditions prophétiques nommées h'adîth ou sunna) idéalement compris, interprétés par la Génération éminente des Compagnons, puis recueillis et transmis scrupuleusement par la géné-ration des Suivants et les générations successives de pieux Docteurs. Cette suite ininterrompue de témoins irréprochables rend possible la notion d'un Islam authentique connu dès ses origines, perpétué par les fidèles contre les déviations, les déformations, les mutilations introduites au fil des siècles par les « sectes » hérétiques. Conformément à un h'adîth très souvent cité, Muh'ammad a lui-même annoncé l'éclatement de sa Communauté en 73 sectes : toutes iront en Enfer, sauf une qui sera sauvée parce qu'elle aura suivi scrupuleusement sa Sunna, c'est-à-dire tous ses enseignements et toute sa pratique. Ce groupe de vrais fidèles prit le nom de « partisans de la Tradition prophétique et de la Commu-nauté = ahl al-sunna wal-jamâ'a ». De là vient l'appellation sunnites en français.
Comme dans tous les grands mouvements idéo-logiques, de nombreux groupes se sont dressés contre les musulmans sunnites pour leur contester la pré-tention à détenir et à perpétuer l'Islam vrai. Nous aurons à parler des Khârijites et des Chî'ites en particulier. Il convient de retenir que chaque groupe se présente comme l'unique détenteur de 1' « ortho-doxie » ; mais tous entretiennent un même rapport avec l'Age fondateur en mettant en œuvre les pos-tulats suivants :
a) La Révélation coranique contient tout ce que l'homme doit savoir sur sa propre destinée, sur autrui, l'histoire, le monde, Dieu.
Muh'ammad a explicité par la parole et par l'action le sens exact de la Révélation ; sa vie cons-titue ainsi un Modèle parfait que tout fidèle doit s'efforcer d'imiter.
c) La vie de Muh'ammad et son enseignement sont connaissables grâce à la transmission inatta-quable qu'en ont assurée les Compagnons, les Sui-vants et les Docteurs (selon les Sunnites) ; 'Alî ibn Abî Tâlib (m. 661) et les sept premiers Imâms(selon les Ismaéliens) ; 'Ali et les douze Imâms (selon les Chî'ites duodécimains). On notera que les divergences portent sur les voies de transmission et le statut éthico-religieux des transmetteurs, mais non sur les Modèles, ni la technique de la transmission (chaîne de garants ou isnâd). Tous les groupes pratiquent donc une même activité mythologisante du passé, un même travail de projection de notions diverses, de situations historiques changeantes, sur la Table de Significations idéales dressée en ce Temps-là.
d) La valeur des conduites humaines et, plus généralement, des développements historiques des peuples après 632, est strictement fonction de leur enracinement dans les Textes-Sources-Modèles et les Figures symboliques idéales (Prophète, Compa-gnons, Imâms). Tout écart par rapport à ces Modèles est vécu et présenté comme une déchéance, une déca-dence de la Communauté. Voilà pourquoi tous les Docteurs, dans tous les groupes, ont prêché jusqu'à nos jours, le retour à la Forme vraie de toute exis-tence humaine : c'est l'attitude ré-formiste ou Islâh'
Le contrôle de l'histoire par la Révélation est techniquement assuré par la science de la Loi reli-gieuse dite al-fiqh ou saisie fine et profonde du sens des énoncés divins en vue de leur explicitation sous forme de qualifications religieuses (= ah'kâm) des actes humains. Nous verrons qu'en fait cette con-ception technique t'imposera seulement à partir du IXe siècle. Pour le point de vue traditionnel, ce contrôle a commencé avec le Prophète et s'est pour-suivi sans interruption, mais en devenant de moins en moins efficace à mesure qu'on s'éloigne de l’Age fondateur : c'est le sens de la lutte des Docteurs contre les « innovations », c'est-à-dire contre l'his-toricité des sociétés.
f) L'accès au sens exact des Textes sacrés dépend d'un effort de recherche personnelle (= ijtihâd),mais dans le cadre strict des connaissances trans-mises par les Compagnons (selon les Sunnites), parles Imâms (selon les Chî'ites). Voici comment Gha-zâlî (m. 1111), par exemple, règle la tension entre la recherche indépendante et la soumission à l'au-torité des Anciens ou taqlîd :
« Suivez ce qui vous a été révélé de la part de votre Seigneur et ne suivez pas d'autres maîtres que Lui » (Coran, VII, 2). Dans son sens obvie, ce verset rend nécessaire le retour au livre uniquement. Mais le livre a indiqué qu'il faut suivre la Tradition (sunna), celle-ci, l'accord unanime (= ijmâ'), celui-ci, le raisonnement par analogie (= qiyâs). Tout cela est finalement révélé ; c'est ce qu'il faut suivre à l'exclusion des dires des créatures » (Musfasfâ, II, p. 122) .
g) Les sciences religieuses (histoire de la Révéla-tion, collecte et critique des Traditions, sciences auxiliaires de l'exégèse : grammaire, philologie, lexi-cographie, élaboration de la Loi religieuse) doivent garder la primauté et la priorité sur les sciences profanes dites rationnelles (philosophie, sciences cosmologiques, physiques, médicales, mathéma-tiques, etc.). La tension entre ces deux types des avoir commandera l'exercice de la pensée arabe dans ses phases les plus dynamiques.
Plus généralement, la suite de notre exposé mon-trera comment l'action de ces postulats a orienté de plus en plus l'évolution de cette pensée et conti-nue de s'exercer jusqu'à nos jours.
II. — La genèse du fait arabo-islamique
Toute la vision traditionnelle est dominée par Va priori théologique ; la reconstitution historique des faits n'y est admise que dans la mesure où elle ne porte pas atteinte aux vérités de foi, c'est-à-dire aux principes de cohésion de chaque « secte ». Or, la critique historique n'accepte aucune limitation à la nécessité de contrôler l'authenticité des faits et des événements tels qu'ils ont effectivement opéré dans chaque conjoncture. C'est pour mettre l'accent sur cette positivité de la connaissance historique que nous parlons de genèse du fait arabo-islamique : la langue arabe, en tant que moyen d'expression d'une culture, et l'Islam, en tant que cadre institu-tionnel et horizon métaphysique de cette culture, n'ont acquis que progressivement leur force rectrice sur les esprits et les milieux sociaux. Il convient donc de présenter les premières manifestations de la pensée spéculative dans un cadrage historique précis.
1. Cadrage historique des premières compétitions (632-750).
Posons d'abord quelques jalons chronologiques indispen-sables :
632-660 : les califes dits « bien guidés » par les Sunnites, assu-rent la continuité et l'expansion de l'Etat fondé à Médine par Muh'ammad en 622 = an 1 de l'Hégire. Parmi les quatre califes « bien guidés » — Abu Bakr (632-634), 'Umar (634-644), 'Uthmân (644-656), 'AU (656-661) —, les trois derniers sont morts assassinés : ce qui signale un climat de compétition sévère pour la détention du pouvoir califat.
638 : Fondation de Basra et Koufa, deux centres urbains qui joueront un rôle déterminant dans la formation de la pensée arabe. Conquête de Jérusalem et de Damas.
642 : Conquête de l'Egypte et fondation de Fustât qui de-viendra Le Caire.
647 : Premières incursions arabes en Berbérie dont la conquête s'achèvera en 710. Kairouan est le premier centre arabe fondé en 670.
656 : Bataille dite du Chameau où d'illustres Compagnons comme Talha et Al-Zubayr soutenus par 'Aïcha, veuve du Prophète, s'opposèrent à 'Alî. Affrontement tra-gique où de nombreux défenseurs sincères de l'Idéal islamique périrent, emportant avec eux des témoignages irremplaçables sur la période cruciale de la naissance de l'Islam (610-632). Désormais, les discussions sur les grands problèmes ouverts par le Coran seront de plus en plus dominées par les options partisanes ; le fait coranique se muera en fait islamique en ce sens qu'il fournira des « arguments décisifs » aux divers mouve-ments idéologiques qui recevront les noms de sunnites, chî'ites, khârijites. De fortes personnalités religieuses et intellectuelles continueront, cependant, à affirmer la transcendance de la Parole révélée devant les interpré-tations contingentes des partis politico-religieux.
660 : Califat de Mu'âwiya ; fondation et installation de la dynastie omeyyade à Damas. Du point de vue de l'his-toire de la pensée, ce transfert de la capitale de l'Etat arabo-islamique, marque l'accélération de l'historisation du fait coranique : par leur lutte contre les mouvements insurrectionnels en Irak et en Arabie, par la poursuite des conquêtes vers l'Iran et l'Occident, par la mise en place d'une administration arabe efficace, les Omeyyades ont nettement fait prévaloir la raison d'Etat sur la perspective religieuse. Ibn Khaldûn traduira cette évo-lution en opposant « le temps où la religion était l'unique frein, alors que chacun se modérait soi-même » (règne des califes « bien guidés »), à celui où « l'esprit de corps des Arabes approcha de son ultime objectif : le pou-voir royal (à partir de Mu'âwiya) » (Prolégomènes, I, p. 417).
710 : Construction des grandes mosquées de Médine, Damas, Alep, Jérusalem, Fustât.
750 : Avènement de la dynastie abbaside ; fondation de Bag-dad en 762.

En on peu plus d'un siècle, l'espace géopolitique des Arabo-musulmans s'est élargi de Samarkand à l'Andalousie. Cela veut dire que les conditions socio-économiques et culturelles de l'exercice de la pensée ont profondément changé par rapport à ce qu'elles étaient à Médine au temps du Prophète. Tandis qu'une vie de plaisirs et de loisirs se développait à La Mekke et à Médine grâce à l'afflux de richesses favorisé par les conquêtes, Kûfa et, plus encore, Basra, devenaient des centres cosmopolites où des non-Arabes appelés mawâlî contribuaient, avec leurs traditions culturelles propres, à l'élaboration d'une civilisation nouvelle. La compétition entre les mawâlî et les Arabes se traduira à Bagdad par de vives tensions dangereuses pour l'unité de la cité, mais éducatives pour les esprits et enrichissantes pour la culture.
Pour compléter ce cadrage historique de la pensée arabe à ses débuts, il est nécessaire d'évoquer l'au-delà métaphysique de toutes les guerres, toutes les contestations, tous les clivages qui ont opposé, à partir de 656, les musulmans entre eux, les musulmans et les non-musulmans. Le qualificatif métaphy-sique réfère à l'univers de croyances et à leurs modes d'expres-sion dans les sociétés touchées par le fait islamique. Ces sociétés présentent, en effet, même de nos jours, la plupart des traits distinctifs des sociétés archaïques : temporalité cyclique, attente messianique, aspirations millénaristes, tabous qui font considérer toute innovation comme une impureté, étroitesse des cadres sociaux, aspect qualitatif des circuits économiques, de la perception du monde, prédominance de l'imaginaire, du mythe, de l'oral, primauté du groupe sur l'individu... Il y a des discontinuités entre le stade archaïque et le stade historique accéléré par le triomphe d'un Etat, d'une culture et d'une religion officielles sous le double signe de l'arabe et de l'Islam. C'est dans ce contexte de transformation des mentalités que s'affirment des réponses différenciées selon les substrats socioculturels, à une même situation : celle pro-duite par : 1) la transformation d'Arabes nomades en élite militaire d'un Empire ; 2) l'intervention d'une Révélation qui nourrit l'espoir d'une Signification totale et qui, de ce fait, s'impose aux fidèles comme un système de contrôle de l'histo-ricité des sociétés humaines.
Nous pouvons maintenant suivre les problèmes tels qu'ils ont surgi devant les esprits avec leur nouveauté, leur difficulté initiale, leurs connotations originelles.

2. Les premières discussions doctrinales
. — Nous examinerons les quatre points suivants : — une situation herméneutique ; — pouvoir et légitimité ; — libre arbitre et prédestination ; — la foi et les œuvres.
A) Une situation herméneutique.
— Herméneu-tique vient du grec hermeneuein qui veut dire expli-quer. Après la Bible et les Evangiles, le Coran a introduit une situation herméneutique en langue arabe : « Nous l'avons fait descendre en une Prédi-cation arabe pour que, peut-être, vous reconnais-siez », dit un verset (XII, 2). Cette rencontre entre un idiome particulier et la pensée religieuse sémi-tique va entraîner un nouveau mode d'exercice de l'acte d'intelligibilité. En effet, toutes les consciences qui reçoivent la Prédication arabe, comme Parole de Vérité, vont décider du sens du réel à partir de l'exégèse des énoncés coraniques. Il se produit, dès lors, une spectaculaire expansion de l'univers séman-tique arabe.
Pour déduire de la Révélation des normes pré-cises de l'action humaine, il fallait constituer les disciplines auxiliaires de toute exégèse. Une vaste enquête de type ethno-linguistique fut ainsi déclen-chée par des érudits aux curiosités multiples, auprès des Bédouins d'Arabie et des témoins de la vie du Prophète. Deux faits majeurs vont caractériser cette activité scientifique : la pratique du savoir sera basée pendant plus d'un siècle sur des récits oraux individuels ; ce savoir a pour fin immédiate et ultime la consolidation de la nouvelle Communauté musul-mane (— Umma) grâce à la délivrance du sens des Ecritures et à son application.
Parmi les sciences requises par l'exégèse, l'histoire, la philologie, la lexicographie, la grammaire méri-tent la première mention. Un intérêt croissant est porté à l'Arabie, aux circonstances de la Révélation, à la biographie du Prophète, aux péripéties qui consacrent le succès de l'Islam. Mais cette quête est marquée par les luttes politico-sociales, si bien qu'une tendance syro-médinoise avec Zuhri (m. 742) et Sâlih' b. Kaysân (m. 758) est concurrencée, puis supplantée par une tendance irakienne avec Abu Mikhnâf (m. 774), Jâbir b. Yazîd (m. 750), Muh'am-mad al-Kalbî (m. 763) et son fils Hichâm (m. 819) dont l'immense production — plus de 150 ou-vrages — atteste la qualité et la variété des progrès accomplis. Dans la même ligne, Ibn Ish'âq (m. 768), puis Ibn Hichâm (m. 834) ont recueilli l'essentiel de la biographie du Prophète.
La grammaire se constitue en relation avec cette quête générale des récits profanes et des Traditions prophétiques, d'une part ; l'élaboration de la loi musulmane dite charî'a d'autre part. Par exemple, Nasr b. H'âsim (m. 707), Yah'ya b. Ya'mar (m. 707) sont à la fois traditionnistes, lecteurs du Coran (ont contribué à fixer les voyelles et introduire les points diacritiques), grammairiens ; de même, H'ammâd b. Salama (m. 783), 'Isa b. 'Umar (m. 766) ; H'am-mad b. Abî Sulaymân (m. 738), premier juriste plei-nement historique, Ayyûb al-Sakhtiyânî (m. 748), Sufyân al-Thawrî (m. 778), etc. Ces noms prouvent que les grands auteurs, considérés jusqu'ici comme des fondateurs d'écoles, sont, en réalité, des abou-tissements. Ainsi Sibawayhî (m. vers 792) consigne et systématise dans Le livre les recherches anté-rieures. Cet ouvrage a dominé ceux des contempo-rains comme Khalîl b. Ah'mad (m. 786), Asma'î (m. 828), Kisâ'î (m. 805), Farrâ' (m. 822) ; il ne cesse de faire autorité jusqu'à nos jours.
De même, en droit (= fiqh), les solutions de cas d'espèce mises au point par les autorités politico-religieuses directement confrontées aux faits, sont recueillies et légitimées par des docteurs qui inau-gurent l'ère de la littérature juridique. Celle-ci laisse croire que les avis motivés des premiers califes, puis des gouverneurs et des juges de l'Etat omeyyade étaient tous fondés sur des précédents dans le Coran, ou la conduite du Prophète. En fait, ces décisions jurisprudentielles dépendaient, à la fois, de la démarche intellectuelle de chacun (ijtihâd), des coutumes locales vivantes et de la pression des réalités nouvelles. Trois tendances liées à des régions sociologiquement différenciées se sont ici encore imposées : une tendance irakienne recueillie par Abu H'anîfa (m. 767) et qui donnera naissance à l'école h'anéfite ; une tendance médinoise recueillie par Mâlik b. Anas (m. 795) fondateur de l'école mâlékite ; une tendance syrienne avec Awzâ'î (m. 773) qui s'imposa peu de temps.
On peut noter, dès à présent, des traits typiques de la pensée vers la fin du VIIIe siècle : elle est indi-vise, empirique, jaillissante, foisonnante, libre des contraintes qu'imposeront bientôt la systématisa-tion et la littérarisation. Les disciplines citées uti-lisent un cadre identique : le récit qui implique les mêmes procédés d'exposition et le même style. Les propos de l'informateur sont rapportés au style direct, dans leur forme spontanée, imagée, concise, allusive, par les transmetteurs successifs qui per-pétuent la saveur particulière du témoignage oral. A côté du poète qui a toujours eu dans l'ancienne société arabe une fonction politico-culturelle pré-pondérante, l'informateur et le transmetteur s'im-posent comme des agents de diffusion et de définition des valeurs arabo-islamiques.
Un autre indice de cette pensée indivise qui cherche à assumer une situation herméneutique est fourni par l'intime compénétration des méthodes et des terminologies. La validité du témoignage est uniformément prouvée par l'intégrité dûment con-trôlée de chaque transmetteur et, par suite, par l'argument d'autorité que constitue le texte trans-mis. Les limites épistémologiques du savoir propre-ment islamique se trouvent ainsi fixées pour des siècles. A l'intérieur de ces limites, un solide noyau conceptuel révèle la visée commune de l'histoire-récit, de la grammaire, du droit, de l'éthique, de la théologie : dans toutes ces disciplines, on retrouve les termes : beau-bien-bon (h'asan) / laid-mauvais (qabîh) ; droit-correct (mustaqîm-sah'îh' ) ; statut (manzila) ; admissible (jâ'iz) ; analogie (qiyâs) ; cause (sabab, 'illa) ; preuve, argument (h'ujja, dalîl) ; définition, limite (h'add), etc.
Ces caractéristiques vont être confirmées par l'examen des premières discussions théologiques.
B) Pouvoir et légitimité.
— D'un point de vue sociologique, les grandes religions peuvent être dé-crites comme des instances suprêmes de légitimation de l'ordre social produit par l'action historique des hommes. Cette action devient d'autant plus crédible qu'elle s'inscrit dans une perspective d'immortalité de l'homme et d'obéissance à une Volonté transcen-dante. En proclamant que l'homme « est le lieute-nant de Dieu 6ur terre » (II, 30), le Coran introduit un nouveau discours de légitimation chez tous les peuples qui, comme les Arabes, ne connaissaient encore qu'un pouvoir dévolu selon des mécanismes socio-politiques propres aux sociétés archaïques. Ainsi, dans l'Arabie antéislamique, comme dans la Berbérie ou l'Afrique noire, les relations fondamen-tales que tissent la parenté et l'appartenance cla-nique conditionnaient l'exercice et la légitimité du pouvoir.
C'est dans cet éclairage qu'il faut replacer les luttes socio-politiques habituellement décrites en termes a théologiques » entre Khârijites, Sunnites et Chî'ites. Ces luttes sont l'expression de la tension entre le nouveau système coranique de légitima-tion du pouvoir et le système encore vivant de l'époque . Placés devant la nécessité de donner un successeur (= calife) au Prophète, les musulmans de Médine ne pouvaient aisément faire prévaloir l'exigence coranique sur les vieilles antinomies tri-vales. La question de savoir si le Prophète avait ou non désigné, de son vivant, 'Alî pour succes-seur , apparaît secondaire par rapport aux riva-lités de clans (les Banû Hâchim contre les Banû Sufyân à La Mekke, les Aws contre les Khazraj à Médine) compliquées, très tôt, par les forces sociales considérables mises en jeu par les conquêtes.
On se contentera de retenir ici qu'au problème posé par la vacance du pouvoir en 632 à Médine, il y eut une réponse de fait qui permit le dévelop-pement d'un Etat califal légitimé a posteriori par un Islam officiel et deux réponses théoriques décrites sous les noms de khârijite et chî'ite . Jusqu'à l'avènement des Abbâsides, il convient de parler de mouvements socio-politiques en quête d'une doctrine précise plutôt que de partis religieux déjà bien définis. L'examen des rares textes authen-tiques qui remontent au Ier/VIIe siècle, montre que le discours de l'époque est du type éthico-religieux et non discursif ; par sa concision, sa recherche d'une correspondance idéale entre la beauté de l'expression et la richesse suggestive du contenu, son recours aux aphorismes et ses appels à la conscience eschatolo-gique, il se rapproche plutôt du discours coranique. H'asan al-Basrî (m. 772), Abdallah b. Ibâd (m. avant 745), chef d'une fraction modérée de Khâri-jites, interviennent auprès du souverain omeyyade Abd el-Mâlik (m. 705) dans des lettres qui prouvent qu'un dialogue entre des consciences musulmanes exigentes et le pouvoir officiel était possible.
Cela veut dire que le langage de l'époque était ambivalent. Les Khârijites menaient leur combat avec le slogan « le jugement n'appartient qu'à Dieu » qui exprime une position souvent énoncée dans le Coran (VI, 57 ; XII, 67, etc.), mais correspondait, en fait, à des solidarités tribales indéfectibles. Le nom même khârijite dérive d'une racine qui traduit l'idée d'aller au combat pour défendre « les droits de Dieu », mais l'Islam officiel l'appliquera à ceux qui sont sortis de la Communauté « orthodoxe ».
Le mouvement légitimiste qui donnera naissance au parti chî'ite, réalise également une signification virtuelle du Coran et de l'expérience prophétique : le Guide de la Communauté (= Imâm) doit jouir, comme le Prophète du soutien de Dieu pour pour-suivre la difficile tâche d'incarnation du divin dans l'humain, du spirituel dans le temporel, du sacré dans le profane. Mais cette théorie prendra corps peu à peu à travers les luttes contre le pouvoir établi et grâce à l'intervention de plus en plus efficace de ces non-Arabes porteurs d'idéologies variées, comme ceux dont Mukhtâr dirigea la révolte à Kûfa en 685.
Un Islam officiel continue à se forger dans ce climat de vive compétition où chaque mouvement cherchait à projeter sur la scène historique telles virtualités « islamiques ». L'expression Islam officiel se justifie par la répression des révoltes khârijites et proalides au nom d'un Etat qui se présentait lui aussi comme l'héritier et le continuateur de l'Etat-Umma fondé par Muh'ammad. Ainsi, l'idée de légi-timité prend consistance au cours d'une action historique concrète ; mais cette action engendre des contenus de conscience différents selon qu'elle est vécue du côté officiel ou du côté des partis persé-cutés. Au cours du siècle omeyyade, la bipolarisation sunnite / chî'ite du fait islamique se dessine ; mais le clivage des consciences collectives ne recevra les formulations doctrinales correspondantes qu'à par-tir de 880-900. Vers 750, plusieurs devenirs étaient encore possibles pour la pensée arabe : l'œuvre du grand écrivain d'origine persane, Ibn al-Muqaffa' — exécuté en 756 — suffirait à elle seule à montrer la diversité des horizons ouverts et l'audace des conceptions. Dans un écrit célèbre, ce penseur pro-posa, par exemple, une série de mesures adminis-tratives et législatives dénotant une pensée politique positive.
C) Libre arbitre et prédestination
. — A travers les textes trop rares et altérés qui nous sont parvenus, il est difficile de suivre le passage de la représenta-tion précoranique d'un destin inexorable, impas-sible, à la conception d'un Dieu Juge rigoureux, mais clément et miséricordieux. Comme en d'autres domaines, le Coran se sert du substrat arabe ancien pour introduire des attitudes et des notions nou-velles : c'est pourquoi on y trouve des versets en faveur du libre arbitre aussi bien que d'autres en faveur de la prédestination. La pensée spéculative, utilisant le principe de non-contradiction, s'ingé-niera plus tard à réduire les oppositions. Dans la phase inchoative qui nous occupe, on retiendra que H'asan al-Basrî, précurseur de deux groupes rivaux ultérieurs — les Mu'tazilites partisans du libre ar-bitre et les traditionnistes partisans du détermi-nisme divin — maintenait sous le même regard, le Dieu Juste et Omniscient, l'homme responsable de ses actes dans la perspective du Jugement dernier. Nous avons là l'exemple d'une lecture existentielle du Coran, avant l'intervention des principes logiques et des catégories d'Aristote.
Les premières discussions présentent un autre aspect qui mérite d'être noté : les partisans du libre arbitre — nommés Qadariyya, de qadar = capacité d'agir déléguée par Dieu à l'homme — sont contre Les Omeyyades. Autrement dit, le problème discuté avait une portée politique immédiate : dans l'hypo-thèse du libre arbitre, les califes sont directement responsables du mal qui résulte de leurs initiatives. Cette hostilité des Qadariyya au pouvoir omeyyade explique la disparition des h'adîth favorables à leur thèse et la libre circulation, au contraire, des h'adîth contraires. On a là une illustration des conditions concrètes dans lesquelles s'est formée une pensée arabo-islamique officielle. La même lutte politico-religieuse se poursuivra sous les Abbâsides entre les Mu'tazilites et les H'anbalites.
D) La foi et les œuvres.
— L'accomplissement scrupuleux des œuvres prescrites par Dieu étant une des conditions de la foi, il importe de définir le statut religieux de chaque acte humain. Le problème est directement lié au précédent puisque, d'une part, la foi n'échappe pas au Décret inscrutable de Dieu (qada') et, d'autre part, il est nécessaire de se prononcer ici et maintenant sur des actes comme l'assassinat de 'Uthmân ou de 'Ali.
Deux positions extrêmes se sont affrontées : celle des Khârijites qui déclaraient infidèle, donc privé du statut légal de membre de la Communauté mu-sulmane, le coupable d'un péché grave (c'est le cas de 'Uthmân et des califes omeyyades) ; celle des Murji'ites qui remettaient à Dieu (irjâ') le soin de décider du statut de foi ou de non-foi (attitude favorable aux Omeyyades). Dans le premier cas, la fois est un dire — adhésion explicite aux articles du dogme — et un agir — accomplissement stricte de toutes les œuvres prescrites ; dans le second, la foi est distincte des œuvres et consiste dans la reconnaissance de Dieu et de ses envoyés : par suite, le croyant qui désobéit aux dispositions de la Loi, conserve le statut de croyant et n'ira pas en enfer.
Avec l'avènement des Abbâsides, les solutions se diversifient et évoluent dans un sens plus spé-culatif. Ainsi, les H'anafites-Mâtûrides insistent, comme les Murji'ites, sur la foi en tant que confes-sion verbale et adhésion du cœur, mais en ajoutant que l'inobservance des prescriptions entraîne un séjour temporaire en enfer ; les Mu'tazilites liés aux Qadariyya, introduisent la notion de « statut inter-médiaire » : le croyant coupable d'une faute grave est déclaré prévaricateur (fâsiq), c'est-à-dire ni croyant, ni incrédule. Les Ach'arites définiront au Xe siècle, la position sunnite qui reprend celle des H'anafites-Mâtûridites, mais en insistant sur la possibilité d'effacer le péché par le repentir (tawba).

