mercredi 24 mars 2010

L'islam actuel devant sa tradition et la mondialisation- M.ARKOUN

Mohammed ARKOUN

L’islam actuel devant sa tradition et la mondialisation


Le diable se cache dans les détails.


Le titre de cet essai annonce trois grands domaines d’enquête et d’analyse critique : l’islam actuel; la tradition vivante remontant jusqu’à la première émergence entre 610-632/661 du fait islamique; la mondialisation. Mon objectif, en embrassant sous le même regard critique des thèmes aussi complexes, est de faire passer, dans toute la mesure du possible, les implicites vécus, mais impensés, dans chacune des trois sphères d’existence individuelle et d’action historique, à l’explicite problématisé, pensé pour la première fois ou repensé dans les perspectives ouvertes par le phénomène inédit de la mondialisation.
Pour des raisons méthodologiques et épistémologiques qui apparaîtront dans le cours de ce texte, je commencerai par définir le contexte nouveau créé par les forces de mondialisation; j’aborderai ensuite les questions de l’islam actuel et de la tradition islamique.

Qu’est-ce que la mondialisation ?
Jusqu’aux années soixante/soixante-dix la pensée humaine a surtout connu l’idée de monde, ou de mondes. Cette idée a elle-même nourri un grand nombre de représentations dont la productivité spirituelle, artistique, scientifique a varié selon les milieux culturels et les conjonctures historiques. C’est ainsi qu’avec Copernic, Galilée, Kepler, on est passé du “ monde clos à l’univers infini ”. Ce qu’on a longtemps nommé les relations internationales ne recouvre nullement le concept, les forces actives et les réalités que tous les individus et toutes les sociétés découvrent ou subissent sous le nom de mondialisation.
La mondialisation bouleverse toutes les traditions culturelles, religieuses, philosophiques et politico-juridiques connues; la modernité issue de la raison des Lumières n’y échappe pas. C’est pourquoi divers analystes, penseurs, chercheurs, surtout aux Etats-Unis, parlent de postmodernité depuis les années quatre-vingts. Je préfère éviter ce terme qui réfère à un concept mal et peu travaillé et qui nous maintient dans la trajectoire historique linéaire inaugurée aux XVIIe et XVIIIe siècles en Europe occidentale. La mondialisation oblige les Européens eux-mêmes à parler des limites et des effets pervers de la raison des Lumières qui a, par ailleurs, permis la construction de l’Etat-nation laïc, démocratique et libéral, les progrès de la recherche scientifique, le passage des solidarités de clan, de sang, de confession aux solidarités contractuelles régulées par l’Etat de droit. Avec la marche résolue vers l’Union européenne, on franchit une nouvelle étape historique dans l’organisation et l’élargissement des espaces de la citoyenneté, base et objet à la fois de la vie démocratique. L’Etat-nation est en train d’achever sa mission en Europe avec la mise en place de sociétés civiles suffisamment émancipées juridiquement pour agir comme des partenaires efficaces et nécessaires des Etats de droit. Cependant, le franchissement de cette étape historique s’avère aussi difficile et incertain que celui qui a conduit des monarchies absolues de droit divin aux monarchies constitutionnelles et aux républiques démocratiques. Ce sont, en effet, toutes les cultures et les visions du monde liées à la lente et difficile montée des Etats-nations qui révèlent leurs limites provinciales, leur fermeture aux cultures du monde, leur xénophobie et leurs violences latentes, toujours prêtes à s’exercer contre l’étranger, fût-il très proche géographiquement (les guerres franco-allemandes).
Les forces économiques, monétaires et technologiques de mondialisation ont conquis une primauté et une priorité dans les processus de production de l’histoire, tout en arrachant à l’idéalisme abstrait les valeurs spirituelles, philosophiques, éthiques, politiques, juridiques dont les bases ou les tenants matériels concrets sont de mieux en mieux explicités. Cependant, l’idéalisme politique continue de se réfugier dans les discours nationalistes, comme on le constate dans les résistances aux progrès de l’Union européenne, qui a commencé par n’être qu’une simple Communauté du charbon et de l’acier. Les revendications de spécificité, d’authenticité, d’exception nationale, freinent les avancées vers la révision des historiographies nationales, des cadres intellectuels d’interprétation et de réappropriation des valeurs. L’exemple ainsi donné par les “ vieilles ” nations aux ex-colonies devenues sans transition des “ nations ” en voie d’émergence, fournit de dangereux “ arguments ” aux Etats-nations-partis qui ont pris le pouvoir au cours des années cinquante à soixante-dix, dans les conditions que l’on connaît, et qui dirigent toujours les “ constructions nationales ” dans le nouveau contexte créé par la mondialisation. Cette remarque doit être retenue pour une meilleure évaluation du rôle de l’islam et de sa tradition dans les tensions grandissantes entre ces Etats-nations-partis et des sociétés dont la structure démocratique et les aspirations légitimes à la démocratisation ne sont pas réellement prises en charge.
Depuis la disparition de l’Union soviétique comme puissance géopolitique, les Etats-Unis exercent un contrôle hégémonique sur toutes les forces de mondialisation. Les Européens, y compris la Russie et ses ex-satellites, recherchent l’alliance, les contrats, les concentrations avec les Etats-Unis, bien plus qu’ils ne songent à nourrir des rivalités. Ainsi, le poids de l’hégémonie se fait davantage sentir sur les peuples et les nations en voie d’émancipation et d’unification. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui avait nourri tant d’illusions sur les émancipations nationales dans le contexte de la guerre froide, est devenu une insanité idéologique devant les intolérables guerres civiles qui déchirent tant de sociétés longtemps prises dans l’étau de nationalismes totalitaires, projetées soudain dans le libéralisme sauvage de McWorld. Celui-ci a inventé un nouveau concept aussi flou et illusoire que le précédent : l’assistance humanitaire pour peuples en danger de génocide. Mais les forces économiques et monétaires de mondialisation ne se préoccupent pas plus aujourd’hui d’assistance humanitaire que les bourgeois capitalistes conquérants du XIXe siècle ne se souciaient de l’émancipation de leurs propres femmes, des classes laborieuses, ou a fortiori des peuples colonisés. L’assistance humanitaire, le droit des peuples, les droits de l’homme, les prêches démocratiques font partie de la panoplie de slogans politiques adaptés à chaque conjoncture géopolitique par ceux qui gèrent à leur profit les opérations de mondialisation. C’est ainsi que les élites nationalistes qui ont cru pouvoir donner des contenus réels à ces slogans en engageant, dans les années soixante et soixante-dix, des politiques de développement économique dans le cadre de la “ coopération ”, de “ l’aide au développement ”, ont généré, avec leurs partenaires étatiques et économiques d’Occident, la riposte de la révolution dite islamique (voir ci-dessous Djihad versus McWorld), avec le soutien des couches sociales marginalisées, mal intégrées dans des enclaves de modernité trop étroites, dépossédées même – dans le cas des villageois ruraux, des nomades sédentarisés de force – de leurs langages, de leurs cultures, de leurs équilibres écologiques, de leurs codes coutumiers, de leurs solidarités mécaniques, tout comme l’avaient été, mais avec de longues transitions et d’efficaces institutions intégratives, les paysanneries européennes sous les pressions grandissantes de l’industrialisation.
La mondialisation déploie à l’échelle planétaire les stratégies de conquête des marchés, de multiplication et de fidélisation des consommateurs, sans aucun égard pour les régressions culturelles, les misères intellectuelles, les oppressions politiques, les tragédies sociales, les asservissements individuels qu’entraîne cet échange inégal qu’on a si longtemps dénoncé en vain. On sait comment les stratèges de la mondialisation entretiennent, d’une part, des accords et des diplomaties interétatiques pour l’écoulement des marchandises contre l’importation de matières premières et, d’autre part, des médias qui dénoncent les politiques totalitaires fanatiques, régressives de ces mêmes Etats reconnus officiellement comme partenaires et interlocuteurs respectables. Notons ici une donnée politique importante rarement soulignée par les analystes et presque jamais retenue dans les thèmes des campagnes électorales dans les régimes démocratiques les plus avancés : il s’agit de l’ignorance systématique dans laquelle on maintient les citoyens pour tout ce qui touche les diplomaties interétatiques. Ce qu’on nomme la souveraineté populaire ne peut exercer aucune espèce de contrôle sur des relations diplomatiques qui demeurent du ressort exclusif des chefs d’Etat et de leurs ministres des affaires étrangères. Ainsi, les responsabilités encourues dans des drames comme ceux de l’Algérie, du Rwanda, du Zaïre, de l’Iran, du Soudan, de la Bosnie, etc. sont non seulement dissimulées aux citoyens les plus aptes à en faire l’analyse juridique, historique et éthique, mais elles sont savamment travesties par l’indignation facile contre les crimes, les assassinats, les destructions, stigmatisés chaque jour par les médias. A ce niveau, les analyses les plus pertinentes, les critiques les plus légitimes sont balayées par l’invocation courante de la raison d’Etat contre les bavardages d’intellectuels idéalistes.
Ce fonctionnement de la démocratie est d’autant mieux accepté par les sociétés civiles qu’elles sont portées d’abord à défendre les “ acquis sociaux ”, eux-mêmes remis en cause par la mondialisation. C’est ainsi que se sont développées au sein de l’Union européenne, la notion et la pratique de grèves par procuration : la grève de chaque secteur ou catégorie professionnelle est soutenue inconditionnellement par l’ensemble des travailleurs qui se sentent également menacés de perdre les avantages acquis et d’abord leur emploi. On est loin des frontières simplistes tracées par les luttes de classe; mais l’égoïsme des sociétés civiles nécessairement soutenues par leur Etat, remplace celui des anciennes classes et s’exacerbe contre les peuples à la fois exploités et exclus par les forces de la mondialisation, surtout quand on évoque les délocalisations. On retrouve ainsi un rapport de forces comparable à celui des Etats-nations colonisateurs et des peuples colonisés jusqu’en 1945.