3. L'impact de la pensée grecque.
La pensée grecque a cheminé dans l'aire culturelle arabo-islamique par la voie diffuse ou indirecte et par la voie savante ou directe. La méthode philologique a fait prévaloir la recherche des « influences » en reconstituant les chaînes de transmission littéraire de l'héritage grec. C'est pourquoi, on a surtout con-centré l'attention sur le IXe siècle qui est la grande période des traductions. Et l'on insiste — à juste titre — sur le rôle actif du calife Ma'mûn (813-833) qui encouragea le mouvement de traduction en fondant le Bayt al-H'ikma ou Maison de la Sagesse où travaillèrent des chercheurs dont la rigueur métho-dologique et l'érudition sont rarement égalées dans le monde arabe actuel.
En fait, on assiste aux IXe-Xe siècles, à une promotion en arabe d'une tradition de pensée qui n'a cessé de se répandre en Proche-Orient depuis les conquêtes d'Alexandre. Il suffira de nommer ici les grands centres de vie intellectuelle en grec et en syriaque, qu'animaient surtout des chrétiens avant l'avènement de l'Islam : Edesse, Nisibe, Séleucie-Ctésiphon, Jundichâpur, Antioche, H'arrân. L'enseignement chrétien diffusé à partir de ces centres dans les couches populaires a contribué à façonner ce minimum de conformisme éthique, esthétique, logique qui fonde les conduites, les modes de per-ception et les spéculations sur « la sagesse éternelle ». La notion de juste milieu (= wasat) présente dans le Coran, le H'adîth, les dictions populaires, est l'exemple le plus frappant des liens tissés de longue date entre un fonds commun et son exploi-tation savante, puisque les moralistes arabes la reprennent dans la même perspective qu'Aristote.
Cela veut dire que l'intervention de la pensée grecque savante en syriaque, puis en arabe, s'est faite dans un terrain plus ou moins pénétré déjà par ce qu'on pourrait appeler l'épistémè gréco-sémitique. Celle-ci est un complexe où se mêlent les apports du platonisme, de l'aristotélisme, du plotinisme, du stoïcisme, de l'épicurisme, du pythagorisme, de l'hermétisme, du zoroastrisme, du manichéisme, du vieux sémitisme, des révélations judéo-chrétiennes, etc. . Cela rend particulière-ment aléatoire l'évaluation des « influences » chez les penseurs arabes. En des temps si lointains, la transmission d'une tradi-tion culturelle se faisait par la parole, la conduite, la répétition des savoir-faire, bien plus que par l'écrit. Dès qu'il y a texte, il y a sélection, donc élimination de méthodes, de schèmes, de concepts conformément aux exigences de chaque école cons-tituée. Ce que le philologue saisit dans le texte, c'est donc une tradition réduite, appropriée à un usage scolastique. Voilà pourquoi il nous est si difficile de reconstituer l'univers scien-tifique d'un Ja'far al-Sâdiq (m. 765) que la tradition islamique présente comme l'initiateur, à la fois, d'une exégèse symbo-lique, de la science du Jafr ou Connaissance apocalyptique réservée aux prophètes, puis aux descendants de 'Alt, de la Tradition imâmite recueillie par Kulayni et de l'alchimie dont il aurait formé le plus grand représentant Jâbir b. H'ayyân (m. vers 815). Même si cette dernière filiation est discutée, il est certain qu'à Médine, autour de Ja'far, un « nouvel esprit scientifique » est né : des techniques de réalisation spirituelle liées au symbolisme alchimique sont appliquées à l'exégèse coranique et à une sublimation de la conduite du Prophète prolongée par celles des premiers Imâms. Dans cette orches-tration inchoative des thèmes spirituels du Coran et de l'expé-rience prophétique — comme plus tard dans la majestueuse construction de la philosophie illuminative (Ichrâq, voir infra, p. 76) — la recherche des sources demeure utile à condition qu'elle ne voile pas les voies, les moyens, les objectifs propres aux esprits désormais engagés dans la logosphère arabo-islamique.
L'importance de l'activité — hélas ! mal connue — du cercle de Ja'far et des mouvements qui en dérivent, est décisive pour le redressement de perspectives historiques et gnoséologiques faussées par la compétition idéologique entre Sunnites et Chî'ites, la rupture épistémologique entre traditionalistes et rationalistes (voir infra), puis, au XIXe siècle, par les postulats positivistes et historicistes de l'érudition philologique (cf. l'Aver-roès de Renan). Suivre la ligne de pénétration de la pensée grecque dans la pensée arabe en tenant compte uniquement du nombre et du contenu des traductions qui nous sont par-venues, c'est réduire la seconde à une simple reprise scolas-tique, limitative et fragmentaire de la première. Les modes de présence de l'héritage grec, en milieu culturel arabo-islamique, sont souvent plus subtils que ne le laisse croire la recherche des influences directes. A côté de cas évidents de reprise d'un thème, d'une méthode, d'une solution — qui peuvent, au demeurant, changer de portée dans un ensemble contextuel différent —, il y a les cas de convergence d'esprits hantés par les mêmes problèmes et travaillant dans des conditions socio-culturelles homologues. Ainsi, il est intéressant de montrer comment et jusqu'à quel point la tension déjà présente, en Grèce classique, entre logos et muthos , est réactivée à Basra, Kûfa et Bagdad .
L'étude des lignes de transmission des textes grecs s'inscrit dans le cadre d'ans recherche sur les méca-nismes internes de formation de la pensée arabe. Gela veut dire que les traductions doivent avant tout permettre de montrer dans quelle mesure le lexique philosophique de la langue d'arrivée (l'arabe) introduit un système de pertinences équivalent à celui de la langue originale (le grec ou le syriaque). Ce travail indispensable pour l'évaluation exacte de l'outil conceptuel mis à la disposition des penseurs arabes, reste encore à faire. Le modèle le plus rigou-reux en a été fourni par R. Walzer.
Commencées au moins sous le règne de l'Omeyyade Hichâm (724-743) dont le secrétaire Sâlim Abû-l-'Alâ', un Iranien, traduit des épitres d'Âristote à Alexandre, les traductions de philosophes grecs sont devenues, an IXe siècle, plus nombreuses, plus rigoureuses et, matériellement, plus accessibles grâce à la fabrication du papier après 762. Les plus grands traducteurs sont en même temps des animateurs de la philosophie. C'est le cas de H'unayn b. Ish'âq (m. 873) et de son fils Ish'âq (m. 910) ; Qustâ b. Lûqâ (m. 912),Thâbit b. Qurra (m. vers 900). Ibn Nâ'ima al-H'imsi, contemporain de Kindî, donne une paraphrase des Ennéades d'où sont éliminées les expressions à connotation païenne et où est renforcé, au contraire, le carac-tère transcendant de l'Un (EpUre sur la science divine attribuée à Fàrâbt). Al-Kindt lui-même (m. 870), premier grand philo-sophe dont l'œuvre couvre les diverses parties de la philoso-phie au sens antique et médiéval (sciences physiques, natu-relles, mathématiques, sagesse), a corrigé les extraits des trois dernières Ennéades connues sous le nom de Théologie d'Aristote.
Au début du Xe siècle, l’œuvre d'Aristote, des œuvres authentiques et apocryphes de Platon, les commentaires d'Alexandre d'Aphrodise, Por-phyre, Thémistius, Simplicius, Jean Philopon, Jam-blique, etc., sont traduits. II faut y ajouter l'œuvre scientifique et philosophique de Galien (Jâlînûs) qui a fourni à la falsafa les cadres d'une recherche médicale inséparable d'une philosophie éclectique. Ce mouvement de traductions et les premières œuvres qu'il inspire sont caractérisés par deux traits déterminants pour l'avenir de la pensée philoso-phique en Islam : 1) les principaux traducteurs sont des chrétiens qui travaillent pour le compte de mécènes musulmans « éclairés » : cela veut dire que l'étude du grec ne s'intégrera jamais dans la tradi-tion pédagogique arabe et, déjà, Fârâbî et Ibn Sînâ travaillent sur les textes traduits ; 2) le souci d'ac-quérir et de vivre une Sagesse (sagesse théorique qui permet de contempler l'harmonie de l'Univers, sagesse pratique qui enseigne les moyens de s'insérer effectivement dans cette harmonie) rend secondaire, voire inutile, la restitution historique exacte des doctrines. Celles-ci sont choisies en fonction des possibilités conceptuelles et logiques qu'elles offrent pour développer, défendre le credo propre à chacune des « sectes » nouvelles qui s'affirment dans le cadre arabo-islamique. Le mysticisme intellectualiste de Plotin, la science alexandrine, la théologie de Pro-clus, les gnoses hellénistiques et iraniennes, l'astro-logie sabéenne, l'hermétisme, le néo-pythagorisme, les idées stoïciennes retrouvent ainsi une actualité dans une cité musulmane cosmopolite. Un postulat régulateur qui fait violence à la réalité historique permettra de discipliner quelque peu ces courants complexes et mêlés : il sera développé principale-ment par Fârâbî dans son traité sur L'harmonisation des positions des deux Sages (Platon et Aristote). De la sorte, la falsafa pouvait fonctionner comme un système cohérent permettant d'accéder à la Vérité et de conquérir le Bonheur parfait.
C'est ici qu'il convient de parler du mouvement connu sous le nom de mu'tazilite, car ses animateurs à Basra, d'abord, puis à Bagdad, se distinguent par un souci de rationalisation. Comme tous les noms de « sectes », celui de mu'tazilite est polémique : il veut dire se tenir à l'écart ; d'où l'idée de rupture plus ou moins ouverte avec 1' « orthodoxie », ou de neutralité vis-à-vis de 'Alî. En fait, jusque vers 750, il n'y a pas un groupe bien défini connu sous ce nom, mais des positions variables selon les person-nalités. C'est à Basra que des esprits particulière-ment actifs, comme Wasil b. 'Atâ' (m. vers 750), élève de H'asan al-Basri, 'Amr b.'Ubayd (m. 762), Dirâr b. 'Amr (m. 800/820), jettent les bases de ce qui deviendra la doctrine mu'tazilite des cinq prin-cipes : l'Unicité de Dieu ; la Justice de Dieu ; le statut intermédiaire du pécheur ; l'exécution des promesses et des menaces dans l'Au-delà ; l'obli-gation d'ordonner le bien et de défendre le mal. Il faut observer qu'un esprit réaliste, calculateur, tourné vers le raisonnement et le profit, s'était im-posé à Basra dès le VIIIe siècle.
« La fortune (y) est convoitée, écrit Jâh'iz... ; on emploie pour y parvenir l'honneur et la bassesse, la loyauté et la traî-trise... ; on va même jusqu'à utiliser l'impiété au même titre que la foi » .
A ce stade, la discussion sur les cinq principes avait une portée pratique immédiate : la défense de l'Unicité visait le dualisme des manichéens et non encore la définition des attributs ; l'affirmation de la Justice était un moyen de dénoncer l'injustice des dirigeants, ce qui implique un lien avec les Qadariyya et même les Khârijites.
Pendant la première moitié du IXe siècle, l'accueil enthousiaste fait à la pensée grecque permet aux Mu'tazilites de Bagdad de renforcer la tendance rationalisante manifestée par le groupe de Basra. Abû-l-Hudhayl al-'Allâf (m. vers 850) appelé à Bagdad par Ma'mûn vers 820, Bichr b. al-Mu'tamir (m. 825), Al-Nazzâm (m. 846) brillant connaisseur d'Aristote et son disciple Jâh'iz (m. 869)... ont contribué à définir une doctrine rendue officielle en 827. Cette fois, les cinq principes donnent lieu à une construction systématique qu'on a tort de continuer à présenter comme une théologie. Il est plus exact de parler de l'idéologie d'une classe diri-geante dont le succès s'est affirmé de 813 à 847. On ne peut montrer ici comment chacun des cinq prin-cipes recevait une application socioculturelle et politique précise. Une axiomatique d'inspiration coranique visait à mettre la Parole de Dieu à la portée de l'homme cultivé en assurant à la raison une capacité d'initiative et en favorisant l'émer-gence d'une personne responsable : tels sont, en effet, les traits de l'homme nouveau, cet adîb qui prend déjà une place prépondérante dans la société abbâside en pleine ascension. Mais cette accentuation humaniste du Message divin affaiblissait, corréla-tivement, l'affirmation de la Transcendance de Dieu et de Sa Parole. Sociologiquement, le discours mu'tazilite, comme celui des falâsifa, consacrait l'opposition élite / masses ; celles-ci étaient prises en charge par des maîtres comme Ibn H'anbal (m. 855) qui fut torturé pour avoir refusé de sous-crire à la thèse mu'tazilite du Coran créé. Cet épi-sode inaugure une longue compétition entre l'atti-tude rationalisante et le traditionalisme. Il illustre une tension entre deux façons de comprendre et de vivre le fait coranique, entraînant deux pratiques du discours, elles-mêmes liées dialectiquement à des groupes sociaux nettement différenciés.
Les liens du mu'tazilisme avec la falsafa ou, si l'on veut, l'impact de celle-ci sur la pensée arabo-islamique, apparaissent dans l'œuvre considérable du premier grand philosophe arabe : Al-Kindî (m. 870). Cet auteur se distingue des autres falâsifa par son affirmation explicite de la création ex nihilo du monde et de la résurrection des corps. Il prend volontiers en charge le donné révélé et recourt à la méthode exégétique des Mu'tazilites. Il se sépare, cependant, de ces derniers sur un point décisif : pour lui, la philosophie n'est pas seulement le cadre d'une dialectique pour défendre la Révélation cora-nique contre ses divers opposants ; elle est une dis-cipline irremplaçable de l'intelligence humaine en quête de Vérité, cette même Vérité que le Prophète, détenteur de « la science divine », révèle en un lan-gage simple, accessible à tous. La bibliographie de Kindî atteint 241 titres et atteste son souci de poser les fondements de ce qui pouvait devenir une vigou-reuse philosophie arabo-islamique.
4. La compétition sunnite / chî'ite.
— Après l'avènement du calife abbâside Al-Mutawakkil (847-861), la tension monte de nouveau entre Sunnites et Chî'ites ; mais, au lieu de se traduire seulement par des affrontements sociaux, elle va se doubler de plus en plus d'une féconde compétition doctrinale.
Chaque parti contraint l'autre à expliciter ses posi-tions, à inventorier ses sources, à consolider ses méthodes et son argumentation. Les termes sunna et chî'a perdent leur signification lexicale première pour désigner deux courants doctrinaux désormais pourvus de corpus auxquels se référeront fidèlement les penseurs ultérieurs. Nous verrons comment cette situation engendrera une pensée classique, puis scolastique.
Les historiens n'ont pas encore déterminé avec précision la date de constitution d'un corps de doc-trines stable tant pour les Sunnites que pour les Chî'ites. Pour les premiers, on connaît le rôle décisif de Chàfi'î (m. 820) qui a élaboré la fameuse théorie des Fondements ou sources de la Loi religieuse (Usûl al-fiqh). Il entendait mettre fin au pragmatisme doctrinal des premiers juges en substituant, à la tradition vivante, la notion théorique de tradition obligatoirement fondée sur un h'adîth authentique, c'est-à-dire sur un texte explicite du Prophète dûment transmis par des autorités dignes de foi. Les traditions prophétiques deviennent ainsi la se-conde source, après le Coran, de la Loi religieuse. Toujours pour réagir contre l'arbitraire de l'opinion personnelle en matière de qualification légale, Chàfi'î définit deux autres « sources » : l'accord unanime de la Communauté (ijmâ') et l'analogie à deux termes (qiyâs).
La seconde manifestation du sunnisme au ixe siècle, est la constitution de corpus de traditions prophétiques c authentiques ». L'élévation du h'adîth au rang de Source de la Loi a déclenché une fiévreuse « recherche de la science », comme on disait. On voyageait dans les provinces musulmanes pour in-terroger ceux qui pouvaient transmettre une tra-dition authentique. Parmi les recueils qui ont réussi à s'imposer, on retiendra ceux de Bukhârî (m. 870), Muslim (m. 875) et, à un moindre degré, ceux d'Ibn Mâja (m. 886), Abu Dâwûd (m. 888), Al-Nasâ'î (m. 915). Comme ceux de Mâlik et d'Ibn H'anbal, ces corpus ont une visée juridique et éthique.
Les Sunnites ont aussi leurs ouvrages d'histoire, d'exégèse et de théologie. Pour les deux premières disciplines, citons l'oeuvre monumentale, encore très mal étudiée, de Tabarî (m. 923) qui illustre parfai-tement un type de connaissance caractéristique de la période de formation ; pour la théologie, c'est Al-Ach'arî qui exercera l'influence la plus durable malgré l'opposition des H'anbalites.
Parallèlement à cette activité, les Cbi'ites tra-vaillent également à leur unification doctrinale. Cependant, ils ne disposeront d'oeuvres magistrales d'où procédera toute pensée orthodoxe qu'avec un certain retard par rapport aux Sunnites. Au IXe siècle, l'opposition cbi'ite reste active, mais divisée et privée de succès politique décisif. Les Ismâ'iliens ne s'installeront en Tunisie qu'en 909 ; les Zaydites restent cantonnés au sud de la Cas-pienne et au Yémen ; les Imâmiens connaissent une crise en 874 avec la disparition du onzième Imâm. Nous reparlerons de ces trois groupes au chapitre suivant, car leur plein épanouissement politique et culturel intervient à partir du Xe siècle. Retenons, cependant, déjà, l'effort du théoricien zaydite Yah'ya b. H'usayn al-Hâdî (m. 911) ; l'œuvre de Nawbakhtî (m. 922) qui tente de limiter la disper-sion des Imâmiens en énonçant les règles de succes-sion des Imâms, et leurs attributs distinctifs ; le travail de Kulaynî (m. 939) qui, à l'instar de Bukhârî et Muslim, donne aux Imâmiens un corpus réunissant des milliers de traditions « authentiques » (cf. H. Corbin, En Islam iranien).
La plupart des auteurs signalés dans ce chapitre ont pour trait commun de demeurer ouverts à la forme orale du savoir, même lorsqu'ils cèdent eux-mêmes aux contraintes de l'écriture. Dans toutes les œuvres jusqu'à Tabarî et Kulaynî, la « composition » reste avant tout une consignation des témoignages oraux avec la mention obligatoire des transmetteurs successifs de chaque « texte ». La nouveauté, dans la pensée classique, sera justement l'abandon de la chaîne de garants et le développement d'une écri-ture systématique. Il s'agit donc de deux types d'exercice de la pensée ; le passage de l'un à l'autre ne traduit pas nécessairement un progrès comme le laisse croire l'histoire linéaire et positiviste de la pensée. Nous attirons l'attention sur ce problème capital sans pouvoir lui consacrer, ici, tous les déve-loppements qu'il mérite.

CHAPITRE III
LA PENSÉE CLASSIQUE
L'attitude classique, qui consiste à rechercher des modèles et des sources d'inspiration dans un (ou des) passé(s) idéalisées), est un des traits distinctifs de la pensée arabe. Nous venons de voir comment, dès la phase de formation, des penseurs et des écrivains se sont tournés vers l'Antiquité arabe, iranienne, grecque pour construire un espace culturel nouveau en langue arabe. Cependant, ce classicisme est lui-même subordonné à une attitude mythique : le Modèle indépassable qu'il s'agit de promouvoir et de généraliser à l'aide de moyens culturels puisés dans diverses traditions, reste le Coran et l'expérience
du Prophète.
A partir de 900-950, l'attitude classique évolue dans le sens d'un privilège de plus en plus net accordé aux classiques arabo-islamiques. L'Iran et la Grèce restent présents, mais à travers des intermédiaires arabisés. Des œuvres vont être régulière-ment étudiées dans des institutions scolaires qui se multiplient : ce qui entraine progressivement le passage d'une pensée vi-vante qui choisit ses modèles et garde un contact avec le réel, à une pensée scolastique. C'est ainsi qu'entre le Xe et le XIIIe siècle, se constituent les humanités arabes qui ne cesse-ront ensuite d'exercer leur fascination et leur emprise jusqu'à nos jours.
Faute de pouvoir explorer entièrement un do-maine touffu, complexe et difficile, nous nous con-tenterons ici d'aborder trois points :
I) Les caractères généraux de la pensée clas-sique.
II) Le système cognitif commun. III) Les principaux thèmes et écoles.

I. — Caractères généraux
Les caractères de la pensée classique sont liés aux conditions politiques, sociales et économiques du monde musulman pendant la période visée. Rappelons brièvement les principales données.
Politiquement, la compétition entre un Islam légitimiste, exploitant des mécontentements grandissants (révolte des Zanj en 869 par exemple ; autopomismes provinciaux), et un Islam officiel s'est poursuivie durant tout le IXe siècle. Elle aboutit, en 945, à l'élimination de fait — mais non de droit — du califat abbâside par la dynastie bûyide d'origine iranienne et d'obédience zaydite. Cette prise de pouvoir à Bagdad par des émirs, qui n'ont plus aucun lien avec la Famille du Prophète, entraîne une certaine désacralisation de l'autorité politique. En même temps s'opère une décentralisation de la vie politique et culturelle par suite du partage de l'Iran occidental et de l'Irak entre les trois frères bûyides.
De sou côté, le chi'isme ismâ'ilien étend sa domination à l'Ifrîqiyâ (909-972), puis à l'Egypte (972-1171). L'Islam d'opposition devient ainsi l'Islam officiel, tandis que l'Islam sunnite est réduit, à son tour, à la défensive, notamment à Bagdad où les H'anbalites font beaucoup parler d'eux. L'ar-rivée des Seljoukides (1038-1194) favorise la résurgence du sunnisme.
Socialement, la distance s'accroît entre l'aristocratie ter-rienne, la bourgeoisie marchande, les groupes dirigeants (kuttâb ou secrétaires de l'administration centrale, personnel judi-ciaire, officiers d'une armée de plus en plus exigeante) d'une part ; les classes laborieuses (petits artisans des villes, paysan-nerie de plus en plus dépossédée par le système des concessions, ou iqtâ'), les classes dangereuses (miséreux, 'ayyârûn), les nomades, d'autre part. Cela se traduira dans la littérature et dans la pensée par l'opposition constante entre l'élite (khâssa) raffinée, éduquée, apte aux spéculations et la populace ('âmma) source de dangers, d'anarchie, vouée à l'ignorance. Les kuttâb, les gros propriétaires enrichis par le négoce, les fermages et les concessions, l'armée avec ses rivalités entre Turcs et Day-lamites, les jurisconsultes constituent les principales forces qui pèsent, de diverses manières, sur le destin de l'autorité centrale et de la culture.
Economiquement, le monde musulman poursuit sa croissance jusqu'au XIe siècle quand les Turcs seijoukides déferlent sur le Proche-Orient, les nomades hilâliens sur le Maghreb, tandis que le Califat de Cordoue se disloque en principautés qui seront la proie facile de la Reconquista. Le phénomène le plus impor-tant est, cependant, l'entrée en scène des marchands italiens dès le XIIe siècle. L'essor de l'Europe occidentale entraine, corrélativement, le déclin de la civilisation arabo-islamique, c'est-à-dire des supports sociaux, matériels et techniques de la vie intellectuelle.
Ces évolutions se traduisent, sur le plan de la pensée, par les tendances suivantes :
1. Une diversification et une spécialisation gran-dissantes.
— Nous avons noté précédemment un état d'indistinction du savoir. A partir du Xe siècle, les horizons historiques et géographiques se sont élargis et précisés, les disciplines rationnelles for-ment un ensemble homogène et hiérarchisé face aux disciplines traditionnelles ou religieuses. Malgré les efforts d'intégration et d'harmonisation tentés sur-tout par des philosophes (cf. Fârâbî, dans sa Classi-fication des sciences, et M. Arkoun, Contribution, p. 225 s.), cette opposition conserve une significa-tion sociale et idéologique. La pratique de sciences rationnelles (logique, physique, métaphysique, ma-thématiques, astronomie, médecine) tend à être l'apanage d'une élite protégée par des mécènes généreux et éclairés. Les sciences religieuses, au contraire (Tradition, morale, langages et techniques mystiques, professions de foi ou éléments théolo-giques de base), s'adressent, dans les mosquées, à un public plus large et plus simple. C'est le cas des H'anbalites, des mystiques qui commencent, à par-tir du Xe siècle, à se grouper en cercles clos dont sortiront les confréries ; plus généralement de ceux qu'on nomme les H'achwiyya, désignation polé-mique appliquée aux traditionnistes littéralistes et intégristes par les Mu'tazilites.
La diversification et la spécialisation dans l'acti-vité scientifique, sont soulignées dès la deuxième moitié du Xe siècle, par la parution d'un manuel rassemblant les vocabulaires techniques de toutes les sciences (Les clefs des sciences de Khwârizmî) et d'un impressionnant inventaire de la production écrite en arabe : le Fihrist (= Catalogue) d'Ibn al-Nadîm. Ce dernier ouvrage est complété par Abu Ja'far al-Tûsî (m. 1066) qui dressa un inventaire de la production proprement chî'ite.
2. Un souci de systématisation et de synthèse
lié aux progrès de la raison discursive et aux nécessités de la contestation mutuelle et de la rivalité entre les écoles. La recherche de la Vérité est la préoc-cupation commune à tous les esprits ; mais les voies d'approche, les cadres et les moyens d'expression de cette Vérité se sont multipliés. Dans toutes les branches de la connaissance — grammaire, lexico-graphie, exégèse, h'adîth, droit, histoire, géographie, théologie, philosophie dont se détachent l'éthique et la médecine —, on reprend les premières œuvres et les données accumulées durant la période de for-mation, pour les réapproprier aux besoins d'une société plus complexe, d'une raison « scientifique » plus exigante, d'une culture plus étendue. L'exemple le plus significatif de cette tendance est sans doute celui de la correspondance scientifique échangée entre Tawh'îdî et Miskawayh dans le Kitâb al-Hawâmil wal-chawâmil. Par le ton critique, l'ironie cinglante, l'exigence de vérité morale, religieuse et scientifique, les questions laissées sans réponse de Tawh'îdî (hawâmil) rappellent celles de Jâh'iz dans le fameux Tarbî' ; mais par le souci de rigueur lo-gique, d'information exhaustive, d'analyse pru-dente, les réponses (chawâmil) de Miskawayh révèlent les transformations de la curiosité scien-tifique et de ses moyens d'expression au Xe siècle . Tous les auteurs que nous citerons plus loin ont contribué par des synthèses particulières dans leurs spécialités respectives, à élaborer cette vision du monde caractéristique de la civilisation arabo-musulmane classique.
3. Une promotion des intellectuels.
— La multi-plication des capitales princières, la formation de cercles scientifiques soit à l'initiative d'un riche mécène, soit autour d'un maître humble, mais vénéré comme Abu Sulaymân al-Mantiqî (m. vers 1000) à Bagdad, favorisent l'amélioration du statut socio-économique des intellectuels. Certes, on ne peut parler d'une classe homogène, unie par les mêmes besoins et une idéologie commune. Mais tous les dirigeants recherchent leurs enseignements, leur savoir-faire (surtout les médecins) et leur soutien. Ils arrivent à concurrencer les poètes dont les éloges et les satires ont longtemps rempli la fonction d'une presse d'opinion d'aujourd'hui. Ils deviennent con-seillers comme Miskawayh, vizirs comme Ibn Sînâ, grands cadis comme ' Abd al-Jabbâr, Ibn Ruchd, etc.
Les modes d'acquisition du savoir — formation directe auprès de maîtres réputés, mais aussi indi-recte grâce aux contacts entre personnes de toutes origines socioculturelles, dans les places publiques, les mosquées, les boutiques où se perpétue la mémo-risation de traditions orales — permettaient aux plus humbles d'accéder à un certain niveau de culture. Toutefois, la nécessité de s'assurer la faveur d'un bienfaiteur limitait la liberté de conception et de critique, comme le prouve l'exception brillante de Tawh'îdî (m. 1014).
Du point de vue de l'activité proprement intel-lectuelle, les initiateurs d'idées vraiment neuves restent rares. Le rôle le plus important revient aux animateurs qui améliorent les formulations et ren-forcent, auprès d'un public élargi, les positions de disciplines contestées comme la théologie et la phi-losophie. Il y a aussi les mainteneurs-diffuseurs des enseignements de chaque école constituée ; ils sont responsables de la transformation de la recherche inaugurée par les maîtres-fondateurs, en idéologies de combat.
4. Une expansion de la logosphère arabe.
— Les explorations de la pensée classique dans le domaine philosophique et scientifique, notamment, forcent l'intérêt de l'Occident latin dès le XIIe siècle, c'est-à-dire au moment même où des signes d'arrêt, voire de rupture se manifestent du côté arabe. Des œuvres de Rhazès, Avicenne, Ghazâlî, Averroès... sont tra-duites, étudiées et discutées avec vigueur. Du côté iranien, la pensée arabe connaît, avec les Spirituels chî'ites, un développement opposé à celui que lui assure l'Occident. Cette fructification, dans la double direction de l'imaginaire et du rationnel, atteste les virtualités d'une pensée dont l'élan conquérant a été brisé par des vicissitudes historiques qu'on com-mence à connaître. Ajoutons, cependant, que la pensée classique, comme toute construction intel-lectuelle achevée, a produit un impensable à mesure qu'elle a organisé, avec des schèmes et des procé-dures nécessairement limités, l'espace de son propre pensable. La théologie, par exemple, a mis au point une stratégie polémique bien plus qu'une structure heuristique pour une investigation ouverte : il en est résulté un vaste domaine encore impensé dans la pensée arabe moderne.
II. — Le système cognitif commun
La prolifération des sectes et des écoles ne doit pas faire perdre de vue l'existence d'une plate-forme intellectuelle et culturelle commune à tous les esprits qui ont contribué à l'élaboration de la pensée clas-sique. C'est ce qu'on peut nommer l'espace mental de cette pensée. Il est nécessaire de tracer, même rapidement, les contours de cet espace pour mieux marquer ensuite les points de continuité et de dis-continuité dans l'histoire de la pensée arabe.
Nous évoquerons les principaux cadres et hori-zons de l'adab ; puis quelques tensions constitutives du système cognitif.
1. Cadres, horizons et méthodes de 1' « adab ». —
L'adab est l'ensemble des connaissances profanes directement utilisables par le citadin cultivé dans l'ordre cognitif, éthique et esthétique. Il est donc aussi l'ensemble des écrits qui constituent et dif-fusent ces connaissances. Au Xe siècle, l'adab déborde largement le champ couvert aujourd'hui par le concept de littérature, puisqu'il englobe la culture linguistique, historique, géographique, scientifique, philosophique. Il est, en somme, l'expression de la civilisation arabo-islamique parvenue à sa maturité dans les grandes métropoles. Son importance est devenue telle que même les spécialistes du savoir religieux (traditionnistes, théologiens, jurisconsultes) l'acquièrent, et le pratiquent. Par lui, la frontière du pensable et de l'impensable se déplace ; une ten-dance laïcisante, rationalisante, réaliste, gagne de nombreux secteurs grâce, notamment, à la diffusion, à partir de 950, d'un adab philosophique (cf. Ar-koun, Contribution, pp. 195 s.).
On est donc fondé à rechercher dans l'immense littérature d'adab les cadres spatio-temporels, les horizons esthético-éthiques et les méthodes de com-position communs à la pensée arabe.
Les progrès des connaissances historiques et géo-graphiques permettent une perception quantitative, positive de l'espace et du temps, mais dans le cadre d'une perception globale qualitative. L'univers entier étant de création divine est nécessairement beau, parfaitement ordonné : vision que les premiers géographes, mathématiciens et astronomes comme Muh'ammad al-Khwârizmî (m. 846), Farghânî (m. après 861), Abu Ma'char (m. 886), Ibn Rusteh (m. après 903), etc., se sont efforcés de traduire à l'aide des enseignements de la science grecque. Géogra-phiquement, la terre est divisée en une « demeure de l'Islam » et un « territoire de guerre » : un espace géopolitique musulman (mamlaka) soigneusement exploré et divisé en vingt provinces (cf. A Miquel, Géographie) et un espace étranger qui restera tou-jours peu ou pas du tout connu. Avec la diffusion de l'adab philosophique, la perspective grecque du cosmos s'allie à la perception des « merveilles de la Création » telles que le Coran les présente. Il y a homologie de structures entre macrocosme et mi-crocosme : l'homme pleinement humain est celui qui réalise entre ses facultés (rationnelle, irascible et appétitive) le même équilibre, les mêmes rapports de proportion et de justice que ceux qui commandent la vie des êtres d'en-Haut. Les riches concepts de Justice universelle, de hiérarchie ascendante / des-cendante des êtres (de l'Un - Etre Premier - Premier Moteur - Créateur aux éléments simples en pas-sant par l'homme, être intermédiaire dont le rang sur l'échelle ontologique, dépend d'une chaîne d'équi-libres : humeurs, facultés, climats, astres). L'éthique, la politique, la connaissance métaphysique dépen-dent ainsi de la physiologie, de la géographie et de l'astrobiologie. La perception des peuples de « la terre habitée » est marquée par ces conceptions : les populations les mieux équilibrées sont celles des régions intermédiaires entre le Nord et le Sud.
Le temps linéaire de l'histoire événementielle ne commence à s'imposer qu'avec le genre historique des Annales où la date de l'Hégire — 622 apr. J.-C. — marque une frontière entre un temps obscur, im-précis qui se prête aux évocations mythologiques, aux récits spirituels intemporels, et un temps évé-nementiel dont la mesure tend à devenir d'autant plus exacte que les discussions politico-religieuses se font plus vives. Ni ce temps de l'histoire concrète, ni le temps positif qui mesure le mouvement (dis-tances, temps de fabrication, temps du mar-chand, etc.) n'arrivent, cependant, à entamer la primauté du temps mythique (origine des choses, du monde, des êtres), du temps cyclique (rituels d'accomplissement collectifs, attentes messianiques, restauration périodique de l'espérance par les fêtes, les rites de conjuration qui sont, toutefois, de plus en plus enserrés dans le temps liturgique de l'Islam officiel), de l'espace-temps sacral de la prière, du jeûne, des pèlerinages.
Cette primauté de l'espace-temps mythique et sacral permet de réduire à des différences de surface les oppositions habituellement soulignées entre les praticiens des sciences dites rationnelles et les spé-cialistes du savoir religieux. Les deux extrêmes de cette opposition sont les Falâsifa et les musulmans intégristes (H'anbalites). Même eux, pourtant, con-servent une zone commune où prédomine un usage mythique de la raison.
C'est ce que prouve l'examen de l'horizon éthique de la pensée classique. Nous ne pouvons que ren-voyer ici au riche thème de l'Homme parfait avec ses accentuations philosophique (le Sage), mystique (l'Initié parvenu à l'union avec Dieu), politique (le Gouverneur philosophe = Imâm impeccable), indi-viduelle (l'ami, le compagnon idéal), culturelle (l'adîb = honnête homme de l'âge des Lumières), mondaine (le raffiné, zarîf). Chacune de ces accen-tuations est représentée par des groupes sociaux et des formes d'expression appropriés ; mais toutes supposent le même postulat implicite d'un Sujet humain capable par une tension de la volonté, le culte de la lucidité (thème commun de l'homme « raisonnable »), de cheminer dans la voie de la per-fection pour « ressembler à Dieu », voire s'identifier à Lui. Sous la diversité des lexiques, s'affirme ainsi une même mythologie du vouloir qui pousse à ac-tualiser un Moi idéal en référant aux Figures sym-boliques (le Prophète, les Imâms, les Sages, etc.). Un même élan soulève les consciences touchées par le fait coranique ou par le discours philosophique, vers une Perfection conçue comme la condition sine qua non du Salut individuel, c'est-à-dire du Bonheur éternel : ce qui implique les postulats d'un Au-delà de l'espace-temps précaire où se déroule la vie terrestre, de l'immortalité de l'âme, voire du corps, de l'Accomplissement de la Certitude (yaqîn) plus ou moins fortement perçue dès ici-bas par les « Amis rapprochés de Dieu » (awliya', muqarrabûn). Il va sans dire que la tension vers un tel Salut se traduit par un langage qui, au-delà d'un simple contenu éthique, atteint les instances psychiques profondes du lecteur ou de l'auditeur : instance es-thétique par l'exaltation des « belles vertus », ins-tance affective, voire érotique, par l'évocation de la possession de l'Objet désiré. Le lien entre le Beau, le Bien, le Vrai est déjà si nettement affirmé dans le Coran qu'il a fourni la base du dogme de l'inimi-tabilité du langage coranique (i'jâz). L'exploitation de ce dogme par la critique littéraire (cf. Bâqillânî, m. 1013) a contribué à répandre le type idéal du langage esthético-éthique, concurremment avec les anthologies.
De toutes les méthodes de composition caracté-ristiques de la littérature d'adab, nous en retiendrons une qui est omniprésente et qui réfère ainsi à une direction commune à tous les esprits : la citation. L'importance de celle-ci est d'abord soulignée par la multiplicité des anthologies et des corpus dès le IXe siècle. Aux corpus de h'adîth qui sont une masse de citations attribuées au Prophète, s'ajou-tent, en effet, les volumineux recueils des plus beaux et plus édifiants textes arabes, tels L'exposition claire de Jâh'iz, La quintessence des traditions pro-fanes d'Ibn Qutayba, les principaux ouvrages de Tawh'îdî, La Sagesse éternelle de Miskawayh, etc.
La pratique de la citation atteste chez les philo-sophes comme chez les spécialistes du savoir reli-gieux la permanence d'une démarche typiquement mythique. La vérité a été dite et vécue par les Anciens — Sages, prophètes, Compagnons, Imams, Maîtres-fondateurs ; la citation la réactualise dans les consciences en faisant abstraction de toutes les données particulières des contextes historiques.
Ainsi s'explique la convergence des sagesses hin-doue, iranienne, grecque, arabe, islamique, judéo-chrétienne dans un ensemble de sentences, de testaments spirituels, de récits, de paraboles qui conservent une vérité éternelle. La citation par excellence qui fournit l'argument d'autorité dans une logique à deux termes, très caractéristique de la pensée arabe, reste celle du Coran et du H'adîth. Elle n'est, cependant, qu'un cas privilégié d'une attitude constante et générale.
2. Les tensions éducatives dans la pensée classique.
. — Dans son effort pour capter le sens et lui donner une formulation adéquate, la pensée classique a buté contre les difficultés qui ont été exprimées de façon plus ou moins pertinente par des couples de concepts opposés tels que : raison / Loi religieuse ; raison / Ré-vélation ; connaissance rationnelle / connaissance traditionnelle ; logique formelle / logique gramma-ticale-sémantique ; sens ésotérique / sens obvie ; fondements / applications ; effort de recherche per-sonnelle / reproduction ; spirituel / temporel ; inno-vation / pratique consacrée, etc. .
Toutes ces oppositions que nous ne pouvons analyser comme il convient, se ramènent, en fait, à une situation herméneutique fondamentale et à des tensions sociologiques.
La situation herméneutique est constituée par la notion de Révélation ramenée, en fait, à deux corpus de Textes sacrés : le Coran et son prolongement la Tradition prophétique. La pensée arabe s'est trouvée de plus en plus enfermée dans ce postulat : la Vérité ultime, éternelle et totale est incluse dans le Coran qui a été une Parole, puis un texte. L'accès à cette Vérité est donc conditionné par les techniques de décryptage d'un texte dont les clefs sont multiples. Faut-il s'en tenir aux contraintes grammaticales, sémantiques, stylistiques propres à la langue arabe ? Mais cette langue, nous l'avons vu, a très vite été soumise à un travail de systématisation, de technicisation de plus en plus poussé à mesure que la logique et la rhétorique grecques ont imposé leurs schèmes. Il suffit de renvoyer à ce propos à une célèbre discussion entre le logicien Mattâ b. Yûnus (m. 940) et le grammairien Sîrâfî (m. 979). La com-pétition mal dominée entre catégories de pensée grecques et sémantisme arabe entraîne une série de difficultés et de commentaires inadéquats.
La voie symbolique s'est offerte comme une pos-sibilité de dépasser à la fois l'exégèse littéraliste (tafsîr) et le conceptualisme rigide. Elle consiste en un retour à l'originaire (ta'wîl), c'est-à-dire à une Vérité profonde, secrète, voilée et non explicite. La ligne inaugurée par Ja'far al-Sâdiq trouve des continuateurs parmi les penseurs chî'ites comme Kulaynî, Ibn Bâbûyè, Al-Chaykh al-Mufîd (m. 1022), Fazl Tabarsî (m. 1157)... Comprenons bien que la tension chî'ite / sunnite exprimée ici par les oppo-sitions exégèse / herméneutique, sens obvie / sens ésotérique, mot / symbole, Loi-code / Vérité pro-fonde... , est d'ordre épistémologique et non étroitement « islamique ». Il s'agit de ces mêmes difficultés rencontrées par les recherches linguis-tiques et sémiotiques les plus récentes ; la pensée arabe en a fait une expérience significative pour avoir affronté, comme la pensée judéo-chrétienne, une situation herméneutique. Le réexamen de cette expérience, à la lumière de la linguistique et de la philosophie du langage modernes, permet de tracer la véritable frontière épistémologique qui sépare les oppositions scolastiques rapportées ci-dessus : la pensée est demeurée vivante et la langue s'est en-richie pendant la période de formation tant que l'esprit a conservé un contact avec le réel ; à mesure que les textes doctrinaux systématiques se sont multipliés, l'inférence à partir de langages fermés, redondants s'est substituée à l'interrogation du réel. Cette évolution proprement doctrinale condi-tionne des tensions sociologiques autant qu'elle est conditionnée par elles. L'opposition sunnite-chî'ite revêt ici sa pleine signification. Quand l'Islam iranien (chî'ite) se détachera de l'Islam arabe (sunnite), la pensée perdra son ressort socioculturel essentiel. Mais déjà, dans la période qui nous occupe, la résistance de plus en plus rigide opposée à toute innovation qui ne soit validée à l'aide du système de croyances et de non-croyances (professions de foi, usûl) manié par des « docteurs » ('ulamà'), exprime le refus de prendre en considération l'his-toire et la revendication corrélative d'un contrôle toujours possible du changement à l'aide des Textes-Sources-Modèles dont les enseignements sont décla-rés inépuisables, bien qu'ils soient en nombre limité. C'est la fameuse attitude réformiste (islâh1) mani-festée dès la mort du Prophète et toujours vivante au XXe siècle. Plus la pression de l'histoire se fait violente (comme au temps de Ghazâll avec les Ismaéliens et les croisades, ou d'Al-Afghânî-'Abdu avec la poussée impérialiste de l'Occident), plus l'écart s'accentue entre le sacral (dîn) et le profane (dunyâ), rendant ainsi vitale l'intervention d'un réformateur dont l'effort de pensée visera à rétablir l'homogénéité de l'espace-temps religieux où les croyants pourront retrouver l'usage, dans leur exis-tence, des principes de discrimination du sens et du non-sens, du bien et du mal, du vrai et du faux... Dans cette perspective, le taqlîd n'est pas l'imitation servile (il le deviendra pour des raisons intellectuelles et sociologiques après le XIIIe siècle) ; il est cette tension de la conscience indivise (= un effort de la raison confortée par la foi) pour sauvegarder, re-trouver les conditions théoriques de re-production des enseignements authentiques du Message divin. Il reste que cet effort a perpétué la vision mythique au détriment d'une connaissance positive de l'homme et de l'histoire. La contemplation des essences immobiles (Dieu, l'âme, la Raison, la Justice, le Vrai, etc.), l'emprise du merveilleux l'ont toujours emporté sur l'observation personnelle, l'expérimen-tation, ce 'iyân mis en avant par quelques esprits « scientifiques » aux xe-xie siècles notamment.
III. — Ecoles et thèmes
La notion d'école a commandé la structure des traités d'hérésiographie qui se sont justement mul-tipliés pendant la période classique. Cette littérature est responsable de la vision traditionnelle qui oppose dogmatiquement une communauté « orthodoxe » fidèle à « l'Islam vrai », aux « sectes » égarées. C'est dire que les hérésiographes poursuivent un dessein idéologique sous couvert d'une histoire des religions et des doctrines. La pensée islamique moderne n'a pas encore aperçu toutes les implications de cette distinction. C'est pourquoi nous continuerons à faire prévaloir l'exigence critique sur la simple nomenclature.
Pour dépasser l'arbitraire théologique des An-ciens , on s'en tiendra, ici, à un critère de classe-ment épistémologique. Toutes les familles d'esprits ont eu, en effet, à se prononcer implicitement ou explicitement, sur la théorie de la connaissance. L'objectif commun non seulement aux musulmans, mais également aux judéo-chrétiens, étant de saisir et de communiquer la Vérité, il fallait définir la valeur comparée de la raison et de la Révélation comme sources et garants de la connaissance vraie. Nous avons vu comment l'impact de la pensée grecque a rendu plus urgente et plus inévitable cette définition. De ce point de vue, on peut situer une gamme de positions sur un axe doublement orienté vers une attitude traditionaliste d'un côté, une visée rationaliste de l'autre. Nous allons voir qu'il s'agit, pendant toute la période classique, d'une double polarité et non d'une séparation et anche entre une « raison pure » et un traditionalisme aveugle. Tradition et raison sont présentes dans toutes les œuvres, mais avec des accentuations et des perspectives différentes. Pour comprendre cette situation, il est utile de caractériser brièvement le type de « raison » qui intervient déjà dans le Coran ; nous proposerons ensuite une classification des écoles d'après la place effective qu'elles accordent à la raison dans la mise en place des problématiques et la recherche des solutions.
1. La notion de « 'aql » dans le Coran .
— Le même mot arabe 'aql rend trois concepts différents : intellect, raison théorique ou constituante, raison pratique ou constituée. Ce mot n'intervient pas comme tel dans le Coran où l'on relève, en revanche, 49 emplois du verbe 'aqala. C'est donc une activité qui est visée et non une faculté définie. Or, cette activité est rendue par d'autres verbes dans des propositions de structure identique. On a, par exemple : « Certes, en cela est un signe pour un peuple qui reconnaît » (XVI, 11 et passim) ; « Certes, en cela est un signe pour un peuple qui entend » (XVI, 65) ; « Certes, en cela sont des signes pour un peuple qui croit » (VI, 99) ; « Certes, en cela est un signe pour un peuple qui pense avec application » (XVI, 11) ; « ... pour un peuple qui se remémore » (XVI, 13) ; « ... qui comprend avec pénétration »
(VI, 98) ; etc.
L'emploi de trois verbes différents dans un même contexte (XVI, versets 11, 12, 13) montre que 'aqala réfère à une activité indivise qui met en jeu l'oreille, l'œil, le sentiment, le souvenir, la re-cognition, l'intériorisation, la pénétration. Il s'agit d'un processus d'éveil et de structuration d'une cons-cience psychologique toute tendue vers la saisie d'une Vérité antérieure à elle, d'un fondement onto-logique sans lequel le présent de l'homme et du monde serait inintelligible.
Cet appel à un exercice simultané de toutes les puissances de l'esprit, est renforcé par la présentation contrastée de l'être humain. Celui-ci est faible (IV, 28), injuste (XIV, 34), versatile, ingrat, impatient dans l'épreuve, négateur (passim) ; mais aussi « vicaire de Dieu sur terre », à qui l'Univers entier est soumis, dévoué, y compris les Anges (II, 30) ; dépositaire de la foi qui fonde tous les rapports Dieu-homme, homme-Dieu sur une connaissance mutuelle. Les deux pôles d'une même réalité — l'homme matière et esprit, engendré à partir d'un limon pur et appelé à redevenir poussière, ca-pable, cependant, de participer aux choses divines — sont placés avec insistance sous le regard de l'esprit et du cœur : deux puissances inséparables de per-ception, d'intellection immédiate, de participation affective intense.
On voit qu'il y a là matière à des développements opposés selon que l'on porte l'accent sur la saisie intuitive d'une certitude de foi, ou l'intellection d'une vérité démontrée par la raison discursive. Nous allons voir comment s'est effectuée cette double évolution sous la pression des facteurs socio-culturels déjà invoqués et d'une nécessité psycho-linguistique. On sait que, pour Platon, le sens est une relation naturelle, stable et nécessaire entre les noms et les choses nommées : « connaître les noms, c'est connaître les choses » (Cratyle). Pour Aristote, au contraire, l'homme appréhende d'abord les objets et leur donne ensuite des noms arbitraires : le sens est donc une relation arbitraire. Cette opposition est réactivée par les grammairiens arabes et les théologiens, car on lit dans le Coran — comme dans Genèse, II, 19-20 — « Dieu apprit à Adam tous les noms » (II, 31). On se demandera donc si le langage est d'institution divine, ou conventionnel.