Reconnaissons-le : dans l’Etat actuel du monde, la marche inexorable de la mondialisation génère plus de ruptures, de tensions, de contradictions, de drames collectifs que l’exportation de fragments de modernité matérielle dans les colonies des XIX et XXe siècles. Ni les chercheurs et théoriciens qui exercent les plus hautes compétences-savoirs, ni les armées grandissantes de managers des grandes firmes multinationales, ni les politiciens qui monopolisent l’exercice de la “ violence légale ”, comme dirait Max Weber, n’intègrent dans leurs analyses, leurs prévisions, leurs stratégies de développement les problèmes réels, les besoins, les espérances des peuples privés de toute représentation adéquate, de toute possibilité d’expression directe, de tout horizon d’émancipation. Les implications philosophiques des processus de changement engagés tant dans les recherches scientifiques que dans l’innovation technologique et les expansions économiques, ne sont même pas évoquées comme l’un des paramètres décisifs qui devrait commander les décisions prises à tous les niveaux et dans chaque sphère d’activité. C’est que la pensée philosophique elle-même n’est guère mobilisée par l’urgente nécessité de repenser les rapports essentiels qui lient philosophie et démocratie. Je réfère au très suggestif rapport rédigé par Roger-Pol Droit (1995) à la demande de l’UNESCO sur l’état présent de l’enseignement de la philosophie dans les pays membres. Rares sont les pays qui ont introduit ou maintiennent un enseignement sérieux de philosophie au niveau des lycées (high schools). En contextes islamiques, on a perdu depuis le XIIIe siècle la riche tradition philosophique développée depuis le VIIIe siècle jusqu’à la mort d’ibn Rushd (Averroès) en 1198. Voici comment Roger-Pol Droit (1995 : 22, c’est moi qui souligne) définit les traits de “ l’espace commun ” fondateur de la philosophie et de la démocratie : l’une et l’autre “ entretiennent une relation fondatrice avec :
1) la parole, car il n’y a de pensée que dite, exposée, soumise à la discussion, à la critique, aux arguments des autres; la remarque vaut pour les pensées philosophiques comme pour les positions politiques dans une démocratie;
2) l’égalité, car on ne demande pas aux autres “à quel titre” ils interviennent dans le débat, on n’exige nullement qu’ils soient pourvus d’une autorité ou d’une autorisation; il suffit qu’ils parlent et argumentent…; [je modifie comme suit la remarque de Droit : dans la perspective de la mondialisation, ce ne sont plus seulement les citoyens d’une même nation qui prennent part au débat politique, mais, pour la première fois et comme pour la philosophie depuis les Grecs anciens, le genre humain tout entier est concerné tant par le débat politique que par le débat philosophique au sujet notamment des conditions fondatrices de toute légitimité politique dans les régimes locaux et dans la gouvernabilité – l’anglais dit governance – de la planète habitée];
3) le doute, car il est nécessaire, pour que s’ouvre la recherche du vrai et la discussion commune du juste, que les certitudes immédiates aient vacillé, qu’on ne soit plus dans un univers de réponses et de croyances, mais de questions et de recherches;
4) l’auto-institution, car aucune décision extérieure ne vient créer la démarche philosophique ou la communauté démocratique, aucune autorité ne les légitime “du dehors”, rien ne les garantit “du dessus”; elles ne reçoivent leur force que d’elles-mêmes et ne se trouvent soumises à aucune autorité dont elles ne seraient pas la source. ”
Je reviendrai sur l’examen critique de ces définitions quand je comparerai le statut du théologico-politique implicitement visé par Droit à celui du philosophico-politique inséparable de notre modernité. Cette démarche comparatiste est indispensable pour montrer les incohérences, les anachronismes, les illusions du discours islamique contemporain sur islam et démocratie. J’avancerai ici trois remarques préparatoires :
1) Le 25 février 1795, la Révolution française a défini, par la voix de Joseph Lakanal, cette “ utopie éducative ” visant “ à mettre fin aux inégalités de développement affectant la capacité de juger des citoyens ” (Droit 1995 : 24). De fait, un enseignement philosophique organisé par la République a été et reste donné dans les établissements publics et privés subventionnés par l’Etat. Si cette tradition française a pu générer ce goût souvent remarqué pour les spéculations théoriques, on ne peut dire que la pensée politique en France et les traits actuels de la démocratie à la française sont plus marqués qu’ailleurs par l’attitude philosophique telle qu’elle vient d’être définie. Le mal originel vient sans doute du contrôle étroit exercé par l’Etat républicain, laïc, au sens français, dès la fondation des écoles normales et des lycées. Au XVIIe siècle, Spinoza défendait plutôt le droit pour chaque homme “ d’enseigner [la philosophie] publiquement, à ses frais et au péril de sa réputation ” (Droit 1995 : 24).
2) Dans la perspective d’une raison politique appelée à conduire tous les processus de mondialisation dans le respect réel, constant, obligé de chaque personne-individu-citoyen au sein du peuple, de la société, du régime où elle est appelée à déployer son existence, il devient nécessaire de redéfinir les conditions d’exercice d’une attitude philosophique concrètement universalisable. C’est dans ce sens que j’examinerai la contribution que la pensée critique peut apporter à ce projet à partir des contextes islamiques concrets.
3) Le concept de personne-individu-citoyen que je viens d’introduire mérite d’être retravaillé dans les perspectives ouvertes par l’anthropologie comme exploration et analyse critique de toutes les cultures et non plus seulement des “ grandes ” cultures qui, à des moments divers de l’histoire, ont exercé ou exercent encore une hégémonie. Autrement dit, l’attitude philosophique classique ne suffit plus pour repenser avec toute 1’adéquation descriptive et explicative exigée par la mondialisation, les statuts de la personne, de l’individu, du citoyen dans un espace politique, juridique, culturel qui n’est plus seulement celui des Etats-nations, encore moins celui des communautés religieuses comme l’Oumma, que les mouvements islamistes tentent d’ériger en Modèle universel de l’action historique.
Il est à craindre que l’appel à la philosophie, à l’anthropologie culturelle, à l’histoire critique des cultures par delà tous les cadres hégémoniques de réalisation de l’existence humaine, retiendra encore moins que dans les contextes de l’Etat-nation l’attention des décideurs économiques, monétaires et politiques, des représentants officiels dans les grandes instances internationales, des protagonistes divers et nombreux qui contribuent à l’accélération de la mondialisation. Tous ces acteurs sont généralement peu préparés à faire une juste place aux implications philosophiques des responsabilités qu’ils préfèrent exercer en tant qu’experts lucides et efficaces. On poursuit moins le projet historique d’une promotion et d’une extension de valeurs démocratiques à l’ensemble des peuples et des sociétés dans le monde, que la conquête de nouveaux débouchés pour des objets de consommation qui ne trouvent plus assez d’acquéreurs dans les marchés saturés.
Quand même on consentirait à un examen philosophique et anthropologique des problèmes posés par l’expansion de McWorld, il reste qu’il faudrait d’abord travailler à un indispensable dépassement intellectuel des cadres de pensée hérités de la métaphysique classique. Celle-ci est longtemps restée prisonnière des interférences récurrentes, malgré des efforts de distinction toujours faussés par des tensions polémiques entre les thématiques théologiques et les catégorisations philosophiques. Ce que les sociologues nomment le retour du religieux, même dans les sociétés les plus sécularisées, contribue à l’obstruction et à l’obscurcissement des efforts d’élucidation des enjeux propres à une théologie et à une philosophie cultivées sans polémique, sans rivalité mimétique dans le respect du nouvel esprit scientifique, des nouveaux systèmes cognitifs proposés par la biologie, l’histoire-problèmes, la linguistique, la sémiologie, la psychologie, la socio-anthropologie. En d’autres termes, la mondialisation économique, technologique, monétaire se déploie dans un climat de “ pensée jetable ” où la crise des sciences de l’homme et de la société contraste avec les avancées spectaculaires des connaissances technologiques plus aisément confiscables par toutes sortes de volontés de puissance et de profit.
Tout cela montre la nécessité de préciser l’attitude philosophique et le type d’activités cognitives qui doivent accompagner la mondialisation actuelle comme pratique historique concrète. Sans minimiser et encore moins ignorer ni les références grecques de la pensée philosophique, ni ses parcours et ses expansions dans la sphère historique européenne, on reconnaîtra les distances creusées entre des positions liées à des temps, des espaces socioculturels et politiques précis et des visions du monde trop vite proclamées universelles. Des grammairiens, des logiciens, des linguistes ont réfléchi sur cette tension depuis longtemps : de la célèbre disputatio (munâzara) entre le grammairien al-Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn Yûnus, au Xe siècle à Bagdad, à l’analyse lumineuse de Benveniste (1969) sur les catégories d’Aristote articulées en grec et les catégories linguistiques, on retiendra l’idée forte que l’attitude philosophique universalisable est précisément celle qui cultive systématiquement l’aporie de la tension entre le local et le global, l’enracinement dans le local et le sens de l’universel inscrit de façon plus ou moins insistante dans chaque expérience linguistique. Cette tension a été cultivée à titre de thème spéculatif, comme l’humanisme des lettrés qui a nourri de belles compositions littéraires jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Seule l’anthropologie sociale et culturelle moderne procure les données concrètes propres à chaque construction socio-culturelle dans un temps et un espace précis, tout en situant chaque type local dans une approche globale du fait politique, social, culturel et religieux. Il se trouve que philosophie et anthropologie continuent d’être enseignées et pratiquées en tant que disciplines distinctes et spécialisées; bien des incursions de philosophes vers l’anthropologie demeurent épisodiques et touristiques, tandis que les anthropologues ne parviennent pas toujours à dépasser l’étape ethnographique de leur pratique scientifique . Nous touchons ainsi à la question primordiale de la réforme des systèmes éducatifs pour les adapter partout aux exigences de la mondialisation.

L’islam actuel à l’épreuve de la mondialisation ?

Un politologue américain (Barber 1996) vient de promouvoir le concept coranique et islamique de Djihad au rang de figure polaire de l’histoire contemporaine dialectiquement reliée à McWorld, c’est-à-dire à la mondialisation en cours, vue des Etats-Unis et de l’Europe occidentale. L’auteur ne s’intéresse nullement au Djihad pour dénoncer l’expansion de l’islam par la “ guerre sainte ”, ou pour proposer une théorie nouvelle de la “ guerre juste ”, concept théologique travaillé depuis longtemps par Saint Augustin et récemment repris par les présidents Bush et Mitterrand pendant la guerre du Golfe. Il considère, à juste titre, que les violences qui déchirent un grand nombre de sociétés dites musulmanes (je préfère dire contre toute la littérature islamologique et politologique les sociétés travaillées par le fait islamique) traduisent non seulement des crises internes graves, mais la protestation commune à toutes les sociétés, y compris celles d’Occident, contre les forces aveugles de la mondialisation nommée McWorld : économie de marché, système monétaire, technologie, médias, révolution informatique qui entraîne celles du travail et des loisirs, manipulations génétiques, etc. Cette protestation oppose à la violence structurelle répandue dans le monde par des instances de décision insaisissables, anonymes, éthiquement irresponsables, des violences physiques meurtrières, des rejets radicaux au nom de valeurs religieuses, traditionnelles non exclusives des conforts et des moyens d’action efficaces procurés par la modernité matérielle. Djihad et McWorld véhiculent beaucoup d’irrationnel et de désordre sémantique qui restent à analyser dans la perspective critique et cognitive définie ci-dessus; ils s’affrontent à armes très inégales, mais avec des visées différentes, l’un et l’autre parvenant à pervertir, voire à faire échouer le projet démocratique d’émancipation de la condition humaine. Pour défendre la démocratie, Barber force l’opposition entre Djihad et McWorld : le premier veut ressusciter les forces obscures du monde prémoderne : “ mystères religieux, communautés hiérarchiques, traditions étouffantes, torpeur historique ”, le second va au-delà de la modernité en faisant prévaloir la promotion du marché sur les droits de l’esprit et l’espérance spirituelle des hommes.
En qualifiant négativement les deux pôles, le politologue se maintient dans le cadre épistémologique de la raison des Lumières, alors que la mondialisation nous oblige, comme on l’a dit, à réviser les systèmes cognitifs légués par tous les types de raison en respectant les règles de l’épistémologie historique critique. Ainsi, les qualificatifs appliqués au monde prémoderne sont pertinents si l’on s’en tient aux discours des mouvements fondamentalistes contemporains, mais inexacts historiquement si l’on se réfère à la culture humaniste (adab) des milieux urbains de l’aire islamique aux IXe et XIe siècles. La raison à l’œuvre dans cette culture anticipe bien des critiques et des postures cognitives que développera beaucoup plus tard l’humanisme de la Renaissance et qu’amplifiera ensuite la raison des Lumières en Europe. Celle-ci a instrumentalisé les Persans, les Turcs, les Mahométans non pour élargir de façon significative son champ cognitif, mais d’abord pour mener son combat contre l’ennemi majeur d’alors : le cléricalisme. Le XIXe siècle colonial a développé une historiographie, une ethnographie, une sociologie, une psychologie largement marquées par une épistémologie que l’anthropologie actuelle fait apparaître comme une idéologie de domination. L’argumentation de Djihad versus McWorld, séduisante par son option résolue pour une démocratie humaniste et universalisable, ne peut être retenue pour un projet d’histoire critique de la pensée dans l’espace méditerranéen englobant les enjeux de sens et les volontés de puissance qui s’y sont manifestés depuis la première émergence du fait islamique en Arabie en 610-632. L’islam actuel a en effet besoin de dépasser les protestations stériles et souvent dangereuses de Djihad pour intégrer à la fois les acquis positifs de la modernité et les nouvelles possibilités d’émancipation politique, économique, sociale et culturelle ouvertes par une mondialisation comprise et conduite à la fois comme un prolongement du projet historique de la modernité et une correction de ses injustices et de ses errances.
Si la modernité est un projet inachevé consistant en une volonté de reculer toujours plus les limites de la condition humaine, elle doit permettre d’orienter la mondialisation vers une meilleure intégration des valeurs rendues conflictuelles par les oppositions systématiques entre les visions des religions traditionnelles et les catégorisations idéologiques des religions séculières. Les voix séculaires des prophètes, des saints, des théologiens, des philosophes, des artistes, des poètes, des héros ont été inexorablement marginalisées, disqualifiées, frappées de dérision, refoulées dans un passé voué à l’historiographie érudite, ou à l’oubli définitif. Nos sociétés produisent de grands dirigeants d’entreprises, des banquiers qui travaillent dans le secret, des champions sportifs et des stars qui nourrissent des enthousiasmes éphémères, des chercheurs scientifiques hautement spécialisés qui n’ont ni le temps, ni les sources d’inspiration nécessaires à la production de valeurs intellectuelles et spirituelles mobilisatrices au niveau où le système de production et d’échanges économiques engage l’avenir écologique de la planète et la qualité de vie de tous les hommes. Je n’ai pas mentionné les politiciens parce qu’ils ne cessent de décevoir partout les peuples qu’ils sont censés conduire; sans parler des leaders corrompus et corrupteurs, sanguinaires et oppresseurs, obscurantistes et absolutistes, jouissant nonobstant de tous les honneurs et considérations dus aux “ chefs d’Etat ”. Il n’y a dans ces observations ni désir de moralisation, ni nostalgie d’un passé opposable au présent des sociétés développées ou en quête de développement; il s’agit plutôt de définir avec exactitude les fonctions nouvelles que les forces irrésistibles de McWorld assignent à l’islam actuel : celui-ci continue de garantir aux masses sociales, exclues des libertés et des conforts réservés à des groupes réduits de privilégiés, une espérance où se mêlent l’attente traditionnelle du Salut éternel, la possibilité d’accéder à une dignité morale dans le vis-à-vis intime avec le Dieu Juste et Miséricordieux du Coran, la croyance dans une promesse de justice immanente que réalisera le chef charismatique, substitut “ moderne ” de l’ancien Imâm-Mahdî, l’obéissance à l’injonction divine d’éliminer par une guerre juste et sacralisante (Djihad), tous les “ pharons ” qui sèment le désordre et la corruption sur terre. L’historien-sociologue-anthropologue n’énumérera pas comme je viens de le faire toutes ces composantes psycho-socio-politiques de ce qu’on n’appelle plus l’espérance, mais les représentations de l’imaginaire social; au vocabulaire politico-religieux familier aux croyants d’hier et d’aujourd’hui, on substitue celui de l’analyste pour qui les sociétés produisent les religions comme les idéologies; et celles-ci, une fois systématisées en codes normatifs, agissent à leur tour sur les sociétés. Ce postulat épistémologique permet sans doute de décomposer une configuration psychologique indivise où le rationnel, l’imaginaire, les vérités mémorisées, mais non écrites pour le plus grand nombre, sont confondus dans les expressions de la croyance et les conduites courantes; cependant, tant que l’analyse explicative n’atteint pas les acteurs au point de provoquer en chacun d’eux une recomposition mieux contrôlée de la configuration psychologique liée aux systèmes religieux de croyances et de non croyances, la théorie “ scientifique ” de la religion agira comme une frontière mentale, culturelle et politique dans les sociétés où elle est implicitement (les républiques laïques) ou explicitement (les républiques socialistes et populaires athées) érigée en doctrine d’Etat. On comprend dès lors pourquoi l’Etat libéral laïc perd en flexibilité philosophique ce qu’il gagne en neutralité juridique, tandis que l’Etat religieux méprise l’une et l’autre. L’expulsion, en France, de tout enseignement d’histoire comparée des religions et des pensées théologiques dans les établissements publiques illustre clairement ce que j’entends par flexibilité philosophique et scientifique; il est significatif que cette question d’essence philosophique et politique ne soit pas encore discutée au sein de l’Union européenne pour proposer de nouveaux programmes scolaires reflétant à la fois les besoins des sociétés multiculturelles et les exigences d’une connaissance scientifique adaptée aux progrès de la mondialisation. Car les effets pervers de celle-ci ne doivent pas nous détourner des avancées historiques fondées sur les acquis positifs de la modernité intellectuelle. Si les grandes religions et les philosophies ont longtemps enseigné que l’homme c’est l’esprit, on n’oubliera pas que le spiritualisme, l’ontologisme, le transcendantalisme, le théologisme, l’essentialisme, le substantialisme sont autant de dérives rationalisantes ou imaginaires aussi dangereuses que celles de l’actuelle mondialisation sur la nature réelle de l’homme. Avec l’exemple de l’islam actuel, je vais tenter de montrer que le travail prescrit par la conjoncture historique de la mondialisation consiste à dépasser philosophiquement, éthiquement, juridiquement, institutionnellement tous les systèmes de croyances et de non croyances hérités des divers passés dans la perspective d’une meilleure maîtrise des pouvoirs qu’a l’homme de changer l’homme.

Repenser l’islam devant sa tradition

Que le concept islamique de Djihad soit promu au rang de figure historique de résistance à McWorld ne saurait fonder l’islam actuel à remplir, comme il le revendique, le rôle de modèle alternatif à celui de l’Occident pour produire des régimes plus justes et des sociétés mieux intégrées et intégrantes pour tous les hommes. La prétention de l’Occident à demeurer l’unique modèle de référence pour tous les régimes et toutes les sociétés contemporains n’est pas davantage acceptable tant que les conditions définies ci-dessus ne sont pas strictement remplies au point de créer chez tous les observateurs et les acteurs de notre monde le sentiment d’une dette de sens contraignante. Or, on ne peut contracter de dette de sens que vis-à-vis d’acteurs sociaux qui, comme les prophètes, les saints, les héros, les penseurs, les artistes, parviennent à incarner dans leurs conduites et à articuler dans un discours accessible au plus grand nombre des paradigmes existentiaux – pourvus d’une force d’existentiation – qui forcent l’adhésion libre et l’imitation des autres. En milieu occidental démocratisé et sécularisé, l’individu, protégé par l’Etat de droit doublé d’un Etat providence, tend à être son propre modèle, de plus en plus incapable de reconnaître une dette de sens ni à une religion, ni à une philosophie, ni à une nation, ni à une communauté, ni à un héros libérateur, ni à un penseur ou poète. En contextes musulmans, la dette de sens vis-à-vis du Coran comme Parole de Dieu, du prophète comme l’Envoyé de Dieu, des Pieux Anciens (al-salaf al-sâlih) qui ont assuré la mémorisation fidèle et la transmission scrupuleuse des Messages fondateurs de toutes vérités, de toutes pensées valides, de toutes normes justes, continue de jouer un rôle si prépondérant, si déterminant qu’il ne subsiste aucune place pour l’adoption ou le simple respect d’une idée, d’une conduite, d’une institution, d’une innovation, d’une personnalité qui ne soit pas intégrable dans le système d’identification et d’évaluation par lequel se perpétue la dette de sens. La dialectique sociale et politique qui a prévalu après les indépendances a, contre les attentes des années cinquante et soixante, renforcé la configuration psychologique postulée par cette dette de sens : une politique de traditionnalisation, de célébration de l’islam comme composante des identités nationales, a fait avorter les possibilités de modernisation des outils de pensée et des institutions au bénéfice d’une religion coupée à la fois de ses origines historiques et des contextes scientifiques contemporains. Il n’est pas rare de rencontrer des “ intellectuels ”, des universitaires, des managers de grandes entreprises, de banques, de haute administration qui, par foi sincère ou par stratégie de conquête de positions sociales convoitées, mettent à l’abri de toute intervention critique dans le domaine “ sacré ” et sacralisant des textes et des croyances fondateurs de la dette de sens sans laquelle l’ordre social s’effondrerait.
L’analyste expliquera une fois de plus que tout discours est porteur de volonté de puissance puisqu’il cherche à faire partager aux autres la proposition de sens que chaque locuteur articule. Plus ma proposition empiétera sur la région du sens déjà occupée par d’autres acteurs sociaux, plus la contestation sera rude et conduira à la violence. Si j’atteins la sphère mythique et symbolique des récits de fondation, la guerre “ sainte ”, “ sacrée ”, “ juste ”, “ légitime ” est inévitable. Or les républiques les plus laïques ont leurs récits de fondation, leur symbolique politique, leurs “ lieux de mémoire ” construits par l’historiographie, officiellement et périodiquement célébrés : c’est dans ces représentations collectives sacralisées par le temps que s’enracine l’identité nationale; c’est là que sont capitalisées les “ valeurs ” de légitimation des ferveurs patriotiques, des sacrifices suprêmes, des conduites héroïques. J’utilise à dessein ce vocabulaire éthico-politique dont sont tissés les sermons et les discours officiels pour rappeler qu’à ce niveau de production et de consommation du sens, les interférences entre le religieux et le politique, le sacré et le profane, le spirituel et le temporel, sont si constantes, si insinuantes qu’il est trompeur de s’en tenir au thème juridique et institutionnel de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Cette analyse déconstructive d’une terminologie courante fait apparaître une autre évidence trop peu familière même aux esprits cultivés, à propos de ce qu’on nomme vérité dans la trilogie fonctionnelle violence, sacré, vérité. Pour le sens commun, la vérité est un sentiment immédiat d’adéquation parfaite entre le dire et le faire, l’énoncé et ses référents objectifs ou, plus généralement, entre le langage courant et l’expérience empirique que chacun fait de la réalité. Les religions et les métaphysiques idéalistes représentent cette vérité comme substantielle, unique, intangible, transcendante, ultime, divine. Mais pour l’analyste critique, la vérité est la somme des effets de sens qu’autorisent pour chaque sujet individuel ou collectif le système de connotations capitalisées dans sa langue, l’ensemble des représentations retenues dans la tradition vivante du groupe, de la communauté confessionnelle ou de la nation plus ou moins unifiée par une histoire politique et culturelle commune.