2. L'attitude traditionaliste.
— Elle consiste à affirmer la priorité méthodologique et la primauté épistémologique de la Tradition sur la raison. La Tradition est l'ensemble des énoncés et des conduites pratiques par lesquels le Prophète et les pieux An-ciens (essentiellement les Compagnons pour les Sunnites, les Imâms pour les Chî'ites) ont explicité le donné révélé coranique. La Tradition ainsi cons-tituée est toujours vivante puisqu'elle exprime, par la parole, le rite, les institutions (qualifications lé-gales de la Loi religieuse) et les conduites morales, les dispositions voulues par Dieu pour ses créatures.
Dans sa forme très générale, cette définition per-met d'englober toutes les écoles et « sectes » musul-manes, sauf les Falâsifa et, avec quelques correctifs, les Mu'tazilites. Non que ces deux derniers groupes rejettent la Tradition vivante ; mais ils proclament la priorité méthodologique et la primauté épisté-mologique de la raison. Nous verrons que le type de raison mis en œuvre, notamment par les néo-platoniciens, ramène à une intégration du fond reli-gieux de la Tradition vivante. Pour les autres écoles et « sectes », il y a lieu de considérer simplement les concessions plus ou moins étendues faites à la raison discursive. On distinguera ainsi un traditionalisme strict et un traditionalisme rationalisant. Le premier est celui des littéralistes partisans du sens obvie (zâhir) des textes sacrés, hostiles à toute discipline (théologie, métaphysique, logique) où la raison in-terviendrait en faculté souveraine constituante du sens ; le second est celui des théologiens dogmatiques et des fondamentalistes sunnites et chî'ites.
Avant de présenter les principales écoles qui ont animé ces deux tendances, il est utile de montrer qu'elles ont une plate-forme commune où elles se rencontrent à propos de la raison, de l'utilisation de l'histoire et du contenu de la profession de foi.
A) La raison.
— Si les écoles divergent sensible-ment dans leurs définitions ontologiques et psycho-logiques de la raison théorique, elles s'accordent, en revanche, à voir dans la raison pratique le bon sens et le sens commun forgés par l'observance du licite et de l'illicite. Toutes font également appel à « l'homme raisonnable » et lui font confiance pour réaliser l'idéal de conduite éthico-religieuse. Le doc-teur de la Loi fixe l'âge de la soumission aux obli-gations légales au moment où l'être humain est capable d'exercer les connaissances innées et les intuitions nécessaires (principes d'identité, du tiers exclu, du tout plus grand que la partie...). L'homme peut alors discerner le vrai du faux, le bien du mal en appliquant les directives de la Loi religieuse. La raison fonctionne ainsi comme « l'instinct déposé par Dieu chez ses créatures soumises à l'épreuve de le servir ». Cette définition de Muh'âsibî exprime avec une accentuation mystique une orientation fondamentale de toute l'éthique musulmane : les auteurs ne s'attardent guère aux analyses de l'action morale à la manière des philosophes ; ils réactua-lisent plutôt, par les portraits, le rappel des expé-riences vécues, les aphorismes, les citations, les conduites exemplaires qui doivent hanter chaque conscience jusqu'à susciter des imitations ins-tinctives .
B) L'utilisation de l'histoire.
— L'histoire, même lorsqu'elle devient critique à partir du Xe siècle chez des auteurs touchés par le courant rationaliste, reste dominée par deux objectifs : — légitimer, comme on l'a vu, le pouvoir du Guide de la Communauté ; — dégager « la leçon » des événements passés pour « avertir » les hommes, comme dit le Coran, sur les actes qu'il faut reproduire et ceux qui doivent être évités. Le premier objectif est particulièrement do-minant pour toute la période allant de la mort du Prophète à la Grande Occultation de l'Imâm chi'ite (632-941). L'important est de retenir, ici, que tous les auteurs servent la même visée avec le même postulat théologique — contrôle de l'histoire par la Révélation — et les mêmes méthodes (collecte des témoignages directs, techniques de contrôle et de transmission de ces témoignages, projection de tra-ditions chronologiquement et culturellement dis-tantes sur les mêmes personnages historiques trans-figurés en Images mythiques). Les versions sunnites et chî'ites obtenues diffèrent par le degré de mytho-logisation du passé et la série de Figures construites (Prophète et Compagnons / Prophète et Imâms). La recherche de « la leçon » continue à être un trait commun, même après 941. Il suffit de rappeler que le philosophe Miskawayh a intitulé son ouvrage d'histoire Les expériences des nations et qu'Ibn Khaldûn, au XIVe siècle, choisira un titre équiva-lent : Le livre des leçons . Par là, l'histoire se rattache à l'immense littérature d'édification où s'affirment les traits les plus constants de toute la pensée arabo-islamique.
C) La profession de foi.
— Les traditionalistes ont pour trait commun d'insister sur les articles de foi que les fidèles doivent professer sans demander de preuves. Il s'agit d'un enseignement dogmatique destiné au plus grand nombre et rendu de plus en plus nécessaire par la multiplication des « sectes ». La forme littéraire de la profession de foi apparaît dès le VIIIe siècle ; elle se développe ensuite en fonc-tion des exigences de la lutte contre les courants rationalistes, ou de la compétition entre les partis politico-religieux. Elle se caractérise par l'élimina-tion du vocabulaire et des démonstrations tech-niques, la réaffirmation lapidaire de tout ce qui distingue le croyant de l'incroyant. Le nombre des articles de foi et leur contenu exact varient d'une école à l'autre ; mais on retrouve partout les mêmes thèmes qu'on peut ramener aux énoncés neutres suivants :
a) Unicité de Dieu et associationnisme ; b) Existence de Dieu ; c) Attributs de l'essence et des actions de Dieu ; d) Le Coran, Parole éternelle incréée de Dieu ; e) La foi et l'infidé-lité ; statut des actes humains : contrainte, acquisition par l'homme de ses actes et liberté ; f) L'interrogation par les anges Munkar et Nakîr et le châtiment dans la tombe ; g) Mo-dalités de la Résurrection ; h) L'intercession du Prophète au Jour du Jugement ; i) Croyance en la Table, le Pont, la Ba-lance, le Bassin ; j) Prophètes, Envoyés (et Imâms pour les Chî'ites) ; k) Statut des quatre premiers califes et des Compa-gnons ; l) Prières et aumônes pour les morts ; m) Paradis et enfer .
Les théologiens ramènent ces thèmes à six grands « lieux » (=jalîl al-kalâm) qu'ils traitent d'une manière dialectique, car il s'agit toujours de dé-fendre les positions de l'école contre celles des adversaires. L. Gardet a étudié ces « lieux » sous les titres suivants :
a) Dieu, son existence, ses attributs ; b) Les Actes du Très-Haut en rapport avec les actes humains : liberté humaine et toute-puissance divine ; c) La prophétie ; d) Résurrection et vie future ; e) Les noms et les statuts ; le problème de la foi et des œuvres ; f) Le problème de l'Imâmat.
En revanche, les questions délicates (= daqîq al-kalâm) dont traite aussi la théologie (= le corps physique ; l'atome ; le mouvement et le repos ; l'être créé et la causalité ; la saisie ou perception du réel ; la nature de l'âme ; les modes de l'être...) sont jugées trop spéculatives et, de ce fait, éliminées des professions de foi. Celles-ci jouent donc un rôle pri-mordial dans ce qu'on appellerait aujourd'hui la formation « idéologique » des masses ; c'est par elles que se diffusent largement les éléments durables de la conviction arabo-islamique.
D) Les principales écoles.
— De toutes les écoles sunnites, c'est celle des H’anbalites, qui se rapproche le plus des caractéristiques qu'on vient de définir. Ses représentants toujours fervents, souvent bril-lants, ont mené le combat contre toute tentative pour approcher le Mystère de Dieu par la spéculation (Mu'tazilites, Falâsifa), ou par la gnose (Cbi'ites). Ils ont joué un rôle socio-politique important, car ils s'en sont tenus à une formulation des enseigne-ments du Coran et du H'adîth accessible aux esprits les plus simples. Parmi beaucoup d'autres, on re-tiendra les noms d'Ibn Batta (m. 997), Abu Ya'lâ (m. 1066), Ibn ' Aqîl (m. 1120), Ibn al-Jawzî (m. 1200), Ibn Taymiyya (m. 1328)...
Les Zâhirites ont eu une existence éphémère à Bagdad. Ils méritent mention à cause de l'Andalou Ibn H'azm, esprit indépendant qui a utilisé l'atti-tude zâhirite pour combattre l'arbitraire des juris-consultes mâlikites, en particulier. Il combine un attachement inconditionnel au sens obvie des textes sacrés et une large ouverture aux grands acquis de la culture arabe au XIe siècle.
Avec les H'anafites, les Mâlikites et les Châfï'ites, on se rapproche davantage du traditionalisme ratio-nalisant. Les grands représentants de ces écoles admettent, en effet, la théologie spéculative. Ainsi, les H'anafites sont mâtûridites en théologie (Mâtû-rîdî, m. 941), les Mâlikites et les Châfi'ites optent plutôt pour l'ach'arisme. Il ne faut pas se méprendre sur la portée rationaliste de la méthodologie du droit inaugurée par Ghâfi'î. En hiérarchisant les « sources de la Loi religieuse », les fondamentalistes n'ont fait que renforcer l'attitude traditionaliste puisqu'ils visaient à limiter le recours à l'opinion personnelle (le ra'y des H'anafites), à la considéra-tion de l'intérêt général (istislâh' des premiers Mâli-kites). On peut dire que Châfi'î a remporté la pre-mière victoire du traditionalisme.
Malgré la résistance de H'anafites comme Tah'âwî et Mâtûridi, Al-Acha'rî a réussi à inspirer un cou-rant théologique placé sous le patronage d'Ibn H'anbal et, cependant, marqué par le rationalisme mu'tazilite. L'école se caractérise par la recherche de positions moyennes comme dans la théorie de l'acquisition par l'homme (kasb) des actes créés par Dieu. Elle compte des représentants éminents comme Bâqillânî (m. 1013), Abu Mansûr al-Bagh-dâdî (m. 1037), Juwaynî(m. 1085), Ghazâlî (m. 1111), Chahrastânî (m. 1153). Malheureusement, les néces-sités de la polémique contre « les adversaires de l'Islam » ont souvent détourné ces penseurs d'un réel approfondissement théologique. En outre, le recours constant à la logique à deux termes, qui se contente de mettre en regard l'argument d'autorité (verset ou H'adîth) et la conclusion (assentiment requis par le contenu du texte), rend inopérantes les « démonstrations ».
Du côté chî'ite, les trois groupes déjà mention-nés ouvrent à la pensée arabo-islamique des horizons que l'historien moderne commence seulement à redécouvrir.
Les Imâmiens ou Duodêcimains arrêtent à douze la série des Imâms impeccables descendants du Prophète par 'Alî, al-H'asan, al-H'usayn... jusqu'au dernier visible H'asan al-'Askari (m. 874) dont le fils, Muh'ammad, disparu en 874, est toujours vénéré comme le Mahdi (= Guide) attendu. Les enseigne-ments de ces Imâms, négligés par la ligne sunnite de l'Islam, ont constitué la Tradition vivante re-cueillie et ordonnée par Kulaynî et Ibn Bâbûyè notamment. Favorisée par l'avènement de la dy-nastie bûyide, la littérature doctrinale imâmienne atteint l'étape de la systématisation avec le cheikh Al-Mufîd (m. 1022), les deux chérifs Al-Radî (m. 1016) et Murtadâ (m. 1045), Abu Ja'far al-Tûsî (m. 1273). Sur la base des œuvres classiques élaborées par ces auteurs et en liaison avec « la philosophie illuminative », s'épanouira la pensée imâmienne après la Renaissance safavide en Iran (1501-1732).
Les Ismâ'iliens arrêtent la série des Imams au septième, Ismâ'îl fik aîné de Ja'far al-Sâdiq. Après une période de propagande clandestine, ils s'im-posent sur la scène de l'histoire en 909 avec le Mahdî 'Ubayd Allah en Ifrîqiyâ. Tandis que le cadi Nu'mân élabore le corpus juris propre à l'école, la propagande doctrinale se développe sous la forme de « traités philosophiques » anonymes qui com-posent la célèbre Encyclopédie des « Frères sincères » (Rasâ'il Ikhwân al-safâ'). Une pensée militante s'affirme aussi avec Abu H'âtim al-Râzî (m. 933), Abu Ya'qûb al-Sijistânî (m. 360 ?), Al-Kirmânî (m. vers 1021). On notera l'origine iranienne de ces auteurs. Après les exemples d'Ibn Sînâ et, plus encore de Firdawsî (m. 1020), l'auteur d'une célèbre épopée iranienne, Nâsir è Khosrav (m. vers 1077), écrit ses œuvres en persan.
La façon dont l'attitude traditionaliste se combine chez ces deux groupes avec des apports philoso-phiques ne peut être élucidée ici. On retiendra sur-tout qu'en élargissant la Tradition aux enseigne-ments des Imâms, les Chî'ites ont été amenés à pratiquer une lecture interprétative du Coran qui une large place à l'imaginaire et postule une philosophie du langage différente de celle qu'im-plique la lecture plus littéraliste des Sunnites. Cette importante opposition doit être reprise aujourd'hui dans la ligne des recherches linguistiques et sémio-tiques en cours .
Le troisième groupe chî'ite est celui des Zaydites établis dans le Tabaristân après 864, puis au Yémen après 897. Selon eux, 'Alî a été désigné par Muh'am-mad en raison de ses mérites personnels et non d'un ordre divin explicité dans un texte. En outre, ils se séparent des Imâmiens en soutenant que le cin-quième Imâm est non pas Muh'ammad al-Bâqir, mais son frère Zayd (d'où leur nom). Les Zaydites suivent volontiers les Mu'tazilites en théologie et les H'anafites pour le droit appliqué (furû').
Les Khârijites ont peu à peu perdu de l'impor-tance doctrinale et politique qu'ils ont eue sous les Umayyades. Leur subdivision en plusieurs sous-groupes (Azraqites, Najdites, Sufriya, 'Ajârida, Ibâdiyâ) atteste la vivacité de particularismes sociologiques qui ont cherché à se faire valoir dans les cadres nouveaux de l'Islam. Le cas des Mozabites en Algérie est très significatif à cet égard : sous le couvert d'une rigide profession de foi ibâdhite, ils ont réussi à perpétuer des structures socio-politiques, des modes d'échange et de représentation, des croyances typiquement berbères.
3. L'attitude rationaliste.
— Elle s'oppose à la précédente en ce qu'elle affirme la priorité métho-dologique et la primauté épistémologique de la Raison sur la Tradition. Précisons immédiatement que cette Raison souveraine s'attache obstinément à prouver que ses principes et ses conclusions sont en accord avec ceux du donné révélé. On peut dire que c'est là le problème central de la spéculation théologique et philosophique.
Deux courants de pensée représentent cette atti-tude : celui des Mu'tazilites (avec des réserves) et celui des Falâsifa. Parce qu'ils nourrissent une cer-taine contestation, les uns et les autres ont plus d'affinités avec les Chî'ites qu'avec les Sunnites.
Les Mu'tazilites occupent une position intermé-diaire entre les traditionalistes rationalisants et les Falâsifa qui sont à la pointe extrême de l'attitude rationaliste et laïcisante dans la pensée arabe. Par leur problématique et leur méthode de raisonne-ment, ils se rattachent aux Acb'arites. Mais ils affirment le primat de la raison même pour connaître Dieu. Voici comment un grand théoricien mu'tazi-lite, le cadi 'Abd al-Jabbâr, définit les postulats qui fondent la connaissance vraie dans son école :
« Tout cela rend nécessaire qu'on en revienne — au sujet de la signification probante du Coran — à la connaissance qu'on doit avoir du Très-Haut à l'aide de la démonstration par la raison : à savoir qu'il est Sage et ne saurait choisir d'accomplir le mal. Il faut savoir cela pour que soit correcte la preuve établie à l'aide du Coran sur tout ce dont il y est traité » (Mutachâbih al-Qur'ân, I, p. 3).
En clair, cela veut dire que la raison doit « con-naître Dieu dans tout ce qui est propre à son es-sence » (ibid., p. 30) pour que soit valide la démons-tration par la Parole de Dieu et celle de Son Envoyé qui a le même statut théologique « en ce qu'elle doit être déclarée indemne de mensonge et d'obscurité » (p. 33). L'argumentation va donc s'appuyer sur « les contraintes originaires de la langue et les témoi-gnages de la raison » (p. 19). On ne peut détailler ici les applications de cette méthode, ni ce qui la diffé-rencie de celle des Falâsifa. On notera seulement que la raison mu'tazilite prend en charge le donné révélé et se laisse conforter par lui, tandis que la raison philosophique ne recherche dans la Révélation que des démonstrations d'appoint. Attirons aussi l'attention sur l'intérêt d'une recherche sur les condi-tions socio-politiques qui ont provoqué l'éclipsé du courant mu'tazilite après le grammairien exé-gète Zamakhchârî (m. 1144) et Ibn Abî-1-H'adîd (m. 1258), auteur d'un volumineux commentaire du Nahj al-balâgha.
La pensée philosophique pendant la période clas-sique se développe selon trois tendances : la tendance émanatiste qui intègre une métaphysique aristo-télico-plato-nicienne à l'aide de la Théologie dite d'Aristote ; la tendance néo-pythagoricienne qui, avec les Ikhwân al-Safâ' surtout, accueille l'arith-métique, l'arithmologie, l'astrologie, la musique, le symbolisme alchimique des anciens Grecs ; la ten-dance aristotélicienne dont le plus fidèle représen-tant est Ibn Ruchd.
Il faut préciser, cependant, que ces tendances sont présentes sous forme de synthèse plus ou moins harmonieuse chez les principaux auteurs. Ainsi, Fârâbî et davantage encore Ibn Sînâ reprennent la métaphysique néo-platonicienne, la politique de Platon, la logique d'Aristote, l'éthique, la psycho-logie et la médecine de Galien. Entre ces deux penseurs dont l'influence sera grande même en Occident latin, se situe la génération d'Abû Sulay-mân dont l'activité se développe entre 950-1000. La philosophie utilise alors les cadres et les procédés de l'adab pour atteindre un public plus large que celui des « spécialistes ». Cette évolution s'opère grâce à Abu H'ayyân al-Tawh'îdî (m. vers 1023), « le philosophe des gens de lettres, le lettré des philosophes », Miskawayh (m. 1030), philosophe et historien, Abû-1-H'asan al-'Âmirî (m. 992), le vizir Ibn al-'Amîd (m. 970), Ibn HindÛ (m. 1019), Ibn Zur'a (m. 1008), élève du logicien Yah'ya b. 'Adî (m. 974). Retenant le vocabulaire technique indis-pensable, évitant les démonstrations trop abstraites, ces auteurs insistent sur la sagesse pratique. La visée commune est celle exprimée par Plotin dans la célèbre interrogation :
« Quel est l'art, ou quelle la méthode, ou quel l'exercice qui nous conduit en ce lieu vers lequel il faut cheminer ? »
II s'agit de s'élever vers l'Un en parcourant la voie ascendante à partir des éléments simples (terre, eau, air, feu), ou la voie descendante du flux émanateur qui traverse toute la création : dans les deux cas, le sage vérifie la stricte hiérarchie des êtres, l'Unité du Tout, l'interdépendance des sciences qui traitent des parties du Tout, la nécessité de se soumettre à une méthode pour intérioriser l'idée que le monde le comprend comme corps, mais que lui, comme esprit, il comprend le monde ; enfin, la vertu de l'exercice éthico-religieux et de l'art (poésie, récits symboliques comme chez Ibn Sînâ) pour amener l'âme au point où elle ne peut se retirer en soi sans y retrouver le monde, ni sortir de soi sans se retrou-ver dans le monde.
On voit donc que, par le biais de la métaphysique, la philosophie conserve une tendance mystique très marquée notamment chez Ibn Sînâ et l'école ichrâqî qui en est issue. Aussi, la rationalité positive est-elle plus nettement cultivée par les « scientifiques ». Sans doute, tous les philosophes sont-ils, à des degrés divers, ouverts aux nombreuses disciplines qui connaissent, à partir des IXe-Xe siècles, une grande faveur. Mais des spécialisations deviennent néces-saires, d'autant plus que les sciences d'observation requièrent une méthode expérimentale inconnue en philosophie. A cet égard, les chercheurs arabo-musulmans ont fait preuve d'une audace et de réussites que les historiens commencent à apprécier à leur juste valeur, bien que l'histoire des sciences et des techniques chez les Arabes reste un des domaines les moins bien connus.
On peut noter, cependant, que tous les secteurs du savoir ont su des animateurs. Les études linguis-tiques consacrent le triomphe de la méthode de Basra avec Al-Fârisî (m. 987), Al-Rummânî (m. 994), Al-Sîrâfî (m. 979) et son brillant élève Ibn Jinnî (m. 1002) ; la critique littéraire évolue en rapport avec la Rhétorique et la Poétique d'Aristote avec Qudâma (m. 948), Al-'Askarî (m. 1005), Ibn Rachîq (m. 1070)... ; l'histoire s'appuie sur les documents d'archives avec Al-Jahchiyârî (m. 942), Mis-kawayh avant l'ère des grandes compilations comme le Kâmil d'Ibn al-Athîr (m. 1234) ; la géographie devient plus concrète ('iyân) avec Muqaddasî, Ibn H'awqal, Idrîsî (m. 1166), Yaqût (m. 1229), al-Bakrî (m. 1184) ; les mathématiques (arithméti-que, algèbre, géométrie, trigonométrie) sont étudiées par Abû-1-Wafâ(m.997), 'Umar Khayyâm (m. 1131), Abû-1-Barakât (m. 1152) après l'illustre famille des Banû Mûsâ (ixe) ; l'optique par Ibn al-Haytham (m. 1039), l'astronomie par Abu Ma'char (m. 886), Al-Bitrûjî (m. 1204), Nâsir al-dîn al-Tûsî (m. 1274), Chîrâzî (m. 1311), Charaf al-dîn al-Tûsî (m. 1213), l'inventeur de l'astrolabe linéaire ; la mécanique, l'hydraulique, la physiognomonie, la zoologie, l'agri-culture, la pharmacologie, la chimie ont également des représentants qu'on ne peut citer faute de place. Bîrunî (m. 1048) a pratiqué plusieurs de ces disci-plines. Mention spéciale doit être faite de la méde-cine et de ses spécialités (gynécologie, diététique, toxicologie, ophtalmologie, dentisterie). Outre ses relations étroites avec la psychologie par le biais de la psychosomatique (cf. Arkoun, Traité d'Ethique, pp. 267 sq.), la médecine a été particulièrement en faveur, car elle permettait de se rapprocher des grands et des riches. Signalons les recherches d'Abû Bakr al-Râzî (m. 925), Al-Zahrâwî (m. 1013), Ibn Sînâ, Ibn al-Nafîs (m. 1288), dont la théorie sur la petite circulation du sang a eu le mérite de rompre avec les idées reçues depuis Galien.
Cette intense activité touche l'Andalousie et, par suite, l'Europe. L'attaque de Ghazâlî contre les Falâsifa traduit une crise de la conscience religieuse dans un climat socio-politique agité, mais elle ne met pas fin à l'attitude rationaliste. Celle-ci trouve des partisans de valeur parmi les Andalous comme Ibn Bâjja (m. 1138), Ibn Tufayl (m. 1185), le juif Ibn Maymûn (Maïmonide, m. 1204) et surtout Ibn Ruchd qui répond à la réfutation de Ghazâlî et développe une pensée personnelle sur les grands problèmes de la théologie (critiquée) et de la philo-sophie. Par l'intermédiaire de la théologie après Juwaynî, et même des commentaires coraniques — surtout celui de Fakhr al-dîn al-Râzî (m. 1210) — une culture philosophique arrive à s'imposer aux auteurs traditionalistes. Cependant, au moment où Ibn Ruchd donnait de nouvelles possibilités de développement à un réalisme critique de type aris-totélicien — apport qui fructifia uniquement en Occident chrétien —, Suhrawardî (m. 1191) assurait, en Orient, le succès de la philosophie illuminative (Ichrâq) recueillie et continuée par les penseurs iraniens. Pourquoi cet échec d'un côté, ce succès de l'autre ? La réponse à cette question permettrait de déchiffrer le destin de la philosophie en terre d'Islam.