Ces deux définitions de la vérité tracent un clivage mental de plus en plus net entre deux postures de la raison elle-même : la posture métaphysique classique amplement décrite par les historiens de la philosophie continue de résister à la montée de la nouvelle posture avec les sciences dites exactes, les sciences biologiques et sociales, elles-mêmes en voie de bouleversement par la révolution informatique. Plusieurs postures de la raison appartenant à des époques parfaitement distinguées par les historiens coexistent dans les discours contemporains, à l’insu de leurs auteurs. Les clercs, les essayistes, les idéologues, les sermonneurs, les experts hautement spécialisés dans des activités qui requièrent des savoir-faire à l’exclusion de la culture historienne, s’expriment volontiers sur des problèmes généraux sans égards pour les postures de la raison et les systèmes cognitifs qu’ils utilisent. On confond l’attitude théologique avec le raisonnement philosophique, l’argument idéologique ou l’invocation d’une croyance avec le fait historique, la donnée sociologique ou le concept anthropologique; on s’ingénie à trouver dans les textes religieux fondateurs (Bible, Evangiles, Coran), ou les exégèses médiévales consacrées comme orthodoxes, des enseignements précurseurs sur les droits de l’homme, sur la justice sociale, sur la démocratie, sur la dignité humaine, etc. Inversement, les demandes pressantes de principes éthiques, pour réguler tant soit peu les bouleversements et les angoisses suscités par les découvertes des sciences de la vie, obligent à reparler du statut de la personne, de la vocation spirituelle de l’être humain, des valeurs inaliénables qui fondent l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. On s’aperçoit que la raison des Lumières a ouvert des chantiers qu’elle a pratiquement abandonnés, ou très mal explorés, que la raison théologique cherche à regagner une crédibilité dans un contexte de crise généralisée de la pensée, tandis que la raison qui se veut postmoderne cède elle-même au bricolage et au militantisme plus qu’elle ne s’attelle à la conquête d’un statut épistémologique adapté aux défis pressants de notre histoire à l’orée du IIIe millénaire.
Tout cela nous éloigne, dira-t-on, de la définition de l’islam actuel. Pour aborder celui-ci j’ai voulu rompre aussi radicalement que possible avec l’attitude épistémologique et la pratique dite scientifique qui font de l’islam une province séparée de l’histoire des religions, des cultures et des civilisations. On ne peut traiter de l’islam actuel en reprenant simplement le récit chronologique linéaire de son déploiement historique, les cadres théologico-juridiques de son articulation en tant que système de croyances et de non croyances fixées par Dieu et vouées à l’observance pieuse des fidèles et à la transcription non moins conformiste et répétitive des islamologues relayés par les politologues pour l’islam actuel. On a montré à quel point celui-ci est engagé, comme toutes les traditions vivantes de pensée, de culture et de croyances, dans l’irrésistible ouragan de la mondialisation; il a beau se raidir dans des expressions rituelles étendues à un nombre impressionnant de fidèles, il a beau mobiliser et inspirer des armées de militants jeunes, prêts à tous les sacrifices, il a beau retenir l’attention de tous les stratèges politiques, eux-mêmes entourés d’experts plus ou moins sagaces ou charlatans, il reste que l’épreuve historique que traverse l’islam comme religion depuis les années soixante-dix a déjà créé une situation irréversible qui touche toutes les religions vivantes et, par delà les religions proprement dites, les conditions de production, de transmission, de consommation du sens dans les sociétés humaines. On comprend ainsi pourquoi j’ai consacré un long préambule à la question des métamorphoses du sens, donc de ce qu’on continue de nommer la vérité sous les pressions de la mondialisation.
Pour cerner la situation historique de ce que je nomme l’islam actuel, la chronologie a son importance. D’innombrables ouvrages traitent de la modernité islamique, de l’islam moderne, de l’islam face à la modernité, en remontant au XIXe siècle. Sous ces titres, les auteurs s’intéressent, en fait, aux intellectuels et chercheurs qui ont tenté d’appliquer à l’histoire des sociétés travaillées par le fait islamique, des fragments décontextualisés de la modernité de l’âge classique telle qu’elle était traduite notamment dans l’historiographie historiciste et la philologie du XIXe siècle. Les orientalistes applaudissaient alors aux succès très relatifs de leurs élèves comme Taha Hussein, Zaki Mubârak, Bishr Faris, Salama Mûsâ… qui reproduisaient leurs méthodes. Mais l’islam et sa tradition ont été très peu touchés par des essais inchoatifs, modestes, même lorsqu’ils suscitaient des condamnations violentes de la part des gardiens d’une orthodoxie obscurantiste (exemples de Taha Hussein, de ‘Alî ‘Abd al-Râziq, renouvelés aujourd’hui avec d’autres auteurs pour des écrits non moins anodins). L’islam actuel n’aurait pas versé dans des excès fondamentalistes en cette fin de siècle si la modernité même historiciste et philologique avait réellement subverti les cadres de pensée traditionnels comme elle l’a fait pour le christianisme. Avec l’apparition du mouvement des Frères musulmans dans les années trente, des intellectuels modernistes se sont empressés de faire des concessions à la tendance apologétique telle qu’elle s’est manifestée dans des écrits d’Al-Aqqâd, Hussein Haykal et même de Taha Hussein.
Après 1945, les mouvements politiques de libération parviennent à canaliser à leur profit la puissance mobilisatrice de l’islam, tout en gardant une orientation générale laïcisante et socialisante, en raison de la présence non négligeable de militants d’inspiration communiste, ou convertis, comme Bourguiba, Ferhat Abbas et leurs disciples, à la philosophie politique de la IIIe République française. La fièvre nationaliste, la priorité unanimement accordée à la libération politique, les stratégies géopolitiques des deux grands d’alors (Etats-Unis et URSS) pour attirer dans leurs sphères d’influence les Etats-nations en voie d’émergence, ont réussi à maintenir le militantisme islamique dans un rôle subsidiaire. Il faut attendre la grande défaite des armées arabes en 1967, l’échec et la mort de Nasser, les premiers symptômes de la fin de l’hégémonie soviétique, la montée d’une démographie qui bouleverse les cadres sociaux de la connaissance et de l’expression politique, la révélation des limites de l’arme pétrolière, la retombée des euphories des indépendances si chèrement conquises et l’usure subséquente de légitimités mal fondées pour que ce qu’on appelle aujourd’hui l’islamisme radical, le radicalisme islamique, l’islam politique, Muslim rage (ce sont là autant de titres d’ouvrages ou d’articles d’islamologues connus) entre en scène, prenne le pouvoir de manière spectaculaire en Iran, poursuive une lutte dévastatrice, mal adaptée à l’ampleur et à la portée réelle des défis de la modernité compliqués par ceux de la mondialisation, comme on l’a montré.
L’islam actuel est contemporain de la fin des idéologies messianiques laïques et des certitudes d’une science conquérante ; il assiste à l’ébranlement des légitimités construites par et pour les Etats-nations et à l’éveil concomitant de peuples, de minorités ethno-culturelles, de communautés régionales longtemps marginalisés, opprimés par des Etats centralisateurs religieux ou laïcs; il refuse néanmoins de prendre acte des démentis nombreux, répétés que l’histoire interne de toutes les sociétés dites musulmanes a infligés à l’utopie d’une “ Loi divine, révélée ” (al-chariâ) que continuent de proclamer, d’imposer des clercs solidaires à la fois de régimes politiques en mal de légitimité et d’un islam populiste qui se veut “ révolutionnaire ”. Pour comprendre la réactivation, en contextes islamiques contemporains, d’une contradiction commune à toutes les grandes religions, nous devons nous arrêter ici à l’histoire interne de l’utopie islamique et à la sociologie des expressions de cette utopie aujourd’hui. Mais comment procéder pour ne pas répéter tant d’exposés qui reprennent inlassablement des données figées sans visée critique, ni intention explicative ? Si l’on veut être à la fois exhaustif, informatif, explicatif et critique, on retiendra une structure d’accueil où viendraient s’inscrire toutes les recherches qui restent à entreprendre sur un domaine aussi vaste et complexe que la mappemonde. On aura une idée de cette complexité et de cette étendue en parcourant le survol chronologique et généalogique des dynasties en terre d’islam que vient de publier Bosworth (1996). L’auteur recense cent quatre-vingt-six dynasties répandues dans un monde qui va des Philippines au Maroc et de l’Asie centrale à l’Afrique du Sud. Je ne veux pas dire bien sûr qu’il suffit de parcourir la ligne chronologique de l’histoire des dynasties des origines à nos jours pour rendre compte de l’islam actuel; je proposerai plutôt de partir d’une sociologie des expressions contemporaines de cet islam pour montrer comment dans chaque contexte socioculturel et politique, le passé de l’islam est sollicité, interprété, plié aux besoins des luttes en cours. Cette procédure permet de distinguer clairement la production imaginaire des sociétés contemporaines avec des manipulations plus ou moins accentuées d’un objet multiple que tous les acteurs appellent confusément l’islam et la connaissance scientifique critique des différents domaines (spirituel, rituel, théologique, juridique, artistique, politique, etc.) de réalisation historique du même objet. Il ne s’agira pas d’opposer à la manière des théologies défensives ou apologétiques un “ islam vrai ”, idéalement construit, à un islam imaginaire manipulé par les acteurs et donc faux. L’objectif demeure scientifique dans les deux cas : en effet, les religions, comme toutes les grandes idéologies mobilisatrices, structurent l’imaginaire de tous les groupes sociaux et contribuent ainsi à ce que Castoriadis a bien décrit comme “ la production imaginaire de la société ”; dans le cas de l’islam actuel, la projection des “ valeurs ” et de l’espérance salvatrice vers un Age inaugurateur non plus seulement d’une Ere islamique, mais d’un Paradigme existential universalisable, revêt une importance psycho-sociale et politique d’autant plus inattendue qu’on lisait plutôt une évolution inverse dans les horizons ouverts par les luttes de libération des années cinquant et soixante. La forte récurrence du Paradigme d’Action historique mis en place déjà par le Coran, les enseignements et les conduites normatifs du Prophète sont en soi des faits qui donnent à penser sur les liens entre espérance religieuse et espérance politique dans l’évolution historique des sociétés.
Pour lier ensemble toutes ces données, j’introduirai le concept de dialectique du local et du global richement illustré dans les travaux de Geertz (notamment 1968) qui a inauguré, loin des islamologues, une problématique anthropologique trop peu exploitée jusqu’ici.

La dialectique du local et du global

Le fait islamique a émergé dans le local le plus circonscrit : la modeste cité mekkoise, relayée pendant dix ans, puis remplacée par l’agglomération encore plus humble de Yathrib/Médine. Prenant appui tour à tour sur ces deux centres, un mekkois, Mohamed ibn ‘Abdallah, rejoint par quelques disciples, a su activer les éléments les plus pertinents d’une dialectique sociale, politique et culturelle suffisamment intense pour générer un Paradigme existential dont l’expansion et la récurrence soulève l’hostilité irréductible des uns, l’adhésion fervente et l’inépuisable espérance des autres. Le fait chrétien a commencé de la même façon avec Jésus de Nazareth. Pour les deux religions, le passage du local au global n’a connu ni les mêmes rythmes, ni les mêmes péripéties; mais dans les deux cas, la même distinction s’impose entre un moment prophétique et un moment impérial. Je réserve le cas du judaïsme qui a inauguré la fonction prophétique, mais qui n’a pas été lié à un Etat indépendant avant la création de l’Etat d’Israël.
J’appelle moment prophétique la conjonction d’une dialectique historique locale avec un discours de structure mythique qui transfigure des acteurs et des conduites ordinaires en tensions spirituelles éducatives entre l’homme appelé à l’exercice d’une liberté responsable et un Dieu vivant, transcendant progressivement intériorisé comme un vis-à-vis exigeant, compatissant, protecteur, bienfaiteur.
Cette définition n’a aucune visée théologique; elle est programmatique en ce sens qu’elle introduit des outils d’analyse et de compréhension pour le linguiste, l’historien, le psychologue, le psycho-socio-linguiste et l’anthropologue pour l’interprétation des récits mythiques et la mise en évidence des structures évolutives de l’imaginaire social. J’ai montré, avec l’exemple de la sourate 18 (Arkoun 1982), comment trois récits anciens – les 7 Dormants (Ahl al-kahf), l’épopée de Gilgamesh, le Roman d’Alexandre – illustrent trois définitions également programmatiques du langage, du mythe et de l’activité scientifique :
“ Un langage est d’abord une catégorisation, une création d’objets et de relations entre ces objets. ” (Benvéniste)
“ Le mythe est un palais idéologique construit avec les gravats d’un discours social ancien. ” (Lévi-Strauss)
“ L’activité scientifique n’est pas une accumulation aveugle de vérités; la science est sélective et recherche les vérités qui comptent le plus soit par leur intérêt intrinsèque, soit comme outils pour affronter le monde. ” (Van O. Quine)
Le type de pensée et l’engagement épistémologique de la raison requis par ces définitions demeurent inaccessibles pour tous ceux qui n’ont pas effectué les parcours méthodologiques et conceptuels propres à chaque discipline invoquée. La différence entre un objet mental créé par le langage et un objet physique dont l’existence ne dépend ni de la perception ni du nom qui lui est donné, demeure impensable pour tous ceux qui perçoivent, pensent et s’expriment dans le cadre cognitif mis en place par ce verset de la Bible repris par le Coran : “ Dieu a enseigné à Adam tous les noms ”. La nomination possède non seulement une force d’existentiation (ijâd) des objets nommés, mais aussi une garantie ontologique incluse dans les noms enseignés par Dieu. Ce mécanisme onto-psycho-linguistique est une caractéristique majeure de ce que j’appelle le discours prophétique pour englober ses manifestations linguistiques dans la Bible hébraïque, le discours de Jésus de Nazareth articulé en araméen, transcrit ultérieurement en grec, le Coran. La reconquête du discours prophétique comme fait linguistique d’abord, est elle-même une opération éducative difficile, voire psycho-linguistiquement impossible dans certains cas, du fait des définitions théologiques dogmatiques de la “ Parole de Dieu ” comme une Révélation transcendante, normative, immuable (et même incréée selon la position “ orthodoxe ” qui a éliminé la théorie mu’tazilite du Coran créé en islam).
Ces observations n’ont rien de théorique ou de spéculatif, elles résultent de mon expérience personnelle avec les publics juifs, chrétiens et musulmans les plus divers : les procédures pédagogiques les plus patientes, les explications les plus simplifiées se heurtent soit à un refus de principe des esprits les plus dogmatiques, soit à un impensable lié au fonctionnement de deux formations diamétralement opposées, mais conduisant au même blocage psycho-linguistique : la formation religieuse “ orthodoxe ” utilise une stratégie de refus pour se débarrasser de toutes les attitudes de pensée qui remettrait en cause la connaissance idéale de ce qui est nommé avantageusement et sans examen critique la foi; dans le contexte démocratique où chaque citoyen est parfaitement habilité à s’enfermer dans sa “ différence ”, surtout quand elle est rattachée à la région sacrée de la foi, nous assistons, en Europe notamment, à un usage intellectuellement exaspérant et dangereux de cette stratégie de refus. Non moins exaspérante et dangereuse est l’attitude de tous les esprits formés dans la culture dite moderne et laïque de l’incroyance, dans le culte dogmatique et joyeux de “ la mort de Dieu ”, dans le rejet non seulement des dogmes et des catéchismes perpétués par toutes les “ églises ”, mais plus gravement des dimensions religieuses de toutes les cultures manifestées dans l’histoire. Le mot de Voltaire est très éclairant aujourd’hui : à ceux qui s’inquiétaient déjà du vide, voire des ruines qu’entraînait le succès des combats de la raison des Lumières, il répondait : “ Je vous délivre d’une bête féroce et vous me demandez par quoi je la remplace ! ” Assurément, la raison soucieuse de son autonomie par rapport à tous les dogmes extérieurs à elle ne pouvait à la fois lutter contre un cléricalisme tout puissant et obscurantiste et construire des valeurs de substitution immédiatement opératoires. Mais c’est un fait historique que l’Etat-nation, la démocratie représentative, le suffrage universel, la philosophie politique gérée par l’Etat sont en train de montrer leur épuisement, tout comme les régimes religieux antérieurs aux révolutions modernes.
On comprend, dans ces conditions, pourquoi les rares ouvrages novateurs sur les questions majeures léguées par le discours prophétique et ses diverses manipulations pieusement recueillies et transmises dans chaque Communauté sous le nom de Tradition vivante, n’ont pas de public-cible capable d’en saisir la portée et de répercuter leurs apports dans de féconds débats de société. Voyez les campagnes électorales dans les sociétés démocratiques : le problème de la production, de la gestion et des fonctions du sens et des effets de sens n’est jamais à l’ordre du jour. Dire que l’électeur moyen n’y comprendrait rien serait incomplet et injuste : la vérité socio-culturelle aveuglante et plus inquiétante, c’est que dans leur grande majorité, les “ représentants ” du peuple n’éprouvent eux-mêmes aucun intérêt à s’engager dans une telle voie. Dans le cas des sociétés qui se réclament de “ l’islam ”, les questions religieuses sont tout simplement interdites d’accès aux chercheurs, aux penseurs, aux écrivains, aux artistes qui s’aviseraient de transgresser tant soit peu la Tradition vivante orthodoxe. Je connais un nombre important d’intellectuels, de collègues qui contribuent au maintien et à la justification de tels tabous.
Compte tenu de tout ce qui vient d’être dit, on retiendra que le moment prophétique n’échappe pas au poids de l’histoire; il représente l’étape d’émergence, de construction socio-politique et linguistique du système de croyances et de non croyances non encore fixé dans des codes rituels, éthiques, juridiques, institutionnels qui interviendront dans l’étape suivante : le moment impérial où un appareil étatique étatisera la religion. Au stade coranique, le vis-à-vis intérieur entre les hommes qui entendent l’appel et Dieu s’instaure dans le contexte d’une culture orale, en dehors de l’intervention de clercs qui exercent un pouvoir d’interprétation favorable, ou en opposition à l’Etat. En outre, ce qui deviendra le Mushaf ou Corpus Officiel Clos, et les recueils orthodoxes de Hadîth érigés également en Corpus Officiels Clos n’existe et ne fonctionne que sous forme d’énoncés oraux ouverts aux questionnements et aux réactions immédiates des acteurs. J’insiste sur ces données historiques que le discours normatif de la croyance gommera très vite pour projeter sur le moment prophétique, érigé en Age inaugurateur, toutes les transformations historiques imposées durant le moment impérial.
J’appelle moment impérial la période de formation et d’expansion rapide de l’Etat califal qui, institutionnellement, dure de 661 à 1258, malgré les vicissitudes politiques qu’il traverse à partir de l’intervention des Bûyides (320/932), puis des Saljûkides (431/1040). L’Etat califal se caractérise par la construction et le maintien d’une légitimité politico-religieuse acceptée par les Sunnites, rejetée par les Khârijites et les diverses branches chi’ites. Toute l’historiographie musulmane, reprise par l’érudition orientaliste depuis le XIXe siècle, a retenu les faits accomplis politiques et doctrinaux sans s’embarrasser des problèmes posés par le passage du moment prophétique au moment impérial d’une part, par la dialectique constante entre les enjeux de sens et les volontés de puissance engagés dans les débats théologico-politiques et les affrontements pour le pouvoir dans tout l’espace nominalement géré par l’Etat califal d’autre part. Je n’ignore pas l’apport des historiens modernes à l’analyse critique des textes anciens, surtout depuis que les orientalistes s’ouvrent davantage aux curiosités des sciences sociales. Il reste que le préjugé de rationalité continue à l’emporter sur la prise en compte du rôle de l’imaginaire dans la construction des légitimités, la formation et l’expansion des orthodoxies, les représentations de la vérité religieuse, les stratégies discursives de la pensée islamique pour couvrir d’un voile divin, sacré des normes éthiques, juridiques, politiques, économiques qui relèvent toutes des activités et des luttes profanes des acteurs sociaux. C’est ainsi que les historiographies anciennes et actuelles, renforcées désormais par la littérature politologique, ont imposé l’image rigide, immuable, artificiellement sacralisée d’un islam-hypostase qui ignore le local, l’historique, le sociologique, le psychologique, le linguistique, le mythologique… et assigne un statut légal d’essence divine à toutes les pensées, toutes les initiatives, toutes les productions des hommes en société. On trouve rarement dans les écrits les plus critiques – au sens des sciences sociales – à propos de cet Islam écrit avec majuscule, les concepts d’étatisation de la religion, de sacralisation, de divination, de transcendantalisation, de spiritualisation, d’ontologisation, de mythologisation… qui ont tous rendu nécessaires aujourd’hui pour l’analyste les processus inverses d’étatisation, désacralisation, dédivinisation…, en un mot de dé-voilement, de dé-construction, d’historicisation, de mise à nu de la réalité traitée par et pour l’imaginaire social sous couvert, toujours, d’un discours formellement critique et rationalisé comme celui des Usûl al-dîn et Usûl al-fiqh, de la critique des Hadîth et plus généralement des Akhbâr, de l’exégèse coranique et de l’élaboration des normes juridiques (istinbât al-ahkâm), de l’histoire du texte coranique, des recueils “ authentiques ” de Hadîth (y compris les asbâb al-nuzûl), de la mise en forme “ historique ” de la Sîra du Prophète, de ‘Alî, des Imâm, etc. C’est toute l’histoire de la pensée islamique et du contexte impérial où elle a rempli simultanément des fonctions d’idéation et des fonctions d’idéologisation/mythologisation, qui doit être réécrite pour deux raisons fondamentales : atteindre une meilleure adéquation descriptive et explicative dans un domaine encore mal intégré dans les tâches de théorisation conduites par les sciences sociales; répondre aux besoins intellectuels et culturels vitaux de toutes les sociétés qui dépendent aujourd’hui des représentations fausses et des croyances illusoires véhiculées par l’islam étatisé, ritualisé, dangereusement manipulé dans les contextes nouveaux d’effervescences populistes, de désintégration des codes culturels populaires aussi bien qu’urbains.