4. L'attitude mystique.
— Ce déchiffrement ne peut se faire sans une évaluation exacte de l'attitude mystique et de son extension dans le monde islamisé. En tant que voie de réalisation spirituelle, discipline ascétique pour transformer radicalement le moi psychologique en un surmoi pouvant se hisser jus-qu'à 1' « union avec Dieu », le sufisme ne se confond ni avec l'attitude traditionaliste — les H'anbalites en ont condamné les formes extrêmes : affirmation extatique d'un H'allâj et pratiques confrériques —, ni avec la purification méthodique du sage. Pour-tant, traditionalistes et sages développent inévita-blement des tendances mystiques. C'est qu'il y a plusieurs formes de vie mystique que nous ne pou-vons aborder ici (cf. l'œuvre de L. Gardet).
Indiquons rapidement une ligne d'évolution. C'est Ghazâlî qui, après avoir passé en revue pour les rejeter, toutes les doctrines de Salut, retient la solution mystique. Pour « faire revivre les sciences religieuses », il reprend les enseignements et les expériences consignés dans des manuels classiques comme ceux de Sarrâj (m. 988), Kalâbâdhi (m. 998), Al-Makkî (m. 996), Quchayrî (m. 1073). De même les Andalous Ibn Sab'în (m. 1270) et Ibn 'Arabî (m. 1240) posent avec force le problème des rapports entre philosophie et mystique, connaissance savou-reuse (dhawq) et connaissance discursive, imagi-naire et rationnel, symbole et signe. Leurs œuvres restent encore inexplorées. Ibn Khaldûn lui-même n'échappera pas à l'attrait de la solution mystique.
Cette littérature classique diffère de celle des manuels que répandront plus tard les confréries. A l'aide d'un lexique technique très élaboré et de descriptions très fines, elle nous dévoile une psycho-logie involutive (tadmîn) ou cheminement vers l'intime (sirr), c'est-à-dire le niveau le plus profond de la nature humaine atteint par une traversée du niveau superficiel du paraître (zâhir) et du niveau intermédiaire du cœur (qalb). Il s'ensuit une oppo-sition dynamisante entre le 'aql = langage discur-sif / la charl'a = explicitation littérale de la Loi / la h'aqîqa = le Réel vrai visé par le mystique.
Ainsi, la pensée classique tire sa richesse et ses meilleures réussites de trois données complémen-taires : 1) un grand texte religieux qui ne cesse d'affirmer son actualité et son emprise sur les esprits dans les conjonctures les plus diverses ; 2) la confluence, dans la Cité arabo-islamique, de vieux courants culturels constitués en traditions vivaces et concurrentes ; 3) l'activation de la réflexion par les antagonistes socio-politiques entre les multiples groupes ethniques, d'une part, ces groupes et un Etat islamique centralisateur, d'autre part.
Les caprices ou les nécessités de l'histoire vont atténuer, voire éliminer le jeu simultané de ces trois facteurs. Il en résultera un assoupissement de la pensée arabe pendant plusieurs siècles.
N.B. — II convient de rappeler que, pendant la période classique, une pensée juive et une pensée chrétienne d'expres-sion arabe se sont également épanouies. L'une et l'autre ont utilisé les mêmes instruments intellectuels que la pensée arabo-islamique, pour élaborer, notamment, une théologie. Sur la pensée juive au Moyen Age, il suffit de renvoyer aux travaux bien connus de G. Vajda. La pensée chrétienne d'expression arabe n'est guère étudiée encore : cf. P. Sbath, Vingt traités philosophiques et apologétiques d'auteurs arabes chrétiens du IXe au XIVe siècle, Le Caire, 1929 ; G. Troupeau, La litté-rature arabe chrétienne du Xe au XIIe siècle, in Cahiers de Civi-lisation médiévale, 1971/1.

CHAPITRE IV
CONSERVATION, RUPTURES ET RÉSURGENCES
Ou peut considérer que l'espace mental de la pensée classique est entièrement constitué au XIIIe siècle. Sans représenter une coupure absolue, 1258 fournit un repère très significatif du point de vue de l'histoire politique et sociale. Cette année-là, les Mongols s'emparent de Bagdad et mettent fin à la fiction du califat abbâside. Un processus de différenciation commencé depuis longtemps entre un Islam iranien et un Islam arabe aboutit à une séparation : l'Islam chî'ite triomphe en Iran, l'Islam arabe est recueilli en Syrie et en Egypte par une dy-nastie d'esclaves affranchis, les Mamlûks (1250-1517). En Occident, l'Islam andalou se réfugie dans le royaume nasride de Grenade (1230-1492), tandis que les Mérinides au Maroc (1196-1465), les H'afsides en Ifriqiyâ (1228-1574) maintiennent tant bien que mal un Islam mâlikite rigoriste de plus en plus coupé de la pensée classique. Du XVIe au XIXe siècle, les Turcs ottomans prennent en charge, surtout politiquement, l'Islam arabe et méditerranéen.
On a coutume de décrire cette période sous le nom de déca-dence. En fait, il n'est légitime de parler de décadence que si l'on s'intéresse exclusivement aux grands « génies » créateurs et aux oeuvres « originales ». Mais, en histoire, il importe de demeurer attentif aux phénomènes de discontinuité autant qu'aux continuités. Or, pendant la période qui nous occupe, les faits de rupture et de résurgence sont tels qu'ils modifient les conditions d'exercice de la pensée arabe. Ces faits négatifs au regard d'une histoire-récit soucieuse d'illustrer la montée continue de la gloire nationale (cf. le traitement nationaliste de l'histoire dans le contexte de l'arabisme) méritent d'être étudiés autant que les efforts déployés par quelques esprits pour conserver certaines valeurs accumulées durant la phase d'épanouissement.
I. — Conservation des valeurs
L'activité de la pensée pour perpétuer certaines formes de vie intellectuelle se développe à trois ni-veaux correspondant à des groupes sociaux diffé-renciés :
1) Une minorité de kuttâb ou scribes indispen-sables à l'administration centrale et de clercs (udabà') plus soucieux de la sauvegarde de l'Etat dont dépendent les carrières que de recherche de la vérité, continuent à s'intéresser à l'adab. Ils trouvent les connaissances nécessaires à l'exercice de leur métier et aux exigences de la vie de cour dans de vastes encyclopédies. Celles ci rassemblent, classent, hiérarchisent, simplifient des textes sélectionnés dans les grandes œuvres classiques. Ces textes sont cités ou réutilisés dans une forme propre à l'anthologie. C'est le cas des ouvrages de Nuwayrî (m. 1332), Ibn Fadl Allah al 'Umarî (m. 1348), Qalqachandî (m. 1418). On n'y trouve ni une théologie, ni une philosophie, ni même une doctrine éthique tant soit peu systématisée. Mais, comme dans les anthologies de la période classique, un ordre implicite rigoureux commande les démarches et les choix de la pensée, ainsi que la forme des discours retenus, ou réécrits. Il est ainsi possible de fixer, à l'aide de ces encyclopé-dies, le contenu d'un humanisme arabo-musulman tel qu'il pouvait fonctionner dans les milieux citadins cultivés après le XIIIe siècle. Quels écarts cet huma-nisme manifeste-t-il par rapport à celui des élites homologues de la période classique ? Favorise-t-il, comme aux IIIe-IVe siècles de l'Hégire, l'attitude rationaliste, ou offre-t-il un simple système de sécurités à des sociétés coupées des courants exté-rieurs et plus ou moins repliées sur elles-mêmes ? Ces questions pourtant essentielles n'ont pas encore fait l'objet d'enquêtes scientifiques sérieuses. On notera, à titre d'exemple, la distance épistémolo-gique qui sépare le Livre des animaux de Jâh'iz de la Vie des animaux de Damîrî (m. 1405) : le premier travaille dans la ligne d'Aristote et fait preuve d'un sens critique, d'un souci de la vérification qui lui permettent de corriger des erreurs ; le second se contente de rassembler les connaissances déjà ac-quises dans des notices classées par ordre alphabé-tique. Tout en conservant un souci du concret dans la connaissance du monde et de la condition socio-politique des hommes, des géographes comme Ibn Battûta (m. 1377), des historiens comme Maqrîzî (m. 1442) et Maqqarî (m. 1632) restent sous la domi-nation des modèles classiques.
2) Le second niveau d'activité intellectuelle est celui des 'ulama1 — enseignants qui peuvent exercer en même temps une fonction officielle, notamment celle de cadi. Cette ligne est illustrée par une litté-rature de manuels, de commentaires et de gloses à l'intention des étudiants. Ceux-ci sont relativement nombreux puisque depuis le XIe siècle, avec le vizir seljoukide Nizâm al-Mulk (m. 1092), les institutions d'enseignement (médersas, khânqa en Egypte, zâ-wiya au Maghreb) se sont multipliées pour favoriser l'essor du sunnisme. Chacune des quatre grandes écoles sunnites a une (ou plusieurs) institution(s) en plus des grandes universités comme Al-Azhar au Caire, La Zitouna à Tunis, Qarawiyyîn à Fès. Il se perpétue ainsi une culture scolaire avec tout le dog-matisme, les simplifications, les choix arbitraires, les répétitions qu'elle implique. Du polymorphisme doctrinal qui caractérise la pensée classique, on retient quelques préambules philosophiques sur la logique, la nature et l'ontologie (pratique introduite par Juwaynî pour réfuter les Falâsifa et les Mu'tazi-lites ; continuée maintenant par imitation : taqlîd) ; puis les solutions ach'arites sur les divinalia (ilâ-hiyyât) et les thèmes traditionnels.
C'est ce qu'on peut vérifier dans l'œuvre d'Al-îjî (m. 1355), de Taftazânî (m. 1390), Al-Sanûsî (m. 1490)... Le même travail de réduction s'opère pour le fiqh : on confectionne des résumés si concentrés — comme celui de Khalîl b. Ish'âq (m. 1365) pour l'école mâlikite — qu'ils nécessitent des gloses infinies. Celles-ci sont doctement ressassées — comme pour les éléments de grammaire et de rhétorique — à des générations d'étudiants jusqu'au XXe siècle. Un polygraphe doué d'une rare puissance de synthèse, Al-Suyûtî (m. 1505), a laissé de nombreuses mono-graphies où triomphe un savoir filtré, sélectionné, rétros-pectif .
3) Le troisième niveau d'activité est représenté par les chefs de confréries religieuses (tarîqa) qui encadrent les masses populaires. Le chef fondateur de chaque confrérie s'impose par son savoir religieux, son sens politique, mais davantage encore par le charisme que lui reconnaissent aisément des popu-lations frustes, déshéritées, soumises aux aléas du climat, de l'épidémie, de la guerre. Ainsi, se sont multipliées des dynasties de marabouts qui ont donné une consécration « islamique » à des croyances, des institutions, des pratiques cultuelles et cultu-relles très diversifiées. Le chef charismatique nourrit l'espérance de tous en s'offrant comme l'intercesseur efficace auprès de Dieu et de Son Envoyé, ou comme un médiateur écouté à des partis en conflit. Grâce à lui, un sens de la vie spirituelle est diffusé et main-tenu, une possibilité de dépassement moral est offerte, des équilibres ethno-sociologiques sont réta-blis ou instaurés. En contrepartie, le renforcement des élans émotionnels par les rites et les célébrations collectives, les possibilités offertes à l'exercice de l'irrationnel, de l'imaginaire, de la catégorie affective du surnaturel ont fini par créer d'insurmontables résistances à l'intervention de la raison positive. Les conséquences néfastes de ce phénomène capital n'ont pas fini de s'exercer dans le inonde arabo-musulman contemporain.
Parmi les nombreuses confréries, on retiendra celles des Qâdiriyya disciples de 'Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1166) ; des Châdhiliyya fondée par Abû-1-H'asan al-Châdhili (m. 1258) ; des Badawiyya fondée par Ah'mad al-Badawî (m. 1276) ; des 'Isâtoiyya fondée par Muh'ammad b. 'Isâ al-Fihrî (m. 1524) ; des Sanûsiyya fondée par Muh'ammad Al-Sanûsî (m. 1859), etc.
4) Trois esprits relativement indépendants se détachent de l'ensemble des compilateurs et des pédagogues ; ils méritent une mention spéciale.
Ibn Khaldûn (m. 1406) n'a été redécouvert par les Arabes qu'au début du XXe siècle. Il a inspiré depuis quelques années plus de dissertations apologétiques que d'études sérieuses. En effet, il n'a pas échappé aux angoisses, aux nostalgies, aux limitations généralement ressenties par ses contemporains. La peste, les luttes intestines entre les dynasties maghrébines, la montée de la civilisation du désert ('umrân badawî) au détriment de la polis (madîna) dont l'idéal n'a cessé de hanter les esprits depuis 622, l'encerclement de l'Islam arabe par les forces étrangères : tout concourait à accentuer la précarité de l'existence notamment chez l'intellectuel. Mais, en raison même de cette conjoncture, Ibn Khaldûn fournit l'exemple précieux de ce qu'un esprit peut tirer de l'héritage culturel classique pour penser et dominer les problèmes de son temps. La Muqaddima n'est pas le produit aberrant d'un génie pros-pectif ; elle s'inscrit dans une continuité culturelle jalonnée par les œuvres des plus grands historiens, théologiens, philo-sophes déjà nommés. Elle utilise les postulats épistémiques d'un Islam sunnite plutôt mâlikite. Son apport vivant, son originalité sont dus à ce que l'auteur a voulu repenser toute une culture à l'aide du fameux 'iyân : cette connaissance posi-tive des hommes et des choses que confère une observation perspicace. C'est ce projet intellectuel partiellement réussi qui explique l'actualité grandissante d'Ibn Khaldûn dans le monde arabe.
Ibn Taymiyya (m. 1328) est un penseur h'anbalite qui atteste, de la même façon qu'Ibn Khaldûn, la vitalité de l'Islam sunnite intégriste fonctionnant comme un système de sécurités pour une société menacée de déstructuration. Avec d'autres militants de moindre envergure (Ibn al-Qayyim al-Jawziyya, m. 1350 ; Dhahabî, m. 1348 ; Ibn Kathîr, m. 1373), il a défendu, contre les empiétements étrangers et la revi-viscence des superstitions, les croyances et les valeurs éthico-politiques qui ont toujours assuré aux H'anbalites une large audience populaire. Son œuvre imposante inspirera le mouve-ment wahhâbite en Arabie à partir du XVIIIe siècle.
Lisân al-din Ibn al-Khatîb (m. 1374), jalousé par Ibn Khaldûn, est une des dernières figures attachantes de l'huma-nisme andalou cantonné à Grenade, son dernier refuge en Espagne. Fin lettré, brillant styliste, homme d'Etat malchan-ceux, historien vivant de la société et de la culture, il témoigne, dans le cadre enchanteur de l'Alhambra et du Généralife, d'une civilisation trop raffinée pour entreprendre de grandes actions historiques, ou seulement pour se protéger.
En Iran, on retiendra deux noms au moins de penseurs très féconds qui écrivent la partie impor-tante de leurs œuvres en arabe : Sayyed H'aydar Amolî (m. 1385), élève de 'Allâma H'fflî (m. 1326), disciple d'Ibn 'Arabî, opère la jonction entre le sûfisme et la philosophie chî'ite ; Mollâ Sadra (m. 1640), grand commentateur du Coran et puis-sant théoricien d'une gnoséologie privilégiant la conscience imaginative.

II. — Ruptures et résurgences
Ces deux concepts réfèrent à deux processus socio-culturels corrélatifs. Dans les sociétés arabo-isla-miques du XIIIe au XIXe siècle, on observe des rup-tures à l'égard du passé classique et des ruptures par rapport au monde environnant, notamment l'Eu-rope occidentale. On parlera de résurgence dans les seuls cas où les tendances rationalisantes et laïci-santes signalées au chapitre précédent sont affaiblies ou éliminées. Pour les populations paysannes, mon-tagnardes, nomades, il y a plutôt reviviscence de modes de pensée et de vie archaïques qui n'ont jamais été valablement entamés. Il importe de signaler brièvement ces phénomènes, car ils sont responsables d'un grave décalage entre monde arabe et monde occidental à tous les niveaux de l'existence historique.
1. Ruptures à l'égard du passé classique.
A) Rupture politique
. — Nous avons vu l'impor-tance de l'Imâmat dans le développement des pre-mières discussions théologiques. La présence d'un calife à la tête de l'Etat islamique a maintenu au moins le principe d'une Umma dirigée par un « successeur » du Prophète. C'est ce principe toujours affirmé jusqu'en 1258 qui a nourri la féconde contes-tation chî'ite et la recherche théorique de penseurs sunnites comme Mâwardi (m. 1064), auteur d'un célèbre traité de droit constitutionnel Avec la chute du califat, c'est donc un problème de fond qui dis-parait, ou se trouve tout au plus transposé dans de banales considérations éthico-politiques. Certes, les dynasties qui s'installent partout, s'efforcent de protéger l'Islam et même, parfois, de se forger une généalogie chérifienne ; mais elles inspirent, au plus, le zèle de quelques kuttâb et fuqaha' de second ordre. Un Ibn Khaldûn éprouve le besoin de les fuir pour aller méditer, dans la solitude, sur leur impuissance.

B) Rupture sociale
— La séparation de l'Islam iranien et de l'Islam arabe entraîne une modification du climat social dans les villes. Les tensions entre Chi'ites et Sunnites à Bagdad, les possibilités laissées aux minorités de s'exprimer dans les cadres de la culture arabe, n'étaient pas sans favoriser une diver-sité et une effervescence doctrinales. A Damas, au Caire, à Tunis, à Fès après le XIIIe siècle, les groupes sociaux deviennent relativement homogènes : ils communient dans une « orthodoxie » rigide pour se protéger contre « les ennemis de l'Islam ». En Syrie, par exemple, Ibn Taymiyya renoue avec l'intransi-geance d'Ibn H'anbal pour condamner à la fois les superstitions populaires et les courants de pensée libérale susceptibles de dissoudre l'Union sacrée des croyants. En outre, la réduction du rayonnement des villes dans les campagnes empêche le renouvel-lement des élites.

C) Rupture économique.
— C'est sans doute la plus décisive pour le rétrécissement des horizons de la pensée arabe. H faudrait évoquer ici le sort géné-ral du monde méditerranéen à partir des croisa des. Une évolution corrélative consacre le déclin des sociétés arabo-islamiques à mesure que s'affirme l'essor du commerce et de l'économie européens. Le sujet est si important que nous invitons le lecteurà se reporter aux travaux de Cl. Cahen, F. Braudel et M. Lombard notamment.

D) Rupture linguistique.
— Elle est liée aux pré-cédentes. Ibn Manzur (m. 1311), auteur d'un inesti-mable Thesaurus de la langue arabe, donne à son entreprise cette justification éloquente :
« Je n'ai en vue que la conservation des fondements de cette langue prophétique... Je constate, en effet, que, de nos jours, l'emploi de la langue arabe est considéré comme un vice. On écrit à qui mieux mieux dans les langues étrangères. Je l'ai construit (cet ouvrage) comme Noé a construit l'arche, sous les sarcasmes de son peuple. »
De fait, les Persans qui avaient joué un rôle de premier plan dans l'élaboration de la pensée clas-sique, écrivent de moins en moins en arabe; les Mongols et les Turcs diffusent des langues asia-tiques ; un juif converti au christianisme, Barhe-braeus (m. 1286), compose une œuvre riche en syriaque ; les multiples dialectes arabes et non arabes regagnent partout du terrain à mesure que recule la culture savante.
E) Rupture psychologique.
— Nous ne pouvons que suggérer ici une recherche neuve qui montrerait comment le merveilleux, le fantastique, le surna-turel, les vives émotions individuelles et collectives, l'angoisse, l'attente messianique, les visions eschato-logiques, etc., se substituent au rationalisme cri-tique, à la démarche expérimentale, à la curiosité scientifique, à l'audace philosophique, à une volonté d'agir sur le destin (cf. la révolte de Tawh'îdî, phénomène rare dans la pensée arabe ancienne) qui caractérisaient la vie intellectuelle pendant la phase conquérante. Ce chapitre de psychologie historique éclairerait bien des aspects des sociétés arabes contemporaines.
On comprend, dans ces conditions, que la philo-sophie et, plus généralement, tous les discours dissi-dents soient devenus inactuels dans la cité arabo-islamique tant du côté sunnite que du côté chi'ite.
Partout des ' Ulamâ' exercent une censure sévère sur tout ce qui ne répond pas aux définitions scolastiques de l'Ecole officielle (cf. mâlikisme au Maghreb), ou de la confrérie. En termes ethno-sociologiques, on dira qu'il y a ralentissement de la dialectique entre tradition et changement, conservatisme et mouve-ment, structure et histoire. On pourra dire aussi que les succès remportés par la solidarité fonctionnelle Etat centralisateur - écriture - religion officielle - langue et culture savantes sont remis en question par la résurgence et la reviviscence d'unités fonctionnelles opposées : sociétés polysegmentaires dont la survie et, éventuellement, l'hégémonie sont assurées par la solidarité agnatique ('asabiyya) - oralité - cultes et savoirs populaires - dialectes. L'étude de ces couples d'oppositions relève de l'histoire autant que de l'anthropologie politique et culturelle.
2. Ruptures par rapport au monde environnant. —
La méthode négative en histoire de la pensée con-siste à s'interroger sur l'impensé dans les cadres d'une pensée donnée. Après avoir consacré des siècles d'effort à la recherche du fondement (cf. ci-dessus), la pensée arabe connaît une « crise du principe ».
Or, « la crise du principe ne se révèle en son ampleur et en sa profondeur, qu'à la lumière de ce qui, sous le nom du prin-cipe, a décidé, à l'intérieur des philosophies et des théologies, de l'organisation du pensable » (S. Breton, Du principe, p. 10).
On voit l'immense perspective qui s'ouvre devant l'historien de la pensée arabe. Non seulement il faut approfondir l'examen critique — à peine amorcé ci-dessus — de toute la pensée classique, mais il faut mesurer l'impensé qui s'accumule du fait de l'avance continue de la pensée occidentale au mo-ment où l'intelligence arabo-islamique oublie ses propres conquêtes. Celles-ci étaient pourtant assez substantielles pour rendre accessibles les événe-ments intellectuels liés aux mouvements de la Réforme, de la Renaissance, de la philosophie des Lumières. Mais le discours arabe ne sait plus déve-lopper que quelques thèmes d'autofondation et une stratégie de refus à l'égard de tout ce qui ne s'in-tègre pas dans un ensemble socio-culturel tenu pour inaliénable et idéal. On est loin de l'accueil enthou-siaste fait à l'héritage grec. Il est vrai que « les Francs » se présentent comme des concurrents et des adversaires, non comme des humanistes. Ils sont donc rejetés comme des « infidèles » étrangers à l'éminente Vérité de l'Islam. Il faut ajouter que l'Etat ottoman s'interpose entre les sociétés arabes et les nations européennes : c'est lui qui, à partir du XVIe siècle, exerce la souveraineté intérieure et extérieure au nom de l'Islam. Il est malaisé d'ap-précier les conséquences intellectuelles, pour le monde arabe, de cette donnée. Quoi qu'il en soit, les posi-tions relatives du monde arabe et de l'Occident chrétien s'inversent progressivement : d'initiateur de la culture et de la civilisation, le premier devient un « Orient » obscur, décadent, en proie aux forces magiques et irrationnelles, « l'homme malade » dont on hâtera, à l'occasion, la mort pour s'approprier des positions stratégiques de première importance. C'est pourquoi on est fondé à parler d'une irruption de la modernité dans les sociétés arabo-islamiques à partir du XIXe siècle.