L’islam actuel ne dispose ni des ressources éducatives et culturelles, ni surtout des libertés politiques et sociologiques indispensables pour gérer avec succès l’immense construction des islams “ orthodoxes ” légués par le moment impérial, les grandes ruptures historiques avec sa tradition exhaustive et son environnement géopolitique et géo-historique (le monde méditerranéen et l’Europe moderne), les défis de plus en plus décisifs de la science, de la technologie et de l’économie liées à la révolution informatique. La longue période historique qui s’étend du XIIIe à la fin du XVIIIe siècle est décrite par les historiens sous les termes de décadence, de léthargie, de recul, de sociétés en voie de sous-développement en contraste avec les sociétés européennes qui à partir du même XIIIe siècle, inaugurent une marche irrésistible, ininterrompue vers la modernité avec ses développements en cours sous le nom de mondialisation. Si nous revenons à notre dialectique du local et du global, on peut parler de la revanche du local sur le global après les affaiblissements successifs et finalement la disparition de l’Etat califal. Sans doute doit-on tenir compte de ce qu’on appelle l’Empire ottoman. Dans le cadre d’analyse que j’ai choisi – la dialectique du local et du global, des enjeux de sens et des volontés de puissance dans le monde méditerranéen incluant la partie la plus dynamique de l’Europe du XVe au XVIIIe siècle – on peut parler d’un rétrécissement des horizons intellectuels et culturels de l’islam savant, de sa ritualisation, de son immersion dans les codes symboliques et coutumiers locaux avec, notamment, la large diffusion des confréries pour compenser les carences locales des différents centres politiques trop éloignés ou trop faibles pour exercer un contrôle effectif sur tous les groupes ethnoculturels et toutes les régions. La déperdition de sens et d’élan intellectuel, l’insignifiance de la créativité littéraire et de l’innovation scientifique, la disparition du pluralisme doctrinal et de l’attitude humaniste (adab philosophique du IVe/Xe siècle) sont liées à plusieurs faits qui ont dominé la période ottomane : l’imposition d’une seule école juridique officielle (l’école hanafite) sur toute l’étendue de l’Empire, l’élimination totale de la philosophie, la généralisation d’une scolastique servile qui glose indéfiniment quelques manuels classiques sélectionnés en fonction de leur orthodoxie, l’absence de confrontations doctrinales (munâzara) entre docteurs appartenant à différentes écoles, l’oubli de courants de pensée féconds, d’ouvrages et d’auteurs marquants de la période classique. En revanche, l’Etat ottoman a toujours favorisé les œuvres et les institutions, comme l’architecture et l’armée qui sont plus directement liées à la gloire de l’Empire, au déploiement de sa puissance, au maintien de sa légitimité. On notera, cependant, un point de résistance des taha qui ont refusé d’accorder aux sultans le titre convoité de calife.
Peut-on parler de “ Renaissance ”, Nahdha, comme l’ont fait les “ Arabes ” – le domaine arabophone de l’Empire ottoman – qui ont souffert d’une domination réhabilitée après coup, notamment en Algérie, pour célébrer les “ protecteurs de l’islam ” contre les entreprises colonisatrices de l’Europe chrétienne ? Cette question introduit un grand problème de connaissance historique : nous sommes loin, en effet, d’une définition objective du rôle et de la place de la période ottomane dans la perspective large d’une histoire globale des peuples, des cultures, des religions, des hégémonies dans l’espace méditerranéen. Cet objectif implique que les peuples et les Etats-nations européens renoncent à une historiographie unilatérale, autocentrée qui mentionne les musulmans en général et les Turcs en particulier comme des forces négatives opposées à son expansion; de même, les peuples colonisés et les Etats-nations-partis qui les ont pris en charge après les indépendances doivent cesser d’écrire et d’enseigner leur histoire avec des catégories moralisantes, apologétiques et militantes qui permettent d’expliquer tous les retards historiques face à l’Europe moderne et toutes les difficultés actuelles par la sauvage domination coloniale, ce qui dispense d’examiner des mécanismes structurels bien plus anciens.
Il y a renaissance à partir du XIXe siècle dans la mesure où il y a réactivation du champ intellectuel, ouverture de la créativité culturelle, sensibilité aux progrès matériels de la civilisation grâce à un mode de connaissance ignorée jusque-là en contextes islamiques. La curiosité scientifique pour la période classique (le moment impérial) accueille pour la première fois les méthodes de la philologie et le cadre de l’enquête historiciste; on s’intéresse à l’édition critique des textes anciens, à l’instar de la Renaissance européenne pour les textes gréco-latins; les institutions politiques et juridiques modernes retiennent l’attention, mais pas au point de déclencher un courant de révision critique des fondements méthodologiques et cognitifs de la pensée islamique. Hourani (1962) a eu raison de décrire cette période sous l’appellation d’Age libéral : vue à partir du discours islamiste actuel et du retour à un local travesti sous les prétentions à une universalité fantasmatique, la Nahdha et même la pensée salafi étaient plus chargées d’espérance, d’ouverture à la modernité intellectuelle, politique et juridique que ne le sont la Révolution socialiste arabe de Nasser, trop inféodée à un communisme sans marxiens critiques, ou la Révolution islamique actuelle, trop dominée par des clercs plus proches de la religion populiste que d’une spiritualité intellectuellement exigeante. Beaucoup rejetteront cette proposition par ce qu’elle semble négliger la domination coloniale qui a pesé jusqu’en 1945 sur toutes les sociétés à références islamiques. Ce point est important, car il permet de mesurer la responsabilité des intellectuels “ organiques ” qui, pour bénéficier des privilèges de la nouvelle Nomenklatura, ont soutenu des idéologies extérieures aussi bien à la tradition islamique considérée comme désuète et sans pertinence politique que, plus encore, aux codes coutumiers et culturels des mondes ruraux et nomades. Le “ prolétariat ” était le seul moteur d’une révolution dont on peut aujourd’hui seulement dénoncer les horreurs sans se faire rejeter dans le camp du mal absolu : le colonialisme et l’impérialisme. Ce partage politico-manichéen qui a longtemps affecté le lien social dans l’Europe de l’après-guerre est repris avec plus de radicalisme anti-intellectuel par les militants de la révolution islamique. C’est que les bases sociologiques de l’idéologie socialo-communiste des années cinquante à soixante-dix se sont considérablement élargies du fait de la croissance démographique, tandis que le déracinement des ruraux et des nomades a entraîné un gonflement de villes conçues au début du siècle, voire au XIXe siècle pour des classes urbaines réduites. Le développement rapide d’une force sociale populiste s’explique par la conjugaison de ces facteurs, auxquels il faut ajouter le système éducatif conçu et imposé par des Etats-nations-partis volontaristes : la séparation entre sciences de l’ingénieur et sciences de l’homme et de la société a été plus radicale et plus nuisible encore que dans les systèmes modèles en Occident. Si les ingénieurs formés dans les nouvelles facultés des sciences s’engagent plus facilement dans les mouvements islamistes, c’est parce qu’ils sont plus privés encore que leurs pairs des facultés de droit et de sciences sociales des outils de pensée indispensables pour recevoir ou produire soi-même un raisonnement d’historien, de sociologue, de linguiste, de psychologue, d’anthropologue. Ces domaines de la réalité sont vécus, utilisés, interprétés avec les catégories des croyances et non croyances enseignées par la religion avec les réappropriations idéologiques effectuées par le discours scolaire, lui-même façonné par le discours officiel de la construction nationale (les ministres de l’éducation travaillent avec leurs collègues de l’intérieur, de “ l’orientation nationale ”, des affaires religieuses, de l’information dans la ligne fixée par l’Etat-parti). Le maquis idéologique populiste se trouve ainsi répandu dans toutes les couches et tous les secteurs de la société; mais c’est dans les grands centres urbains qu’il se manifeste avec le plus de virulence politique et de pression sociale. Que certains régimes réussissent mieux que d’autres à réguler, détourner, contenir ces forces de protestation et de changement est indéniable; il reste que le populisme est désormais une donnée sociologique structurelle générée au cours des années soixante à quatre-vingts dans toutes les sociétés de l’ex-Tiers-Monde. Cette donnée conditionne le discours démagogique des Etats, pèse sur la manipulation des “ valeurs ” religieuses, réduit les chances de diffusion et d’action des modes de pensée critiques et désaliénants.
J’ai marqué, chemin faisant, les distances scientifiques, les postures psychologiques, les visées de sens et de puissance qui séparent l’islam actuel des islams historiques tels que l’historien critique s’efforce de les restituer dans leurs manifestations successives. La leçon la plus précieuse de ce bref parcours ne concerne pas seulement l’islam et ses fidèles; elle touche au statut du sens et de ce qui fait sens pour les hommes en société. On reconnaîtra, cependant, une différence importante entre la situation de l’islam comme Modèle d’Action Historique et les musulmans qui s’en réclament aujourd’hui d’une part; la modernité, ses producteurs et ses usagers d’autre part. Dans le premier cas, des générations d’acteurs sociaux ont laissé s’accumuler depuis le XIIIe siècle au moins, un immense impensé générant des impensables de plus en plus lourds à gérer aujourd’hui; dans le second, on a effectué des sauts périlleux par dessus des valeurs, des enjeux, des œuvres, des signes, des symboles qu’on n’a pas pris le temps de penser, d’évaluer, d’intégrer là où il faut, quand il faut dans les “ paradigmes ” successifs que seuls des combats politiques ont fait prévaloir. Ces paradigmes sont dès lors frappés de contingence philosophique et d’arbitraire politique; ils vont même jusqu’à favoriser la consommation de ce que Bourdieu vient d’appeler “ la pensée jetable ”. Se donnera-t-on le temps de les repenser et éventuellement de les réintégrer dans la carte plus complète, plus lisible, plus éloquente des cultures du monde ? Autrement dit, la modernité aussi a généré des impensés et des impensables en investissant le sens pour gagner plus de puissance là où il fallait prendre garde à ne pas lier le destin des hommes à des effets de sens sans lendemain : Julia Kristeva a parlé de “ la genèse destructrice du sens ” au temps où la sémiotique semblait vouloir introduire des stratégies cognitives plus efficaces pour mieux maîtriser les conditions de production et de consommation du sens.