CHAPITRE V
L'IRRUPTION DE LA MODERNITÉ
Au début du XIXe siècle, les sociétés arabes sont devenues trop faibles pour demeurer plus longtemps à l'abri des entre-prises conquérantes de voisins en plein essor économique et culturel. Il est donc nécessaire de commencer par définir les nouvelles conditions d'exercice de la pensée arabe confrontée brutalement à la modernité ; on examinera ensuite les prin-cipales orientations de ce qu'il est convenu d'appeler la Nahd'a, ou Renaissance, puis la Thawra ou Révolution. Ces deux con-cepts clefs permettront de souligner l'unité épistémique de toute la phase envisagée, alors que les périodisations généra-lement admises s'imposent surtout d'un point de vue politique.
I. — Les nouvelles conditions d'exercice de la pensée arabe
Il suffira de rappeler quelques événements déter-minants et d'attirer l'attention sur quelques faits socio-culturels pour donner une première idée des difficultés qui se dressent devant tout intellectuel arabe.
Evénements politiques :

1798-1801 : Expédition de Bonaparte en Egypte; conquête militaire et exploration scientifique du pays.
1805-1845 : Méhémet Ali réussit à prendre le pouvoir en Egypte et inaugure une politique de réformes et d'indépen-dance.
1.830 : Débuts de la conquête de l'Algérie.
1876-1909 : Règne d'Abdûlhamid II dont l'autoritarisme pro-voque l'exil volontaire d'intellectuels libanais aux Amériques et en Egypte. La presse libanaise se réfugie au Caire.
1882 : L'Egypte BOUS tutelle britannique ; 1914 : Protectorat britannique remplaçant la suzeraineté ottomane.
1881 : Protectorat français en Tunisie.
1912 : Protectorat français au Maroc.
1916 : Accords Sykes-Picot sur le partage de l'Empire otto-man en zones d'influence anglaise, française et russe.
1917 : Déclaration Balfour ; 1920 : Mandat français sur la Syrie et le Liban ; britannique sur la Palestine et l'Irak.
1922 : Abolition du sultanat ottoman ; proclamation de la République turque.
1927 : L'Angleterre reconnaît l'indépendance de l'Arabien Séoudite et de l'Irak.
1936 : Fin de l'occupation militaire de l'Egypte sauf dans la zone du canal.
1945 : Création de la Ligue arabe.
1948 : Proclamation de l'Etat d'Israël.
1952-1954 : Abdication de Farouk ; Nasser devient chef de l'Etat égyptien.
1956 : Indépendance du Maroc et de la Tunisie ; expédition franco-britannique à Suez ; seconde guerre israélo-arabe.
1958 : Naissance de la R.A.U. (Union égypto-syrienne) ;
14 juillet : le général Kassem prend le pouvoir en Irak.
1962 : Indépendance de l'Algérie.
1967 : Guerre des Six jours ; « le désastre arabe » ; naissance de la République populaire du Sud-Yémen.
1969 (1er septembre) : Proclamation de la République de Libye.
1973 (octobre) : Demi-succès des années arabes sur Israël.
Faits socio-culturels :
1822 : Fondation de la première imprimerie arabe à Bûlâq (Egypte) ; parution du premier journal officiel : Al-Waqâ'ï al-misriyya (= Les événements d'Egypte) le 20 novembre 1828.
1860 : Fondation de l'Université américaine, puis en 1875 : Université jésuite (Saint-Joseph) à Beyrouth et collège Sadiki à Tunis; 1880 : Université d'Alger ; 1908 : ouverture d'une Université privée au Caire, transfor-mée en Université d'Etat en 1925 ; 1924 : Université syrienne qui devient Université de Damas en 1958 ; 1942 : Université d'Alexandrie ; 1950 : Université 'Ayn Chams au Caire ; 6 juin 1956 : Université de Bagdad ; 1960 : Université d'Alep ; 1957 : Université du roi Sa'ûd à Riyâd ; 1957 : Université Mohammed V à Rabat ; 1960 : Université de Tunis.
1826-1835 : Premières missions scolaires égyptiennes en France.
1835-1848 : Centralisation de l'activité de traduction en Egypte sous la direction de Rifâ'a Tahtâwî (m. 1873).
1840 : Traduction de la Bible au Liban ; 1904 : Traduction de L'Iliade par Sulaymân al-Bustânî.
1899 : Fondation du premier syndicat en Egypte dans l'in-dustrie de la cigarette.
1898 : Fondation de la National Bank d'Egypte; 1920 : Banque Misr ; 1947 : National Bank of Iraq devenue banque centrale en 1956.
1854-1863 : Règne de Sa'îd Pacha ; naissance de l'idéologie nationale égyptienne ; 1869 : idée moderne de patrie (watan) développée par Tahtâwî.
1925 : Ali Abd al-Râziq publie L'Islam et les bases du pouvoir ; 1926 : Taha Husayn publie La poésie antéislamique : les deux ouvrages sont condamnés par les 'Ulamâ' d'Al-Azhar en raison de leur option en faveur de la critique historique moderne.
1938 : Taha Husayn publie un ouvrage-programme sur L'ave-nir de la culture en Egypte.
1954 : La philosophie de la révolution par Nasser.
Mai 1962 : Présentation par Nasser de la Charte de la R.A.U.
1964 : La Charte d'Alger.
1967 : Guerre des Six Jours.
1er sept. 1969 : Proclamation de la République arabe de Libye.
Oct. 1973 : Demi-victoire syro-égyptienne sur Israël.
1976 : Charte nationale algérienne.

Cette simple énumération des événements mar-quants survenus dans le monde arabe depuis le début du XIXe siècle donne une idée de la difficile pénétration de la modernité dans des sociétés vouées depuis longtemps au traditionalisme le plus rigide. Mais, pour mieux rendre compte des processus complexes de cette pénétration, il faudrait engager une double enquête : d'une part, on suivrait, en Europe même, la genèse de la modernité en ayant soin de marquer les limites de celle qu'ont véhiculée « les bourgeois conquérants » ; d'autre part, on défi-nirait les cadres socio-culturels de la connaissance dans chaque pays conquis. Indiquons brièvement l'ampleur du problème.
Le schéma longtemps reçu, en Occident, pour introduire la notion de modernité, est celui d'une coupure entre une intel-ligibilité médiévale dominée par les dogmes, les superstitions, les constructions imaginaires et une intelligibilité moderne inaugurée par l'explosion « humaniste » de la Renaissance, les protestations de la Réforme, renforcée indéfiniment, ensuite, par la révolution copernicienne, la science galiléenne, le Cogito cartésien, la science positive, l'avènement d'un pouvoir spi-rituel laïc... Sans doute, ces événements sont-ils intervenus en dehors de la pensée arabe ; mais l'histoire des sciences n'a pas encore défini les liens réels entre cette première modernité européenne et les avancées rationalistes de la pensée arabe classique.
Plus impressionnante est l'explication de F. Braudel qui montre comment la modernité s'est développée « dans les cadres exclusifs de la civilisation occidentale » :
« Une explication matérialiste est évidente, écrit-il. L'essor économique sans précédent du XVIIIe siècle a soulevé le monde entier et l'Europe en est devenu le cœur impérieux. Vie maté-rielle et technique multiplient leurs demandes, leurs contraintes. Peu à peu une réponse, une collaboration se précisent. L'indus-trialisation... serait ainsi l'élément décisif, le moteur. Ce qui revient à expliquer une évidente spécificité occidentale — la science — par une non moins évidente spécificité occidentale — l'industrialisation. Ces deux originalités se feraient écho ; en tout cas, elles s'accompagnent » .
Ce raccourci explicatif est satisfaisant si l'on s'en tient à la constatation d'événements chronologiquement et géogra-phiquement localisables. Mais l'historien de la pensée a besoin d'approfondir l'analyse des rapports entre modernité maté-rielle et modernité intellectuelle. Sans nous engager dans une discussion délicate, on rappellera que l'industrialisation s'est, en fait, accompagnée d'une culture dite moderne qui sépare « sciences exactes » et sciences de l'homme, théorie et praxis au point de légitimer des manipulations économiques et poli-tiques par un discours humaniste abstrait. Cette ambivalence du concept de modernité a été dévoilée par les critiques conver-gentes de Marx, Nietzsche, Freud et fours nombreux disciples ; elle est au centre des discussions théoriques actuelles.
Du point de rue de la pensée arabe, cette mise en perspec-tive historique du concept de modernité tel qu'il a fonctionné entre 1800-19S0, est indispensable pour mieux rendre compte des audaces et des limites des œuvres. La chronologie qu'on vient de lire montre avec quels retards et quels obstacles, le monde arabe a vécu les principales tensions éducatives qui ont marqué, en Europe, l'apparition de ce qu'on peut nommer la modernité bourgeoise : formation du grand capital aux mains d'une bourgeoisie conquérante ; création de situations révolu-tionnaires par ta pression du machinisme, accroissement du monde ouvrier, accélération des cadences ; urbanisation ; lutte de classes ; concurrence internationale ; guerres impérialistes ; stylisation corrélative du discours ethnocentriste, nationaliste, scientiste diffusé par la culture scolaire et même universitaire. C'est d'abord sous les formes de la violence et de l'humanisme abstrait (cf. la « fausse conscience » dénoncée par les critiques occidentaux) que la pensée arabe découvre une « modernité » forgée en dehors d'elle et, partiellement, à ses dépens. Jus-qu'aux années 30, elle a été d'autant plus démunie devant le déferlement des « innovations » — régulièrement condamnées par les 'Ulamâ' — qu'elle ne disposait même pas des instru-ments intellectuels forgés par les penseurs classiques. A ce jour, on ne peut encore dire que le ressouxcement auprès de ces derniers est très avancé : nous verrons plus loin les tâches qui restent à entreprendre pour poser sous un jour nouveau le problème de la modernité. Il faut insister, en revanche, sur la permanence et la prédominance des Centres tradition-nels de transmission d'une pensée conservatrice : universités d'Al-Azhar en Egypte, de la Zitouna à Tunis, de Qarawiy-yîn à Fès, et, partout, des médersas et des zawiyas d'impor-tance variable. La culture diffusée dans ces institutions assure une survie factice à des schèmes désuets et sans lien avec la science triomphante en Europe.
On comprend, dans ces conditions, qu'hormis les heurts militaires, les premiers contacts avec les sociétés européennes aient suscité chez les Arabo-musulmans étonnement. admira-tion naïve, vive curiosité ainsi qu'en témoignent l'historien égyptien Al-Jabartî (m. 1825) et surtout Tahtâwî, premier défenseur efficace d'un modernisme libéral. Envoyé à Paris à la tête d'une mission scientifique en 1826, Tahtâwî consigne, dans un précieux journal de voyage, les réactions saines, vives, touchantes d'un musulman devant les signes les plus courants de la modernité matérielle : un lit élevé et confortable, des fourchettes, des couteaux, des assiettes et des verres indi-viduels pour manger à table, des femmes dévoilées qui cir-culent librement, une architecture merveilleuse, de l'ordre, de la propreté, de l'efficacité ! Ces notations prennent tout leur sens quand on les compare à celles, opposées, des voyageurs européens en terre d'Islam. Mais, chez Tahtâwî, elles nourris-sent une conviction et une résolution : il y a sûrement des vérités à apprendre auprès de ces chrétiens et il faut absolu-ment réintroduire le mouvement, la volonté d'entreprendre, la science dans la société musulmane ! Ainsi, des idées neuves s'énoncent pour la première fois en langue arabe : « que la patrie soit le lieu de notre commun bonheur que nous bâtirons par la liberté, la pensée et l'usine », écrit audacieusement notre voyageur. Et tandis que l'archevêque de Paris saluait la prise d'Alger en 1830 comme une « victoire de la chrétienté sur l'Is-lam » (ce qui donne une mesure de la modernité intellectuelle en Europe !), Tahtâwî uote plus positivement que « la guerre entre les Français et les Algériens n'était qu'une affaire pure-ment politique, des querelles de commerce et de transactions, des disputes et des polémiques nées de l'orgueil et de la morgue » .
Cette attitude qui mêle le vieil attachement de l'Islam pour le bien de la Communauté (maslah'a), le pragmatisme des premiers docteurs, le socialisme utopique, va se traduire diffé-remment à mesure que la « modernité » dévoile son autre face : la violence dominatrice et exploitatrice, assortie d'une littérature « orientaliste » destinée à faciliter psychologique-ment la pénétration coloniale et les entreprises missionnaires. Face à ce qu'ils nommeront plus tard « l'agression militaire et intellectuelle », les Arabo-musulmans se sentent de plus en plus en situation de faiblesse outragée. Une des premières manifes-tations « scientifiques » de l'outrage est la fameuse conférence de Renan sur « L'islamisme et la science » qui suscita une réfutation de Jamâl al-dîn al-Afghânî (m. 1897). Mais, d'une façon plus déterminante pour l'exercice de la pensée moderne, il faudrait montrer comment l'installation de colonies d'étran-gers soutenus par de riches métropoles, introduit dans les pays arabes une nouvelle dialectique sociale. Celle-ci comporte toutes les tensions décrites par M. Weber entre groupes com-munautaires / groupes sociétaires, autorité charismatique / sul-tan, chefs de confréries / autorité bureaucratique, organisation religieuse / organisation séculière, droit coutumier / droit ra-tionnel, culture mythique et mythologique / culture positive et positiviste, économie de subsistance / économie de produc-tion planifiée, etc. Loin d'atténuer ces tensions, les indépen-dances politiques récemment reconquises tendent plutôt à les exacerber. C'est ce qui permet de parler d'une continuité épistémique de la pensée arabe depuis le XIXe siècle jusqu'à nos jours. L'examen des thèmes de la Nahda et de la Thawra va nous permettre de vérifier que, sous une différence de ton, de vocabulaire et de syntaxe, les esprits continuent à fixer les mêmes horizons culturels, à buter contre les mêmes obstacles socio-économiques et politiques, à réaffirmer les mêmes convictions, notamment en ce qui touche la langue, l'histoire et la religion. Nahdha et Thawra sont deux concepts qui ren-voient à une idéologie de combat bien plus qu'à une pensée spéculative en quête de sens. L'un et l'autre recouvrent deux tâches complémentaires : 1) renouer avec l'Age d'or de l'Islam et la religion. Nahda et Thawra sont deux concepts qui ren-résister aux agressions militaires, diplomatiques, économiques et culturelles de l'Occident, tout en travaillant à intégrer dans la personnalité arabe, les apports « positifs » de la modernité. De la Nahda à la Thawra, ces deux objectifs deviennent plus pressants ; mais surtout les méthodes pour les atteindre chan-gent sur un point : on passe, notamment dans les pays gagnés aux méthodes socialistes, de l'action pédagogique, de l'esprit réformiste à l'action « révolutionnaire » contre l'impérialisme occidental et les archaïsmes locaux.
II. — Les orientations de la « Nadha »
Premier manuel du réformisme, la relation de voyage à Paris de Rifâ'a Tahtâwî (takhlîs al-ibrîz) esquisse déjà les thèmes essentiels de la Nahdha et justifie la notion de renaissance du dynamisme culturel arabe. Méhémet Ali favorisa la diffusion de l'ouvrage en 1834 et le fit traduire en turc : ce qui atteste le recul de l'arabe dans la classe dirigeante. Les détails les plus anodins et les problèmes les plus importants, retenus par le voyageur, renvoient à des situations précises de l'Egypte. La société fran-çaise, à la veille de la révolution de juillet 1830, révèle, par contraste, les défauts, les maux, les re-tards, les besoins de la société égyptienne. Ce pro-cessus psychologique se répétera régulièrement chez tous les arabo-musulmans qui découvrent pour la première fois, un milieu de vie occidental. C'est pourquoi la relation de voyage et l'autobiographie occupent, dans la littérature arabe contemporaine, une grande place. Après un séjour d'études, ou même un simple périple, chacun se sent une respon-sabilité d'éducateur à l'égard des siens : de la proche famille, de la communauté nationale et, plus géné-ralement, de tous les musulmans. C'est que chacun repense avec des moyens intellectuels différents, sa propre situation d'arabo-musulman sous le signe d'une inégalité d'autant plus insupportable qu'elle est jugée imméritée. Pourquoi ce retard, cette im-puissance de populations dépositaires de la Parole de Dieu, alors que des infidèles, demeurés sourds à l'ultime Révélation, ont réalisé des progrès si écla-tants dans l'ordre de la culture et de la civilisation ? Pourquoi ? Chez des esprits qui ne disposent, pour déchiffrer le monde et l'histoire, que d'une langue toute chargée de connotations sacrales, la question exprime une angoisse métaphysique et exige une réponse religieuse. Quoi ! Dieu n'a-t-il pas dit :
« La puissance appartient à Dieu, à Son Envoyé et aux Croyants » (LXIII, 8) et « C'est Lui qui a envoyé parmi les Gentils, un Apôtre issu d'eux pour leur communiquer Ses Signes, les purifier, leur enseigner le Livre et la Sagesse, eux qui, auparavant, étaient dans un égarement évident » (LXII, 2).
La Parole de Dieu ne peut être démentie par l'histoire ; les musulmans en ont sûrement perdu le sens : il faut déterminer quand, comment, pourquoi. Ainsi renaît l'attitude réformiste, cet Islâh' ou retour à la forme vraie, originaire de l'enseignement islamique. L'affirmation d'une Vérité transcendante, toujours apte — si les hommes savent la déchiffrer et en vivre — à ramener la marche de l'histoire sur la bonne Voie est le mythe le plus tenace, le plus efficace qui a effectivement permis à la conscience musulmane de surmonter toutes ses crises depuis 632. L'attitude réformiste domine toute l'activité intel-lectuelle arabe jusque vers 1950. Elle vise le même projet fondamental : redonner à la cité arabo-isla-mique une authenticité et un dynamisme qui lui permettent d'occuper dignement sa place dans le concert des nations modernes ; mais elle s'exprime dans deux langages et utilise deux méthodes qui s'opposent et convergent selon les conjonctures : un langage et une méthode traditionalistes, conser-vateurs ; un langage et une méthode modernistes. Cette différenciation exprime une distance socio-culturelle qui n'a cessé de s'étendre entre une mi-norité formée dans des universités et des établisse-ments modernes et une écrasante majorité qui ne peut recevoir qu'un enseignement traditionnel (980 pour 1000 en 1952, en Egypte, d'après une éva-luation de Bint al-Châti' qui observe justement : « Nous tous, appartenons à une génération à qui manque la contemporanéité culturelle et intellec-tuelle pendant la phase d'apprentissage, de forma-tion, des impressions reçues... »).
L'on comprend pourquoi, jusqu'au début du XXe siècle, la différenciation reste négligeable. Tahtâwî, bien qu'azharien, a trouvé d'emblée le ton, le style, la langue simples pour communiquer à un large public des idées et des sentiments nouveaux, habilement intégrés dans une démarche arabo-isla-mique. On est encore loin des concepts organisateurs et du discours grandiloquent de l'idéologie de combat ; avec un pragmatisme de pédagogue et d'homme d'action, l'auteur pose de solides pierres d'attente en introduisant les thèmes de l'amour de la patrie, de l'essor économique, de l'éducation ci-vique, de l'émancipation de la femme, de l'indis-pensable simplification de la grammaire et du style de l'arabe, de l'urgence des traductions scientifiques, de l'abandon des superstitions, etc.
Ce programme, qui demeure toujours d'actualité, est repris avec le même rationaKsme pragmatique par Muh'ammad 'Abduh (m. 1905), disciple d'Al-Afghânî avec qui il lance à Paris, en mars 1884, la revue Al-'Urwâ-l-wuthqâ (L'anse solide). Cette en-treprise éphémère lui révèle les aléas de la politique et le décide à se forger des armes plus solides en apprenant le français, en multipliant ses voyages à Paris, Londres, Alger, Tunis, en renouant avec les meilleurs textes de la pensée classique comme le Nahj al-balâgha et la Muqaddima (cf. supra, pp. 73 et 83). Il s'efforce de restaurer une réflexion théolo-gique dans un court Traité sur l'unicité de Dieu ; mais son objectif est de plus en plus la lutte contre le despotisme turc, l'apathie intellectuelle des musul-mans, l'ignorance. Il trace un programme de réforme de la justice, de l'enseignement, des institutions politiques en réappropriant aux notions modernes de parlement, d'opinion publique, d'utilité, de sépa-ration des pouvoirs des concepts islamiques comme chûrâ, ra'y, maslah'a, ijmâ' ... Son audace et son bon sens pratique triomphent dans des consultations juridiques célèbres sur le costume, la fructification du capital, les représentations figurées...
Des militants aussi fervents et éclairés travaillent dans le même sens. Abdallah al-Nadîm (m. 1896) définit une stratégie de lutte non violente contre la pénétration anglaise : cultiver la solidarité et la fierté nationales, renforcer l'économie locale, régé-nérer l'Islam en tant qu'idéal collectif de vie, l'arabe en tant que langue de culture ; Tantâwî Jawharî (m. 1941) lance une exégèse naïve, mais qui a le mérite d'attirer l'attention sur les découvertes scien-tifiques modernes ; Farîd Wajdî (1875-1954) inau-gure une littérature promise à un grand succès sur la défense et l'illustration de l'Islam, de l'arabe et des Arabes contre le courant occidentaliste ; Qâsim Amîn (m. 1908) se spécialise dans la défense de la femme. Mais c'est Rachîd Rîdha (m. 1935) qui recueille et développe le message réformiste de 'Abduh en fondant la revue Al-Manâr dès 1899. 11 fait preuve d'un esprit ouvert, mais plus dogma-tique, plus systématique que celui du « Maître ». Ses positions rappellent le rigorisme h'anbalite en matière d'orthodoxie. Cette même ligne réformiste est introduite en Algérie par Ibn Bâdis (1889-1940) animateur du Chihâb et Bachîr Ibrâhimi animateur d'Al-Basâ'ir ; en Tunisie par Tahar Ben Achour ; au Maroc par 'Allal al-Fâsî dont la pensée vigoureuse et agile dépasse les limites de l'Islam et du natio-nalisme marocains. On voit ainsi s'affirmer une relation étroite entre le succès de l'idéologie réfor-miste traditionaliste — les salafiyya, partisans d'un retour à la Norme ancestrale des pieux Anciens — et la pression croissante de l'Occident. L'association des 'Ulamâ' d'Algérie est fondée en mai 1931, un an après la célébration du Centenaire de la conquête ; en 1928, H'asan al-Bannâ' fonde, en Egypte, l'asso-ciation des Frères musulmans qui radicalisent les thèmes religieux des salafiyya et ne font aucune concession au modernisme. « L'Islam est dogme et culte, patrie et nationalité, religion et Etat, spiri-tualité et action, Qur'ân et sabre », énonce péremp-toirement Al-Bannâ'. Dangereux amalgame qui tue d'un même coup la raison scientifique et la Parole de Dieu ! Pourtant, c'est le discours des Frères qui mobilise le plus sûrement la sensibilité des masses, comme jadis et naguère celui des sermonnaires et conteurs populaires, des missionnaires ismaéliens, des saints locaux. Avant de parler de fanatisme aveugle et d'activisme forcené, il convient de per-cevoir les raisons d'une adéquation entre un mode d'expression, un contenu de pensée, une forme d'ac-tion et une situation psycho-sociale. C'est un fait, en effet, que pendant les années 30, en Egypte, un vaste public réclame et consomme avidement une littérature religieuse. C'est alors que des champions avérés du modernisme comme Tâhâ H'usayn, Hay-kal, 'Aqqâd... se mettent à célébrer « le génie » du Prophète et des Compagnons, les valeurs de Justice, de Fraternité, de Démocratie... de l'Islam. Ce revi-rement prouve que l'option rationaliste de la pensée arabe contemporaine demeure sujette aux retours offensifs de l'affectivité.
L'accentuation traditionaliste et intégriste du mouvement réformiste n'est pas seulement due à l'essor, dans les villes et les villages, d'une conscience populaire pour qui l'Islam règle la vie quotidienne sous les formes d'un culte, d'une éthique, d'une symbolique, d'une culture ; elle est également cor-rélative des hardiesses parfois prématurées ou mala-droites des occidentalistes. Les voyageurs et étu-diants qui revenaient de Londres ou de Paris se hâtaient d'introduire les modèles culturels, l'esprit scientifique de l'époque victorienne et de la IIIe Ré-publique. En outre, les Syro-libanais — notamment les chrétiens — s'engagent avec plus de détermina-tion encore que les Egyptiens, dans la voie occiden-tale pour lutter contre le despotisme ottoman. Les Yâzijî et les Bustânî ont ainsi accompli un travail linguistique et littéraire qui attire l'attention sur le problème crucial de l'arabisation ; les écrivains de l'exil (Mahjar) , comme Jabrân Khalîl Jabrân (1883-1931), ont acclimaté des thèmes romantiques qui s'accordent avec la sensibilité du lecteur arabe (nostalgie du pays natal, de la perfection perdue, révolte contre l'injustice, la privation...). Parallèle-ment aux revues réformistes, les Libanais lancent des périodiques dont certains vont assurer, pendant plus d'un demi-siècle, la présence d'un rationalisme militant. Butrus al-Bustânî (1819-1883) crée Al-Jinân qui paraît de 1870 à 1886 ; Ya'qûb Sarrûf (1852-1927) fonde Al-Muqtataf en 1876 à Beyrouth ; la publication en est poursuivie au Caire de 1888 à 1953 ; Jirjî Zaydân (1861-1914) lance Al Hilâl en 1892. Dans le climat libéral de la Nahda, les revues et journaux de toutes tendances se multi-plient et favorisent le développement de polémiques politico-religieuses, de controverses scientifiques, d'essais critiques et littéraires d'une grande portée éducative. On ne saurait exagérer ce rôle de la presse dans l'ouverture au monde extérieur, la trans-position d'un goût et d'une attitude intellectuelle typiques de la bourgeoisie occidentale. Les écrivains et les essayistes les plus en vue entre 1900-1950 ont été des journalistes au meilleur sens du terme. C'est là un trait distinctif de la Nahda par rapport à la Thawra : à partir de 1952, les organes de presse de la période précédente disparaissent un à un (cf. Al-Risâla lancée en 1933 ; Al-Balâgh en 1924 ; AU ' Usûr en 1927 ; Al-Majalla-l-jadîda en 1929, etc.). Avec Al-MuqtatafVaffirme une équipe particuliè-rement audacieuse. Chiblî Chumayyal (1860-1916), Salâma Mûsâ (m. 1958), Ismâ'il Mazhar se font les champions des idées évolutionnistes de Darwin et Spencer alors que le débat sur la science et la religion est à l'ordre du jour. Leur but est précisément de tracer une frontière nette entre la connaissance positive et le domaine du sacré. Farah' Antûn (1874-1922), animateur de la revue Al-Jâmi'a, ren-force ce courant en traduisant la Vie de Jésus de Renan. Il provoque une célèbre controverse avec 'Abduh sur l'Islam et le Christianisme. On a là un exemple des malentendus provoqués par la reprise trop naïve d'une culture dont on ignorait la véritable genèse historique et la fonction idéolo-gique. Après 1952, certains survivants feront une autocritique ; mais déjà, dans les années 30, une controverse s'est engagée à diverses occasions, sur les inconditionnels de l'occidentalisme et la recherche de « l'authenticité, de l'ancestralité » (asâla) arabo-islamique.
Tâhâ H'usayn lui-même n'a pas échappé aux polémiques nées de cette opposition. Grâce à sa longévité (1889-1973) et à une personnalité d'une rare richesse, il a pu édifier une œuvre qui rassemble à elle seule tous les thèmes de la Nahda. Forger une prose arabe simple et efficace ; imposer un style qui ne cède ni au purisme, ni au laxisme ; soumettre le legs du passé à un examen critique pour renouer avec l'oublié, dénoncer les travestissements, rétablir les justes perspectives historiques ; fonder un goût arabe à l'aide des grandes œuvres arabes classiques et des chefs-d'œuvre étrangers (penseurs et écrivains grecs anciens ; créateurs occidentaux) ; diffuser par l'instruction publique, un mode d'intelligibilité ra-tionnel qui élimine les superstitions, les répétitions pieuses, sans oblitérer la personnalité arabo-isla-mique : ce programme mesuré est développé inlas-sablement avec des concessions parfois trop marquées tantôt pour l'occidentalisme, tantôt pour l'émotion religieuse.
Ah'mad Amîn (1887-1954), auteur d'une histoire de l'Islam classique qui s'est vite imposée dans toutes les universités, Kurd 'Alî (1876-1953), fon-dateur de l'Académie de Damas, historien et es-sayiste, Al-'Aqqâd (1889-1964), poète, critique et historien, Al-Mâzinî (1890-1949), Zayyât (1885-1968), Zakî Mubârak (1891-1952), H'usayn Haykal (1888-1956), Mah'mûd Taymûr (1894-1973), Taw-fîq al-H'akîm (1898- ), Mikhâ'il Nu'ayme (1889- ), etc., ont tous servi, avec des talents divers, les mêmes objectifs que Tâhâ H'usayn. Us attestent l'unité et la fécondité d'une génération attachée avec sérieux, générosité de cœur et d'esprit, persévérance, à une œuvre de restauration et d'ins-tauration, de réhabilitation et d'habilitation, d'édu-cation et de diffusion. Voilà pourquoi il serait vain et injuste de vouloir séparer dans leurs travaux, littérature au sens d'écriture à visée esthétique et pensée à visée conceptualiste et théorique. Les ani-mateurs de la Nahda font penser à ceux de la philosophie des Lumières qu'ils ont d'ailleurs ad-mirés : tout en restant fidèles au goût classique, ils cherchaient à rendre accessibles au plus grand nombre les nouvelles conquêtes de l'esprit. Il fal-lait, pour cela, recourir à tous les genres, tous les cadres, tous les procédés d'expression : la mono-graphie crudité, la synthèse savante, l'article de vulgarisation ou de polémique, le dictionnaire, l'au-tobiographie, la nouvelle, le roman, la pièce de théâtre, l'éloquence politique et religieuse, l'essai moral et apologétique. L'écriture de la Nahda rap-pelle aussi celle de l'adab ancien : elle vise à instruire en séduisant, en ébranlant plus ou moins la sensi-bilité. La prédominance de celle-ci est soulignée par l'omniprésence et la puissance d'envoûtement que conservent, durant la période, la poésie et la musique. L'on comprend, dans ces conditions, comment la nécessité de relever, dans l'immédiat, les multiples défis de la modernité, a détourné la pensée arabe d'une tâche plus essentielle : lever les obstacles épistémologiques qui l'empêchent de dépasser, à la fois, les limites de l'intelligibilité arabo-islamique classique et celles de l'humanisme formel occiden-tal. Nous allons voir que la Thawra — autant qu'il est permis d'en juger présentement — accentue le divorce entre la pensée critique (toujours inactuelle dans certains domaines) et la pensée idéologique de la classe politique dont dépendent toutes les orienta-tions nationales.
III. — Les orientations de la « Thawra »
Le concept de thawra a servi dès le XIXe siècle à valoriser, dans le sens des « droits de l'Homme et du Citoyen », les révoltes syro-libanaises contre le régime ottoman, puis le mouvement dirigé par Ah'mad 'Arâbî en 1881, en Egypte. On a d'abord employé en arabe, les mots jumhûr, h'ukûma jum-hûriyya, 'âmmiyya (= république, Commune). En 1933, H. Haykal publie un recueil d'articles sous le titre Révolution de la littérature. Mais c'est à partir de la prise de pouvoir par les « Officiers libres », en Egypte (23 juillet 1952) que thawra reçoit un usage de plus en plus envahissant. Nasser lui-même a défini les lignes de force du concept dans sa célèbre Philosophie de la Révolution. L'opuscule définit l'orientation fondamentale d'une action politique qui va effectivement se traduire par d'éclatantes victoires et de graves échecs. Parallèlement aux péripéties historiques suscitées, conduites, ou subies par le Za'îm, puissamment orchestrées dans le monde arabe par les appareils de formation idéolo-gique, une autre expérience révolutionnaire d'ins-piration identique se déroule en Algérie. Après la guerre des six jours, la « révolution palestinienne » s'efforce de recueillir l'héritage positif du nassérisme triomphant et de la « révolution algérienne ». On parle volontiers, alors, de « révolution arabe ».
Peut-on parler pour autant, d'une pensée arabe révolutionnaire ? La question s'impose à tout obser-vateur du inonde arabe contemporain ; mais il est sans doute trop tôt pour proposer une réponse acceptable. Des évolutions spectaculaires sont en cours ; elles donnent lieu surtout à des descriptions rapides dans le cadre de « l'histoire immédiate ». Du point de vue de l'historien de la pensée, il convient de rappeler l'importance décisive que prennent, dans la phase de la Thawra, les conditionnements réci-proques entre langue, pensée et histoire. C'est que, pendant cette même période, la pensée occidentale a connu des mutations qui rejettent, dans l'histo-rique, le travail accompli au cours de la Nahda. La crise de civilisation qui, en Occident, accompagne la décolonisation et l'industrialisation accélérée, est aussi une crise de croissance : de ce fait, la distance entre la pensée arabe et la pensée occidentale s'est accrue d'autant plus que la première est presque entièrement mobilisée par les luttes politiques et les problèmes pratiques du développement. Or, si le développement est un phénomène social total, il est dangereux de différer trop longtemps une relecture critique de tout le passé arabo-islamique ancien et récent, à la lumière des exigences changeantes de la connaissance scientifique.
Que s'est-il passé, en effet, depuis 1950 ? Quel a été l'apport de la pensée à la « Révolution arabe » ?
Et, inversement, quelles sont les limites que le climat révolutionnaire a imposées à la pensée libre et gratuite, c'est-à-dire non pas désengagée, mais vouée à la recherche inconditionnelle du sens ?
1. Une idéologie de combat.
— L'idéologie exprime la façon dont une classe sociale, ou une communauté nationale, perçoit ses rapports avec ses conditions d'existence. Ce mode d'exercice de la pensée pré-domine dans les moments d'effervescence sociale et politique. Il a une fonction de masque et de dévoi-lement à la fois : il consiste, en effet, à réduire la complexité du réel historique, sociologique, psycho-logique à un ensemble de propositions plus ou moins cohérentes, destinées à mettre en valeur et à légiti-mer les objectifs d'une action collective. Il s'agit moins de saisir le réel objectif — comme s'y efforce la pensée scientifique — que de transformer des conditions d'existence jugées insupportables en conditions idéalisées pour être plus désirables.
La situation coloniale a favorisé partout, dans le monde arabe, l'expansion d'une idéologie de combat au détriment de la pensée scientifique. L'évolution atteint un seuil précisément vers 1950. Il se produit alors un changement d'équilibre entre les groupes sociaux. Dans les grandes villes favorisées par la colonisation, une infime « élite », cumulant le plus souvent les avantages de la classe possédante traditionnelle et ceux de la culture moderne, accepte avec plus ou moins de réserves d'entrer dans un système qu'elle espère démocratiser. Dans les villes traditionnelles (Fès, Tlemcen, Constantine, Le Caire, Damas...), la résistance à la pénétration étran-gère, au nom des valeurs arabo-islamiques, se mue en une revendication nationaliste lorsque la pau-périsation des masses villageoises et rurales, la près-sion démographique des couches urbaines en proie au désœuvrement fournissent les forces sociales indispensables à la lutte de libération. Isolés et bientôt discrédités, les réformistes occidentalistes doivent s'effacer ou rejoindre la bourgeoisie tradi-tionnelle pour encadrer les masses populaires mises en mouvement. Sincèrement ou tactiquement, la plupart ont préféré rebrousser chemin, car la pensée occidentale, telle que l'avaient assimilée et appliquée les hommes de la Nahda, révélait son incapacité à maîtriser les problèmes nés de la rencontre entre le phénomène colonial et les vieilles sociétés arabo-islamiques.
La lutte de libération nationale ne s'achève pas avec la reconquête de la souveraineté politique ; elle se prolonge dans l'effort de construction nationale de sorte que l'idéologie de combat — c'est-à-dire essentiellement Valliance sacrée entre toutes les classes sociales sous la direction d'une classe poli-tique issue partiellement des rangs des combat-tants — conserve sa priorité sur d'autres types d'exercice de la pensée. Les luttes sociales sont d'autant plus facilement différées que les classes en présence sont en voie de formation, ou de restruc-turation. En outre, la pression de l'impérialisme continue de s'exercer avec une telle évidence — plus politiquement (problème palestinien) qu'économi-quement désormais — qu'elle fournit aux discours officiels un thème toujours actuel et rentable.
Quel est le contenu de cette idéologie qui galva-nise tant d'énergies et comment fonctionne-t-elle ?
Les 'Ulama' d'Algérie avaient lancé un slogan significatif : « L'Islam est notre religion, l'arabe est notre langue, l'Algérie est notre patrie. » Cette formule résume parfaitement les aspirations per-manentes de tous les peuples qui se sentent arabes et musulmans. La Thawra, cependant, a tendance à mettre l'accent sur l'arabisme pour éviter la dis-persion de la vision panislamiste. Mais, en même temps, une identification abusive s'opère entre ara-bisme et Islam. Comme au temps de la chu'ûbiyya à Bagdad, on répète volontiers que Dieu a choisi de s'exprimer en arabe par l'intermédiaire d'un pro-phète arabe. Le legs culturel arabe (al-turâth) englobe l'Islam et constitue le bien commun de la Nation arabe. Un autre slogan célèbre proclame : « Une seule Nation arabe attachée à une mission éternelle. » Autrement dit, chaque pays arabe cons-titue une patrie historique qui ne peut atteindre sa plénitude qu'en partageant les préoccupations et les idéaux de la Nation arabe. Celle-ci est la patrie spirituelle, le lieu de ressourcement, le principe d'autofondation, le sujet de fierté, le ressort toujours tendu des volontés d'unification (cf. R.A.U. ; Egypte-Libye ; Grand Maghreb). Dans l'attente de l'unité souhaitée de façon latente par tous les Arabes et explicite par certains dirigeants, des convergences se produisent entre les « orientations nationales » retenues dans chaque patrie historique. Partout, l'arabisation est plus que jamais à l'ordre du jour ; il faut non seulement continuer l'œuvre de restau-ration et d'habilitation commencée par la Nahda (éditions de textes classiques, traductions, enseigne-ment, créations artistiques...), mais accentuer la défense de « l'authenticité », de la « spécificité » des valeurs arabo-islamiques contre « l'invasion intellec-tuelle » de l'Occident. Cette politique est mise en œuvre par les ministères de « l'enseignement ori-ginel », de « l'orientation nationale », de la culture, de l'information...
Dans cette perspective, la reviviscence d'un Islam populaire — au sens où l'on parle de démocratie populaire — avec la multiplication des mosquées, des associations de bienfaisance et même des confré-ries, doit être interprétée comme un facteur d'accé-lération de la formation idéologique. En effet, ces initiatives « religieuses » sont contrôlées par l'Etat : elles s'insèrent dans une pratique politico-écono-mique qui leur confère surtout une fonction sociale (aide aux déshérités, lieux de consolidation de la solidarité sociale, de l'engagement national) et psychologique (évacuation des angoisses, des peurs, des révoltes, des haines, des convoitises, des dévoue-ments... par le culte et le langage religieux). La littérature de même que quelques sondages de socio-logie religieuse, confirment ce détournement de la fonction proprement spirituelle de la religion vers une fonction séculière et idéologique. Il y a divorce entre la religiosité des masses encore sensibles à l'espérance eschatologique et la pensée laïcisée des intellectuels, si bien que la première ne reçoit guère — comme dans la période classique — son expres-sion adéquate. Tout au plus demande-t-on à l'Islam de servir de recours contre la dégradation des mœurs, l'imitation de l'Occident, les inévitables déséqui-libres qu'entraîne toute industrialisation sérieuse ; ou encore de légitimer les luttes contre l'impéria-lisme et l'adoption du socialisme. On a souvent noté l'insuffisance, voire l'absence d'une recherche théo-logique qui renoue avec l'âge où une vigoureuse pensée islamique soutenait de sa forte armature tous les niveaux de manifestation de la vie de la cité.
Tous les Arabo-musulmans ressentent la nécessité d'une telle recherche qui restaurerait un regard réellement islamique sur l'histoire présente et le devenir du monde. Mais les esprits capables de s'y atteler éprouvent le besoin tout aussi vital d'assi-miler les courants et les schèmes de pensée qui, croit-on, ont assuré les triomphes arrogants de l'Occident. Ainsi s'explique le prestige du modèle socialiste de développement défendu par Michel Aflaq — fondateur du parti Ba'th — dès 1946, puis par Nasser, les animateurs du F.L.N. algérien et, de façon plus éphémère, par Ben Salah en Tunisie. Il faudrait de longs développements pour montrer comment le concept de socialisme est devenu aussi envahissant que celui d'arabisme dans la pensée arabe actuelle. Retenons l'essentiel : l'acclimatation de la pensée socialiste dans des pays comme l'Irak, la Syrie, l'Algérie se poursuit simultanément à deux niveaux : celui de l'action économique et sociale en vue de transformer les structures de la société tradi-tionnelle ; celui de l'explication idéologique en vue de légitimer les transferts de propriété, les substi-tutions de valeurs nouvelles à des normes plus ou moins sacralisées par le temps. Les campagne? de formation des masses confiées aux étudiants, aux militants du parti, aux organes officiels d'informa-tion, implantent dans les esprits, des critères « posi-tifs » d'interprétation des faits humains : entendons une éthique de l'égalité de tous les citoyens dans la tâche de libération et de construction de la Nation arabe. Cette vision est élaborée à l'aide de proposi-tions simples, fonctionnelles, prélevées dans les écrits et les expériences socialistes les plus crédibles, corroborées par des exemples islamiques. Elle sou-lève d'autant plus aisément l'enthousiasme des masses qu'elle promet un Avenir de Justice à l'instar des vieux millénarismes et mahdismes qui ont en-fiévré jusqu'ici les consciences collectives. L'étude des socialismes arabes contemporains ne peut, en effet, rendre compte de la complexité des phéno-mènes engagés qu'en s'ouvrant à la problématique proposée par H. Desroches dans sa Sociologie de Vesperan.ce. Une telle recherche donnerait un éclai-rage utile à la praxis de plus en plus bouleversante imposée partout par la révolution agraire ou indus-trielle ; en outre, elle ouvrirait à la pensée arabe des perspectives nouvelles sur les méthodes et les moyens qui permettraient de mieux articuler l'iné-vitable recours à l'idéologie et les droits impres-criptibles de la pensée critique.
Pour mieux définir les droits et les tâches de la pensée arabe contemporaine, il est nécessaire de comprendre, au préalable, comment fonctionne l'idéologie de combat. Celle-ci ne se réduit pas à l'expansion de schèmes socialistes de stricte obé-dience ; même dans les régimes qui restent attachés à la monarchie (Arabie, Jordanie, Maroc) ou se réclament d'un certain libéralisme (Liban, Tunisie), un socialisme diffus s'impose à la pensée des jeunes et des masses laborieuses. Les différences portent surtout sur la structure des organismes de décision et de direction, ainsi que sur l'intensité de l'affir-mation révolutionnaire. Partout, les acteurs idéo-logiques font partie de la classe politique où se recrutent — à quelques exceptions près — les membres de la classe dirigeante : ministres, anima-teurs du bureau politique, du conseil de la révolution, du parti ; titulaires des grands services de l'exécutif, ossature des rédactions de la presse écrite et parlée. Un homme incarne généralement le pouvoir d'ins-tance ultime : il s'agit de chefs héréditaires (rois) ou « historiques », porteurs de valeurs traditionnelles et sûrs de traduire les aspirations permanentes des masses populaires. Pour exercer sa compétence-droit de regard et sa compétence-décision, la classe diri-geante fait place à la compétence-savoir de quelques intellectuels qui se muent, alors, en technocrates sans adhérer forcément à tous les postulats de l'idéo-logie officielle. Ainsi se tissent des liens de solidarité entre tous les appareils d'encadrement des masses : militants chargés de la formation politique et du maintien de la rectitude idéologique, police, armée, administration, intellectuels intégrés. La diffusion de l'idéologie se poursuit non seulement à l'aide des mass média, mais aussi à l'occasion des célébrations, des commémorations, des rassemblements politiques ou religieux, des inaugurations, etc. Il n'y a pas encore d'enquête précise qui permette d'évaluer à quel point l'usine, le local syndical, la cellule du parti, la caserne remplacent ou concurrencent les lieux traditionnels d'échanges et d'élaboration de l'opinion publique : mosquée, souk, café, place du village... Dans les deux cas, cependant, on assiste à une transformation radicale des rapports entre culture savante et culture populaire. Nous avons vu comment la pensée classique enseignait avec cons-tance la nécessité de tenir les masses à l'écart des recherches intellectuelles réservées à « l'élite ». La situation contemporaine se caractérise, au contraire, par la confluence de deux niveaux de culture dans un même langage idéologique : la culture populaire s'éloigne de ses modes de réalisation mythique, tandis que la culture savante renonce aux approfon-dissements du sens (cf. pensée classique) pour mieux accompagner les luttes d'émancipation.
Ce primat de la pensée engagée dans l'histoire vécue par les collectivités, s'affirme non seulement dans les essais, mais davantage encore dans la litté-rature : la nouvelle poésie, le roman, le théâtre et — avec moins de réussites — le cinéma expriment l'angoisse, l'impatience, le mal de vivre, l'irrépres-sible révolte, les refus, les exigences... exacerbés partout par la conjonction de deux nécessités : il faut maintenir l'Union sacrée de tous les citoyens pour poursuivre l'œuvre de libération (cf. l'impact considérable du problème palestinien sur toute la conscience arabe) et de construction nationales ; mais, simultanément, il faut intensifier la lutte contre les structures socio-économiques désuètes et des tabous insupportables (cf. notamment l'im-mense problème de l'émancipation des femmes).
Devant cet enchevêtrement des difficultés, les sommations accumulées d'un monde en crise de civilisation et de sociétés arabo-islamiques ébran-lées jusque dans leurs fondements les plus fermes, l'opinion publique réclame des solutions arabes et islamiques. Voilà pourquoi les concepts clefs de-meurent l'authenticité (Al-Asâla : titre d'une revue publiée par le ministère algérien des Affaires reli-gieuses), la spécificité des situations nationales et, plus généralement, de la Nation arabe. Pour conser-ver une large audience, les militants marxistes sont contraints de soumettre leurs postulats philoso-phiques et leur langage internationaliste à des im-pératifs conjoncturels et locaux. Les réactions sus-citées par les écrits — au demeurant fort mala-droits — d'un Sâdiq al-'Azm prouvent à quel point il est dangereux de vouloir casser — sous prétexte de libération — les ressorts affectifs de l'âme collective. Des fragments de la pensée marxiste parviennent à s'insérer dans l'écriture arabe tant littéraire qu'idéologique ; mais il reste périlleux de s'affirmer ouvertement marxiste face aux courants socio-culturellement très puissants qui imposent partout une expression intégriste de l'Islam. Plu-sieurs facteurs expliquent la suprématie grandis-sante du discours islamique : signalons la nécessité d'encadrer idéologiquement des multitudes humaines qui ne peuvent interpréter leur existence hors des formes a priori de la sensibilité et de l'intelligibilité islamiques ; l'irrépressible volonté des Arabo-Musul-mans de retrouver leur gloire passée ; la conjonc-tion actuelle du phénomène des pétrodollars et du vieux désir, alimenté par les religions révélées, de répandre, dans le monde, la vérité divine.
Il faudrait citer ici tous les essayistes, les prédi-cateurs, les enseignants qui participent à des degrés et avec des compétences variées, à l'élaboration d'une vision arabo-islamique de l'histoire et du monde. C'est dire que, pour rassembler les fragments constitutifs de cette vision, il faut s'adresser aux essais, aux manuels scolaires, aux discours officiels, aux chartes-programmes (cf. charte de l'Union so-cialiste égyptienne ; charte du F.L.N. algérien, etc.), aux journaux, aux revues. Parmi celles-ci, mention-nons : Al-Hilâl qui bat le record de la longévité, Al-Talî'a, Al-Majalla, Al-Adâb, Al-Mawâqîf, Al-Ma'rifa, Souffles, Al-Fikr, Al-Hidâya, Al-Asâla, Al-Thaqâfa, Àl-Aqlâm, etc.
Décrire avec sérénité, comme on vient de le faire, les conditions d'exercice, les postulats et les thèmes de la pensée arabe actuelle, ne suffit pas à faire pressentir les richesses latentes non encore expri-mées, ou insuffisamment exploitées de cette pensée. Il reste donc à se demander jusqu'à quel point l'emprise de l'idéologie officielle limite les droits d'une pensée critique et la détourne de ses tâches primordiales.
2. Les droits et les tâches d'une pensée arabe critique.
— L'indéniable vitalité de la pensée arabe actuelle ne doit pas dissimuler de graves insuffi-sances et de réels dangers. Il faut bien comprendre, en effet, que les idéologies modernes tendent à prendre le relais des religions traditionnelles puis-qu'elles revendiquent non seulement le monopole du discours vrai sur l'homme, mais la capacité d'en-gager le destin historique de l'humanité en liant strictement théorie et praxis. H ne suffit pas d'op-poser — comme le font bien des essayistes — un Islam « authentique », une arabité « spécifique » au marxisme athée : une telle distinction est sans doute rentable tant qu'on s'en tient au niveau des cam-pagnes d'explication idéologique ; mais elle est irre-cevable du point de vue de l'investigation philo-sophique.
On ne peut même pas dire que les sociétés arabo-islamiques vivent une phase historique spécifique : tous les problèmes qu'elles affrontent avec une intensité accrue depuis les années 50, ont été déjà posés, vécus et le sont encore dans les sociétés occi-dentales dont bien des analystes oublient qu'elles ont été, elles aussi, chrétiennes, paysannes, monta-gnardes, traditionalistes, attardées, etc. Cela veut dire que, s'il y a des décalages historiques évidents entre les deux types de société, si on trouve de part et d'autre des structures socio-économiques, des rythmes d'évolution et des univers sémantiques dif-férents, la question des droits et des tâches de la pensée critique est fondamentalement la même. Une pensée critique arabe doit conquérir ses droits et imposer ses démarches par une lutte appropriée tout comme cela s'est produit, en Occident, et de façon continue, depuis le XVIe siècle.
Conquérir ses droits ne veut nullement dire pra-tiquer une contestation systématique de l'idéologie officielle, ou du legs culturel ancien ; il s'agit plutôt de dépasser le climat où les autocensures et les conformismes font plus de tort que la censure orga-nisée. L'entreprise est malaisée, car le discours cri-tique est forcément anticipateur, donc non fonc-tionnel tant que prédominent des cadres socio-culturels archaïques de la connaissance. La pensée idéologique jouit ici d'un avantage considérable sur la pensée critique ; mais il y a là une raison supplé-mentaire de montrer que si l'idéologie de combat remplit une fonction psycho-sociale indispensable, elle ignore — quand elle ne dénature pas — la fonction cognitive.
Des voix arabes commencent à se faire entendre dans le sens que nous indiquons : nous pensons sur-tout aux historiens qui appliquent au passé arabo-islamique les règles modernes de l'investigation historique. Mais le nombre de chercheurs vraiment libérés de « la thématique historico-transcendantale » (cf. usage des concepts d'origine, genèse, évolution, influence, tradition, sens, génie, etc.) demeure insuf-fisant si l'on considère l'ampleur et la complexité des domaines qui restent à explorer. Il y a surtout que des disciplines, comme la linguistique, la socio-logie, la psychologie, l'ethnologie, l'anthropologie qui ont modifié le regard de l'historien et élargi ses curiosités, commencent seulement à être pratiquées en langue arabe. Et l'on entend déjà objecter que ces sciences, élaborées en terrain occidental, im-posent des problématiques étrangères à l'exemple arabo-islamique ! On peut effectivement déplorer des essais d'application maladroits ; mais les erre-ments sont inévitables tant que les enseignements secondaire et supérieur feront prévaloir les postu-lats théologiques ou idéologiques sur les exigences de l'épistémologie critique.
La place nous manque pour décrire ici avec pré-cision les tâches pratiques qu'implique pour une pensée arabe critique, le nécessaire dépassement de l'idéologie de combat. Nous rappellerons seulement les orientations principales qui commencent à rete-nir l'attention.
Le Coran est le point de départ obligé de toute reprise critique du passé arabo-islamique. Ce recours se justifie, certes, d'un point de vue musulman ; mais il s'impose davantage du point de vue de l'his-torien qui cherche à comprendre la formation de l'univers islamique et du philosophe qui réintroduit l'éternelle question du sens à la lumière des conditions nouvelles de l'existence humaine. On ne peut s'en tenir, en effet, aujourd'hui, à la pieuse répétition des « vérités » révélées en Arabie au VIIe siècle et présentées, depuis, comme à ta fois définissables, utilisables et transcendantes. On a vu comment le fait coranique s'est mué en fait islamique dont l'im-portance politique, sociale, économique, culturelle n'a cessé de s'affirmer jusqu'à nos jours. Dès lors, le problème nouveau pour la pensée arabe est celui de l'historicité de la Vérité révélée, ou, si l'on veut, celui de l'interaction depuis 622 entre Révélation, Vérité et Histoire. Problème inévitable comme le prouve l'exemple de la pensée chrétienne qui com-mence seulement, il est vrai, à prendre au sérieux la critique philosophique d'un Nietzsche .
S'ouvrir à une telle problématique, c'est traiter la langue, l'histoire et la religion comme des lieux (topoi) privilégiés d'une philosophie arabe moderne, alors que ces trois instances de l'existence humaine sont plus que jamais utilisées par l'idéologie offi-cielle comme de simples forces de rassemblement. Plusieurs thèmes se proposent, alors, à l'investiga-tion historique qui doit toujours précéder — pour la conforter à l'aide de ses résultats — la réflexion philosophique. On énumérera sans ordre précis, les suivants : Quel a été le rapport de la conscience arabo-islamique au langage ? Y a-t-il eu, comme dans le logos grec, indivision entre pensée et langue, ou, au contraire, comme en Occident après Des-cartes, séparation entre le sujet pensant, le Cogito pur avec les « idées innées » et les choses extérieures désignées dans le langage ? Compte tenu de toutes les discussions des penseurs classiques sur la philo-sophie du langage (cf. Coran créé / incréé ; introduc-tions aux traités d'UsûI al-fiqh, grammairiens), d'une part, des horizons nouveaux ouverts par la linguistique actuelle, d'autre part, comment doit se poser le problème du sens, de son expression, de sa transmission, de ses transformations ?
Quels sont les paradigmes existentiaux (= les cadres d'existence qui s'imposent à la conscience comme nécessaires et idéaux, organisateurs d'une conduite par laquelle l'homme justifie qu'il a été créé à l'image de Dieu) introduits par le Coran ? Comment se situent historiquement ces paradigmes par rapport à ceux de la Bible, des Evangiles, de la philosophie grecque, des autres religions ; anthro-pologiquement par rapport aux situations limites de la condition humaine qui est psycho-biologique (vie, pensée, mort), historique (société, politique, éco-nomie), langagière (réel, expression, communica-tion) ; philosophiquement dans la perspective de l'effort exténuant et jamais achevé pour expliquer (donc réduire) l'écart entre l'existence vécue (le mal, la culpabilité, l'échec, l'irréversible...) et l'existence rêvée (l'amour, le pur, l'innocence, le Désir d'éter-nité, la nostalgie de l'Etre...) ? Quelle est l'histoire précise des paradigmes coraniques de l'existence : la parole prophétique ; l'Economie du Salut ; moi / toi (mon prochain) / Toi (Dieu) / lui (le monde, l'autre non reconnu, non intégré comme acteur soli-daire de mon histoire : cf. le traitement des « infi-dèles ») ; la création ; la légitimité ou commande-ment et liberté ; l'Autre Vie ou la Différence, etc. ? L'historiographie même moderne s'est intéressée jusqu'ici à l'histoire de surface, celle des « perfor-mances » politiques, économiques et culturelles ; elle commence seulement à considérer le devenir des structures profondes des consciences individuelles et collectives. C'est dire qu'ici la pensée arabe n'est guère devancée par la pensée occidentale : l'une et l'autre font, grâce à la pression de l'histoire, la cruelle découverte de leurs limites tant qu'elles pré-tendaient orgueilleusement, dogmatiquement (cf. les systèmes théologiques, ou la science positiviste) avoir le monopole de la Vérité ultime, universelle. Les théologies traditionnelles se sont développées comme des systèmes culturels d'exclusion, des stra-tégies de refus de tout ce qui est étranger à la Communauté (Eglise, Umma). Elles ont ainsi créé des obstacles épistémologiques qui rendaient impen-sables tous les problèmes libérés, aujourd'hui, par la pensée critique. Jusqu'à ce jour, les pensées juive, chrétienne, musulmane n'ont pas problématisé le phénomène de la révélation au-delà de leur clôture propre. L'exclusion réciproque de ces trois « tradi-tions vivantes » a des conséquences jusque dans la pratique scientifique la plus récente : on note, en effet, une tranquille ignorance de l'exemple isla-mique dans la littérature pourtant foisonnante sur la religion, l'histoire, le langage, l'art . C'est pour-quoi les intellectuels arabes qui font confiance à cette littérature, ou ceux qui la négligent totalement, commettent la même erreur : ils omettent de sou-mettre les problématiques des sciences humaines à l'épreuve de l'exemple arabo-islamique et, inverse-ment, d'appliquer à celui-ci toutes les méthodes validées par la recherche.
Si la pensée arabe en est arrivée au stade où de telles interrogations ne peuvent plus être éludées, c'est qu'elle a parcouru en un siècle environ, un chemin appréciable dans la découverte de la moder-nité. On ne peut équitablement parler de son retard sans tenir compte des désillusions qu'elle cumule au moment où elle a le plus besoin de confiance en elle-même : comme la pensée chrétienne, elle doit accepter le cheminement inverse de celui qui, pen-dant des siècles, à érigé en essences transcendantales des réalités transitoires ; comme la pensée profane, elle doit affronter l'homme dans sa positivité sans renoncer à développer les grands débats ouverts par le phénomène coranique.