Ayant dit tout cela, il faut travailler davantage le concept pour éviter de renforcer l’idée déjà trop répandue que l’islam est une entité substantielle qui se génère à partir de ses textes fondateurs et impose ses marques sur les sociétés et les cultures qui l’ont reçu. L’islam actuel, comme l’islam classique et l’islam naissant avec le Coran et l’action de Mohamed, sont les produits évolutifs et changeants d’acteurs sociaux si divers et de conditions historiques si complexes à travers le temps et l’espace que nous préférons parler de l’islam hypostasié des textes et des croyants plutôt que des forces concrètes qui le façonnent doctrinalement et idéologiquement. Ces forces aujourd’hui se nomment populisme, déracinement des ruraux et des nomades, désintégration des milieux urbains marchands et cultivés (au sens de la culture savante écrite) sous les pressions conjuguées de la démographie, de l’afflux des ruraux sans travail, destruction des codes culturels et des systèmes de solidarité traditionnels, Etats-nations-partis plus soucieux de monopoliser la violence légale que de construire des légitimités modernes, disparités sociales et économiques entre des îlots de surmodernité, des classes moyennes maintenues au-dessous de leurs ambitions les plus légitimes et des masses vouées à la précarité, la frustration, l’exclusion, le chômage, c’est-à-dire aux situations constitutives de l’imaginaire de la révolte. Je parle de révolte plutôt que de révolution, car je préfère réserver ce dernier concept aux soulèvements populaires soutenus, légitimés par une idéologie porteuse d’un avenir durable d’émancipation positive. C’est le cas du discours coranique, qui a accompagné l’action organisatrice concrète de Mohamed tout en ouvrant des horizons de sens qui permettront aux générations ultérieures – surtout celles qui ont produit l’islam classique sous les grands califes abbasides – de construire la Figure sacrée idéale du Prophète médiateur et d’une Révélation fondatrice et Référence obligée pour les œuvres et les conduites des fidèles.
Le discours coranique n’a ni le même statut cognitif, ni les mêmes stratégies discursives que celui que j’appelle le discours prophétique. Celui-ci ne se confond pas avec les dits du prophète recueillis dans les grands corpus officiels clos de Hadîth; pour la croyance orthodoxe, il ne saurait être identifié au discours coranique qui est divin. Le discours prophétique est celui qui est donné à mémoriser, à percevoir, à méditer, à commenter, à faire fructifier en une vaste expansion sémantique par le travail de sacralisation, de transfiguration, de mythologisation, de transcendalisation, d’ontologisation de la communauté interprétante au cours des siècles. Il est le produit de l’imaginaire collectif de divers groupes sociaux; en retour, il nourrit, galvanise, émeut, enflamme ce même imaginaire que les croyants appellent la foi. Par son énonciation, chaque fidèle se libère de son moi individuel ordinaire, du temps et de l’espace profanes pour se rendre immédiatement contemporain du prophète, témoin de la descente de la Parole de Dieu, des pieux Anciens transfigurés comme le prophète en Modèles de fidélité scrupuleuse, de transmission par la parole et l’action de tous les enseignements qui viennent gonfler la Tradition vivante et enrichir l’efficace du discours prophétique. Celui-ci est un espace homogène d’articulation d’un sens nécessairement vrai, intangible, s’appliquant à tous les temps et à tous les lieux, indépendant lui-même du temps et du lieu; il combine les citations des versets coraniques, des hadîth du prophète, des récits édifiants sur la vie et les conduites d’autres prophètes reconnus, des saints rapprochés de dieu avec l’intercession du prophète, des imams fondateurs d’écoles et reconnus orthodoxes; il exclut en revanche tout autre discours humain qui n’est pas authentiquement dérivé du discours-source-fondement. La récurrence de ce discours dans les milieux socio-culturels et les conjonctures historiques les plus divers s’explique par sa structure mythique, sa portée paradigmatique, sa fonction performative, son pouvoir d’intercession, de purification, de promotion spirituelle du fidèle. Cette définition vaut, bien sûr, pour toutes les traditions religieuses monothéistes qui rattachent toutes leurs productions discursives et leurs conduites orientées vers le Salut aux Textes sacrés fondateurs : Bible, Evangiles, Coran et à leur expansion dans la Tradition vivante et par le jeu complexe de ses mécanismes d’intégration, de sélection, de rejet.
Le discours révolutionnaire laïcisant dans le cas des révolutions anglaise, américaine et française de l’âge des Lumières rompt totalement avec les postulats et les représentations religieuses du discours prophétique; mais il garde de celui-ci plusieurs traits communs : il se présente comme fondateur lui aussi d’un nouveau départ de code existential; il met en place un principe d’espérance pour tous les hommes, des paradigmes, des définitions qui in-forment et gouvernent toute production de l’existence humaine. En même temps, il détache l’éthique, le droit, la spiritualité des références explicites à un Dieu vivant, se révélant aux hommes dans l’histoire; il confère à une raison souveraine et responsable la charge de définir et d’évaluer toutes les légitimités. La coupure avec la vision métaphysique des théologies spirituelles n’est donc pas totale : il y a substitution d’un pouvoir spirituel laïcisant au pouvoir de droit divin antérieur; c’est en ce sens que je parle de discours laïcisant. La compétition entre les deux discours reste ouverte jusqu’à nos jours : bien que le second ait une durée plus courte et des lieux d’application moins nombreux que ceux du premier, on doit reconnaître que la fécondité existentiale et les promesses d’émancipation de l’un et de l’autre ne sont toujours pas épuisées. Le sort réservé par l’histoire à la révolution bolchevique d’Octobre 1917 confirme a contrario la validité de l’analyse comparative que j’esquisse ici pour mieux évaluer le statut de ce qu’on appelle, depuis la montée de Khomeini au pouvoir, la révolution islamique. On ne peut, en effet, parler de l’islam actuel sans s’interroger sur les significations, la portée et les limites de ce grand événement .
Avant d’examiner le cas de la révolution islamique, il est utile d’insister sur les dérives idéologiques des deux discours que je viens de présenter comme deux codes existentiaux à la fois discontinus, rivaux et intriqués. Le passage du discours prophétique aux codages théologiques, juridiques et politiques est comparable à celui du discours révolutionnaire des Lumières aux codages philosophiques, juridiques et institutionnels qui fonctionnent encore dans les sociétés démocratiques d’Occident. Les croyants parlent de dégradation de la révélation dans les usages pervertis qu’en font les hommes en sociétés; les citoyens laïcs parlent de crise, de corruption, d’infidélité aux principes de 1789 (dans le cas français). C’est un fait que les Empires chrétiens de Byzance et d’Occident, l’Empire musulman sous le califat, puis le sultanat ottoman ont développé des systèmes cléricaux oppresseurs qui ont oblitéré les visions émancipatrices du discours et de l’action prophétiques. Il y a progrès et nouveau départ de code avec la raison des Lumières parce qu’elle a libéré le champ intellectuel des fausses connaissances, des ordres politiques et juridiques arbitraires accumulés par les institutions cléricales de toutes religions. Mais à son tour, cette raison libératrice a vite épuisé son ethos éthique et spirituel en devenant conquérante, dominatrice et dogmatique. En France notamment, la lutte anticléricale si nécessaire et féconde, mais aussi si violente et radicale, a engendré une religion laïciste qui révèle son dogmatisme et son incapacité à gérer le pluralisme culturel après deux siècles de riches et fortes expériences.
L’islam actuel est en train de servir de révélateur des limites intellectuelles et culturelles du discours révolutionnaire initié et nourri par l’Aufklärung. Je ne veux pas dire que la pensée islamique actuelle lance des défis intellectuels inconnus jusqu’ici de la raison des Lumières; le vis-à-vis chrétien a déjà fait valoir devant la montée de la modernité en Europe tous les types et degrés de résistance, de rejet, de revendication qui peuvent émaner d’une religion du livre; au surplus, la pensée islamique d’aujourd’hui est trop démunie devant la modernité pour servir de vis-à-vis dialectique fécond dans le débat en cours sur les fonctions du religieux dans le contexte de la mondialisation. Le défi de l’islam actuel dans les sociétés d’Occident réside essentiellement dans sa présence sémiologiquement et sociologiquement assez visible pour susciter des réactions de crainte et de rejet dans des populations réputées éduquées par les Lumières. Il est vrai que la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen en France n’a été suivie d’effets pour le vote des femmes qu’en 1945 !
Peut-on dire que la révolution islamique qui alimente les audaces politiques et les revendications de Djihad versus McWorld introduit des éléments spécifiques nouveaux qui obligeraient à enrichir d’un troisième type la typologie qu’on vient d’esquisser ? A défaut de défi intellectuel de la part de la pensée islamique, il y aurait ainsi un défi historique de portée paradigmatique qui impliquerait des enjeux de sens non seulement pour la raison des Lumières, mais de façon plus décisive pour la raison en voie d’émergence.
Cette question reprend sous une forme plus programmatique, mais toujours avec une intention critique radicale et englobante, ce que j’ai déjà dit sur la situation irréversible créée pour l’islam et sa tradition par l’épreuve historique engagée dans les années soixante-dix. Cette fois, l’islam ne pourra pas éluder, comme il l’a fait avec l’alibi des luttes de libération, la révolution mentale majeure qui porte sur les conditions de production, de transmission, de consommation du sens dans les sociétés humaines. A ce point de notre parcours analytique et critique, il est nécessaire d’introduire les problèmes posés par l’attitude de l’islam actuel devant sa tradition.

Approche de la tradition en contexte islamique

Pour cette partie de ma contribution, je me contenterai de reprendre une longue étude que j’ai déjà consacrée à la tradition en 1984, et qui a été publiée en 1985 sous un titre semblable à celui que je reprends ici, en intégrant les données nouvelles de la mondialisation et la prise en compte de Djihad comme Figure de l’histoire en cours. On verra que la visée critique et constructive de ma réflexion d’il y a treize ans (Arkoun 1985) s’impose avec plus de pertinence et d’urgence dans le contexte actuel de tensions politiques et sociales pouvant aller jusqu’à l’inqualifiable guerre civile en Algérie.