CONCLUSION
Trop de problèmes restent encore à poser, trop d'oeuvres demeurent mal éditées, ou inédites, donc mal ou pas du tout étudiées pour qu'il soit possible de risquer un jugement d'en-semble sur la pensée arabe. Quoique trop rapide, notre survol a permis d'attirer l'attention sur les faits suivants :
1) La pensée arabe a eu, avec le Coran, un départ fulgurant. Le Livre a ouvert des horizons si vastes, introduit des thèmes si denses, utilisé des moyens d'expression si exceptionnels qu'aujourd'hui encore il offre aux penseurs et aux chercheurs scientifiques d'inépuisables sujets à exploiter.
2) L'expansion du fait islamique n'a réussi nulle part— pas même en Arabie — à éliminer totalement les réalités propres aux univers pré-coraniques. Il importe donc, dans chaque cas, de définir les modes particuliers d'articulation des faits locaux et du fait islamique lui-même ouvert à divers apports extérieurs.
3) La pieuse concentration des esprits sur les deux Sources-Modèles (Coran et Conduite exemplaire du Prophète) a donné naissance, pendant les siècles d'élaboration, à une pratique cognitive proprement arabo-islamique (histoire, grammaire, philologie, critique du h'adîth, fiqh, Usûl, herméneutique, lan-gage mystique). Cette pratique d'abord attentive à l'action, au geste, à la parole, au témoignage, s'est très vite laissé gagner par les procédés de la pensée grecque surtout dans sa forme hellénistique : privilège de l'écrit, du conceptualisme, de la définition, des catégories, du raisonnement déductif... DuVIIIe au Xe siècle, la pensée arabe acquiert les principaux carac-tères et explore les grands problèmes communs à l'aire cultu-relle gréco-sémitique. Il est donc faux de rejeter cette pensée dans un « Orient » totalement distinct de « l'Occident », comme le laisse encore croire une histoire tronquée « des progrès de la conscience occidentale ».
Après une période de vive compétition entre « sciences religieuses » et « sciences rationnelles », la pensée arabe donne naissance à deux tendances nettement différenciées : une ten-dance rationaliste brillamment illustrée par Ibn Ruchd, re-cueillie et continuée par l'Occident ; une tendance plus ouverte aux puissances créatrices de l'imaginaire qui s'épanouit surtout « en Islam iranien ». Cette séparation a des causes historiques et sociologiques non encore élucidées ; plus fondamentalement, elle réfère à la vieille compétition (depuis au moins Aristote) entre muthos et logos, imagination et raison, donc à l'éclate-ment d'une conscience indivise : ce qui justifie, aujourd'hui, les efforts en vue d'un remembrement de la conscience.
5) A partir du XIe siècle, les premières manifestations de la puissance européenne (croisades, commerce italien, reconquête espagnole) commencent à modifier les rapports de force éco-nomique et stratégique avec le monde arabe dont le destin est largement lié à celui du monde méditerranéen. Il importe de retracer avec soin une évolution corrélative qui s'est traduite, d'un côté, par une expansion continue sur tous les plans, de l'autre, par une grave dépression et des discontinuités qui n'ont pas eu la même ampleur dans tous les secteurs de l'existence sociale. La notion de « décadence » de l'Islam arabe doit être révisée dans ce sens.
6) Le phénomène colonial a renforcé les facteurs de dis-continuité notamment sur le plan de la pensée, aggravé les déséquilibres psycho-socio-économiques, exacerbé les tensions entre tradition et modernité sans fournir, en compensation, une pensée capable de surmonter ou seulement d'interpréter correctement les crises nées d'affrontements inégaux. La pensée occidentale sûre d'elle-même, impérieuse, conquérante, ne reconnaîtra ses faiblesses et ne procédera à des rectifications qu'avec le triomphe des luttes de libération.
7) Après la reconquête des souverainetés nationales, la pensée arabe aborde la difficile tâche de libération intellectuelle et culturelle, tâche inséparable de la promotion d'une éco-nomie moderne. Mais, en plus du problème palestinien qui continue de mobiliser beaucoup de ressources matérielles et d'énergies humaines, la pensée critique se heurte, dans chaque pays, à un ordre d'urgence des difficultés à surmonter : conso-lidation de l'Etat, sauvegarde de l'unité nationale, analpha-bétisme, pression démographique, promotion sociale des déshé-rités, contrôle des processus d'acculturation pour préserver l'« authenticité » de la personnalité arabo-islamique, etc. Et il faut faire face à ces situations nationales en une phase de crise généralisée de civilisation : la crédibilité de la science elle-même baisse à mesure que se dévoilent les insuffisances des mo-dèles de développement, l'impuissance de la technologie à prévenir des échecs spectaculaires ou la carence politique des régimes qui s'en tiennent à des solutions conjoncturelles. Toutes ces données font que l'avenir de la pensée arabe est désormais lié au destin du monde actuel.

GLOSSAIRE

Adab : connaissances nécessaires à « l'honnête homme ».
Adtb : « l'honnête homme ».
'Ahd : pacte.
Ah'kâm : qualifications légales.
'Âmma : masses populaires.
'Aql : raison, intelligence, in-tellect.
Awliyâ' : amis de Dieu.
Âyât : versets.
'Ayyàrûn : « classes dange-reuses ».
Bâtin : ésotérique.
Charî'a : Loi religieuse.
Chî'a ; partisans.
Chukr : reconnaissance.
Chûrâ : consultation.
Dalîl : « preuve à partir d'un signe ».
Dhawq : goût.
Dîn/dunyâ : religion/monde.
Fadl : grâce.
Falâsifa : philosophes.
Falsafa : philosophie.
Fâsiq : prévaricateur.
Fatra : cycle de la prophétie.
Fiqh : science de la Loi.
Fitna kubrâ : grande querelle, test discriminatoire.
Fuqahâ' : jurisconsultes.
H'achwiyya : littéralistes.
H'add : définition.
H'adîth : propos tenu par le Pro-phète ; science de la Tradition prophétique.
H'aqîqa : Vérité.
H'asan/qabih' : beau/laid, bon/ mauvais.
H'ikma : sagesse.
H'ujja : preuve.
Ichraq : illumination.
Ijmâ' : accord unanime.
Ijtihâd/taqlîd : effort de recher-che/imitation.
'llla : cause.
'Ilm ; science.
Imâm : Guide de la Commu-nauté.
Iqtâ'; concession de terre.
Islâh' : réforme.
Isnâd : chaîne de garants.
Istislâh' : considération de l'inté-rêt général.
'Iyân : constatation directe.
Jâhiliyya : stade de la société avant l'Islam.
Kalâm : Verbe ; théologie. Kasb : acquisition de l'acte par l'homme.
Khàssa : élite.
Kuttâb : secrétaires de l'admi-nistration calilale.
Madîna : polis — cité.
Mahjar : émigration.
Mamlaka : royaume.
Manzila : statut.
Maslah'a : intérêt général.
Mawalî : non-Arabes devenus clients d'un groupe arabe après conversion.
Mithâq : Pacte originel.
Muqarrabûn : rapprochés de Dieu.
Mustaqîm : Droit.
Nabi : prophète.
Nahda : essor ; renaissance arabe.
Qadar : capacité ; libre arbitre.
Qadâ' : Décret divin ; prédes-tination.
Qâ'il : locuteur.
Qalb : cœur.
Qiyâs : analogie à deux termes ; syllogisme.
Rasûl : Envoyé de Dieu.
Ra'y : avis personnel.
Sabab : cause.
Sirr : intime de l'âme.
Sûfî: mystique.
Sunna : usage ; coutume du Prophète.
tadmtn : involution.
ta'fsîr : exégèse.
Ta'wîl : interprétation.
Tanzîl : descente de la Révéla-tion.
Taqlîd : cf. ijtihâd.
Tarîqa : confrérie.
Tomba ; repentir.
Thawra : révolution.
'Ulamâ' : docteurs en sciences religieuses.
Umma : Communauté musul-mane ; nation.
'Umrân : peuplement et mise en valeur.
Usûl : racines; fondements.
Wasat : juste milieu.
Yaqîn : certitude.
Za'îm : leader.
Zâhir : obvie.
Zarîf : raffiné.

BIBLIOGRAPHIE

ARNALDEZ (R.), Grammaire et théologie chez Ibn H'azm de Cordoue, J. Vrin, 1956.
— Jésus dans la pensée musulmane, Desclée, 1988.
BADIE (B.), Les deux Etals. Pouvoir et société en Occident et en terre d'Islam, Fayard, 1986.
BURTON (J.), The Sources of Islamic Law. Islamic Théories of Abro-gation, Edinburgh University Press, 1990. CAHEN (Cl.), L'islam, des origines au début de l'Empire ottoman, Bordas, 1970. CHODKIEWICZ (M.), Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d'Ibn 'Arabi, Gallimard, 1986.
CORBIN (H.), En Islam iranien, Gallimard, 4 tomes, 1971-1972. DELANOUE (G.), Moralistes et politiques musulmans dans l'Egypte du XIX' siècle, 2 tomes, Le Caire, 1982. DJAÏT (H.), La Grande Discorde. Religion et politique dans l'islam des origines, Gallimard, 1989. FAHD (T.), La divination arabe, Strasbourg, 1966. GIMARET (D.), Théories de l'acte humain en théologie musulmane, J. Vrin, 1980.
— Les noms divins en Islam, Ed. du Cerf, 1988.
— La doctrine d'Al-Ash'art, Ed. du Cerf, 1990.LAOUST (H.), Les schismes dans l'islam, 2e éd., Payot, 1977.
— Pluralismes dans l'Islam, Geuthner, 1983.
LAWRENCE (I. Conrad), éd., The formation and perception of the modem Arab World, Studies by Marwan R. BUHEIRY, Princeton, 1990.
LEWIS (B.), Islam et laïcité, Fayard, 1988. MAKDISI (G.), The Rise of Humanism in classical Islam and the Christian West. Edinburgh University Press, 1990. MASSIGNON (L.), Opéra minora, 3 vol., Beyrouth, 1963. MERAD (A.), Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Mouton, 1967.
MICHOT (J.-R.), La destinée de l'homme selon Avicenne, Peeters, 1986. MIQUEL (A.), La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XI' siècle, 4 tomes. Mouton, 1973-1988. MONNOT (G.), Islam et religions, Maisonneuve-Larose, 1986. NWYIA (P.), Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth, 1970. RODINSON (M.), Marxisme et monde musulman, Seuil, 1972.

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION A LA 4e ÉDITION
PRÉFACE A LA CINQUIÈME ÉDITION
++Chapitre Premier LE FAIT CORANIQUE
Chapitre Premier LE FAIT CORANIQUE
I. — Histoire critique du texte coranique
II. — LA notion de Parole de Dieu
III. — La fonction prophétique
CHAPITRE II LA FORMATION DE LA PENSÉE ARABE
I. — La vision musulmane traditionnelle
II. — La genèse du fait arabo-islamique
1. Cadrage historique des premières compétitions (632-750).
2. Les premières discussions doctrinales
A) Une situation herméneutique.
B) Pouvoir et légitimité.
C) Libre arbitre et prédestination
D) La foi et les œuvres.
3. L'impact de la pensée grecque.
4. La compétition sunnite / chî'ite.
CHAPITRE III LA PENSÉE CLASSIQUE
I. — Caractères généraux
1. Une diversification et une spécialisation grandissantes.
2. Un souci de systématisation et de synthèse
3. Une promotion des intellectuels.
4. Une expansion de la logosphère arabe.
II. — Le système cognitif commun
1. Cadres, horizons et méthodes de 1' « adab ». —
2. Les tensions éducatives dans la pensée classique.
III. — Ecoles et thèmes
1. La notion de « 'aql » dans le Coran.
2. L'attitude traditionaliste.
A) La raison.
B) L'utilisation de l'histoire.
C) La profession de foi.
D) Les principales écoles.
3. L'attitude rationaliste.
4. L'attitude mystique.
CHAPITRE IV CONSERVATION, RUPTURES ET RÉSURGENCES
I. — Conservation des valeurs
II. — Ruptures et résurgences
1. Ruptures à l'égard du passé classique.
A) Rupture politique
B) Rupture sociale
C) Rupture économique.
D) Rupture linguistique.
E) Rupture psychologique.
2. Ruptures par rapport au monde environnant. —
CHAPITRE V L'IRRUPTION DE LA MODERNITÉ
I. — Les nouvelles conditions d'exercice de la pensée arabe
Evénements politiques :
II. — Les orientations de la « Nadha »
III. — Les orientations de la « Thawra »
1. Une idéologie de combat.
2. Les droits et les tâches d'une pensée arabe critique.
CONCLUSION
GLOSSAIRE
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
DU MÊME AUTEUR


DU MÊME AUTEUR

L'humanisme arabe au IVeIXe siècle, 2« éd., J. Vrin, 1982.
Traité d'éthique, 2e éd., Damas, 1988.
Deux épîtres de Miskawayh, éd. critique, Damas, 1961.
Aspects de la pensée musulmane classique, Paris, I.P.N., 1963.
Lectures du Coran, 2e éd., Tunis, Aleef, 1991.
Pour une critique de la raison islamique, Ed. Maisonneuve-Larose, 1984.
Essais sur la pensée islamique, 3e éd., Ed. Maisonneuve-Larose, 1984. L'Islam, hier, demain (en collaboration avec L. GARDET), 2e éd., Buchet-Chastel, 1982. L'Islam, religion et société (en collaboration avec M. BORRMANS), Cerf, 1982.
L'Islam, morale et politique, Unesco-Desclée de Brouwer, 1986. Ouvertures sur l'Islam, J. Grancher, 2e éd., 1992. Penser l'Islam aujourd'hui, Alger, E.N.A.L., 1993.
En arabe :
Ta'rikhiyyat al-flkr al-'arabiyy al-islâmiyy, Beyrouth, 1986.
Al-Fikr al-islâmiyy : Qirâ'a 'ilmiyya, Beyrouth, 1987.
Al-islâm : al-Akhlâq wal-Siuâsa, Beyrouth, 1990.
Al-Fikr al-islamiyy : Naqd wa-jtihâd, Beyrouth, Dâr al-Sâqî, 1990.
Al-islâm, asâla wa mumârasa, Beyrouth, 1986.
Afin Faysal al-tafriqa ilâ Fasl al-Maqâl. Ayna huwa-l-Fikr al-islâmiyy al-mu'âsir ?, Dâr al-sâqï, Beyrouth, 1994.
Al-islâm, Urubbâ Wal-Gharb : Rihân al-ma'âni wa irâdât al-Haymana, Beyrouth, Dâr al-Sâqï, 1995.

ISBN 2 13 043616 1
Dépôt légal — 1re édition : 1975
5e édition : 1996, juin
(C) Presse Universitaire de France, 1975



Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France

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