Pour introduire à la lecture de ce texte, je voudrai ajouter quelques clés en définissant plus clairement des concepts qui sont devenus des outils indispensables à toute contribution sérieuse au projet d’une critique de la raison islamique que je développe depuis une quarantaine d’années . Je distinguerai deux cadres de l’activité cognitive de la raison, correspondant à deux moments de l’histoire de la pensée : le cadre de la civilisation intermédiate telle que Goitein (1966) l’a définie; le cadre de la modernité tel que Braudel (1967) et Habermas (1988) l’ont historiquement et philosophiquement présenté. Dans le premier, nous avons les champs clos d’une raison à la fois théocentriste et logocentriste, mais dont la souveraineté s’exerce dans les limites fixées par celle de Dieu; dans le second, les champs ouverts de la modernité comme projet jamais achevé où la raison demeure logocentriste, mais s’arroge une souveraineté dont les limites sont fixées ou levées par sa seule décision. Entre les deux cadres, il n’y a ni cloison chronologique, ni cloison cognitive étanche; il est donc très important de pouvoir identifier, dans le premier cadre, certaines postures déjà anticipées par la raison prémoderne et qui ne seront pleinement déployées qu’ultérieurement; inversement, les postures propres à la raison prémoderne continuent de résister à tous les démentis infligés par la critique moderne. On assiste même à l’échec de cette dernière devant les progrès politiques et l’expansion sociologique d’un religieux agressif, obscurantiste puisqu’il ignore jusqu’aux préoccupations critiques élémentaires de la raison prémoderne.
Pour illustrer ces aperçus historiques rapides, il conviendrait de reprendre ici l’analyse de concepts que j’ai souvent employés ailleurs dans la perspective d’une critique de la raison religieuse à partir de l’exemple islamique. Je mentionnerai les suivants et dirai quelques mots sur le premier :
fait coranique et fait islamique; sociétés du Livre-livre; saint, sacré, sacrilège, sacrifice; orthodoxie et hérésie; exégèse, interprétation et critique de discours; existentiel, existential; mythe, mythifier, mythologiser, mystifier; idéation, idéologisation et relation critique.
Le concept de fait coranique a été généralement compris par mes lecteurs comme l’expression d’un parti pris fidéiste pour préserver le dogme de l’authenticité divine du Coran des atteintes de la critique moderne qu’on peut, en revanche, concentrer sur le fait islamique qui est plus directement le produit des stratégies idéologiques des acteurs sociaux. Ce contresens courant renseigne plus sur le système cognitif des lecteurs qui s’enferment dans l’historicisme positiviste que sur la posture épistémologique que je tente d’appliquer à une critique neuve de la raison religieuse par delà l’exemple du Coran et de ses expansions théologiques. Naguère, Malek Bennabi (1954) avait utilisé l’expression phénomène coranique dans une perspective apologétique qui assure un grand succès à son livre dans les milieux islamistes d’aujourd’hui. C’est pourquoi la conquête d’un concept opératoire critique à propos du Coran est mise en échec, pour des raisons opposées, aussi bien du côté islamique que du côté des historiens gardiens et gestionnaires de l’orthodoxie historiciste positiviste.
Par fait coranique, j’entends la manifestation historique dans un temps et un milieu socioculturel précis d’un discours oral qui a accompagné pendant vingt ans l’action historique concrète d’un acteur social nommé Mohamed ibn ‘Abdallah. On voit que le concept vise non pas à défendre ou écarter la dimension religieuse de ce discours, mais à fixer l’attention, dans un premier temps méthodologique, sur les conditions linguistiques, culturelles et sociales d’articulation du discours par un locuteur, de sa réception par les divers destinataires explicitement visés. Il y a là un projet d’investigation qui se veut simultanément linguistique, sémiotique, sociologique, psychologique, anthropologique. Toutes ces dimensions sont, en effet, présentes dans toutes les unités de discours que la littérature exégétique et la philologie moderne ont essayé d’identifier. Séparer ces dimensions sous prétexte de respecter l’autonomie des disciplines telles qu’elles sont découpées par la scolastique universitaire, c’est imposer un premier choix réducteur qui n’est pas moins dangereux que celui des théologiens, des juristes et, davantage encore, des militants intégristes d’aujourd’hui dont on connaît les projections arbitraires sur le discours oral devenu texte (le fameux Mushaf que j’appelle Corpus Officiel Clos).
Le saut linguistique et historique du stade de discours oral articulé, dans des situations de discours changeantes pendant vingt ans, à celui de Corpus Officiel Clos n’est pris en charge jusqu’ici ni par la littérature à visées juridiques des asbâb al-nuzûl (circonstances de la Révélation), ni par l’érudition historiciste, philologique appliquée. Je n’ai jamais rencontré le concept pourtant essentiel de Corpus Officiel Clos chez aucun des plus célèbres coranisants “ modernes ”. Le terme traditionnel de Mushaf est unanimement reçu sans autres commentaires que ceux de la philologie textuelle. On comprend, dans ces conditions, que le concept de fait coranique soit non seulement dédaigné, mais interprété dans un sens “ scientifiquement ” disqualifiant.
Le concept de discours oral transformé en discours écrit et consigné dans un Corpus Officiel Clos par une longue suite de manipulations complexes que l’enquête philologique a eu le mérite, malgré tout, de clarifier dans les limites de ses propres problématiques, est d’autant plus fécond qu’il permet d’ouvrir un chantier d’analyse théorique où tous les textes religieux fondateurs, et en premier lieu la Bible et les Evangiles, seront pris en compte. Et l’on ne visera plus séparément l’authenticité de fragments textuels, ou même de mots dans un corpus donné : ce qui était l’objet de la critique philologique; ce qui est en jeu dans le passage du discours oral au Corpus Officiel Clos (on notera que je ne dis jamais le corpus tout court car, alors, j’escamoterais comme avec le terme Mushaf, tous les problèmes afférents aux concepts de corpus, d’officiel, de clôture), c’est le statut cognitif du sens produit au stade linguistique et historique de discours oral, compte tenu de toutes les situations réelles de discours et des effets de sens construits par les exégèses successives dans des contextes idéologiquement contraignants et, surtout, sur la base exclusive d’un Corpus Officiel Clos résultant d’un fait accompli irréversible (en ce qui concerne le Coran, le fait accompli irréversible peut être daté du Commentaire orthodoxisant de Tabarî (m. 923).
L’islam et sa tradition ont jusqu’ici vécu la modernité comme une agression culturelle (al-ghazw al-fikrî), non comme un phénomène historique à la fois local et orienté vers l’universel; il reste à expliquer pourquoi les avancées intellectuelles, scientifiques, culturelles, économiques de l’aire travaillée par le fait islamique du VIIe au XIIIe siècles ont laissé place au jeu de forces régressives qui ont détaché les rives sud-est de la Méditerranée de toute l’aventure historique de la modernité. En cette fin de siècle, en effet, le rejet de l’Occident a pris les dimensions d’un pôle de l’histoire contemporaine, en tant que Figure symbolique dialectiquement opposée à la Figure rivale nommée McWorld dans la nouvelle étape historique ouverte par l’échec du communisme international et le triomphe d’un libertarisme débridé : bien qu’ils traduisent l’éternel dialectique des dominants / dominés, McWorld et Djihad sont unis cette fois pour enchaîner l’esprit lui-même à des œuvres qui l’aliènent et le détruisent.
Tout en partageant l’argumentation de Barber au sujet des stratégies politiques, économiques, juridiques de McWorld et des proclamations fantasmatiques de Djihad, je voudrais aller plus loin que lui dans la prise en compte des enjeux de sens et de culture engagés dans l’affrontement irrationnel, suicidaire des deux monstres de notre histoire contemporaine. Je trouve un avantage théorique précieux à réfléchir sur l’islam actuel devant sa tradition, non plus seulement à partir de l’intérieur de cette tradition, ce qui a été trop souvent tenté depuis au moins l’Ihyâ ‘Ulûm al-dîn de Ghazâlî, mais à partir des forces qui subvertissent, pour la première fois dans son histoire et de façon sans doute irréversible, cet intérieur même, ce noyau résistant sur lequel Djihad croit pouvoir s’appuyer, alors même qu’il s’empare de bien des outils de McWorld tout en les déclarant sataniques chez son opposé dialectique. Dans ce face à face à armes inégales, l’islam-jihâd, comme hier le discours nationaliste de libération, se présente comme une victime innocente et un sauveur dépositaire de la Loi et de la Promesse divines devant un Occident athée, matérialiste, dominateur, radicalement immoral. Aux peuples colonisés, on promettait seulement les libertés civiles et la justice sociale dans le cadre du socialisme scientifique mis au point dans les démocraties populaires héritières de la Révolution des Lumières. Dans l’affrontement Djihad versus MacWorld, on revient au combat manichéen des Lumières contre les Ténèbres, après les défaites évidentes, les disqualifications irrémédiables des théologies, des théocraties, des Empires, des monarchies autant que des Révolutions modernes fondées sur le Culte laïc de la Raison souveraine.
Qui va prendre en charge tous ces chantiers en ruine ? Qui va inaugurer la Nouvelle histoire après la fin proclamée d’une certaine histoire ? La raison religieuse purifiée des errements, des fausses espérances, des violences oppressives de la raison scientifique athée, enfin réintrônisée, comme en Iran, en Afghanistan, au Soudan dans son rang et ses fonctions de “ Vicaire de Dieu sur terre ” (khalîfat Allah fîl-ardh) ? C’est l’ambition mise en œuvre par Djihad. La raison des Lumières corrigeant ses excès, ses contradictions, ses fausses connaissances, ses dogmatismes théoriques, ses volontés de puissance pour repartir sur des bases plus solides et des principes mieux maîtrisés ? C’est la thèse des défenseurs plus ou moins compétents et convaincus de la raison postmoderne. Une fois de plus, la pensée telle qu’elle s’exerce dans les contextes islamiques contemporains est trop engluée dans le désordre sémantique généré et largement répandu par les violences conjuguées de Djihad et de McWorld, trop handicapée par les impensés accumulés depuis le XVIe siècle, pour contribuer au grand débat ouvert à l’échelle planétaire autrement que par la violence des pauvres et des exclus, par le soutien apporté à McWorld par un nombre de plus en plus grand de consommateurs. La participation au niveau plus essentiel de la responsabilité intellectuelle est dans une large mesure conditionnée par les orientations de la pensée philosophique au sein de la crise qui travaille McWorld.
Comment penser cette crise en incluant à la fois les changements radicaux que les sciences et la technologie imposent à toutes les sociétés et les problèmes propres aux sociétés dominées par un islam soit dogmatique et ritualiste, conservateur et traditionaliste, soit libéral dans les limites infranchissables fixées et surveillées par les gestionnaires de l’orthodoxie ? Les politiques de la religion suivie dans un grand nombre de sociétés dites musulmanes font trop de concessions aux forces de traditionnalisation d’une part, tout en favorisant l’adoption de tous les acquis de la civilisation matérielle, d’autre part. Il en résulte des clivages mentaux dangereux, des retards grandissants dans les systèmes éducatifs, des autocensures stérilisantes, des appauvrissements évidents de la créativité dans les divers domaines de la vie intellectuelle et culturelle. Tandis que des déchirements, des contradictions, des drames individuels et collectifs deviennent le lot commun de populations nombreuses, il subsiste peu de travailleurs capables d’assumer les indispensables tâches d’une émancipation toujours espérée, toujours différée, parfois ouvertement refusée (je pense à la condition féminine et aux droits de l’enfant). Qui se préoccupe de maîtriser les cadres et les outils de pensée des puissances hégémoniques qui fixent tous les agendas du devenir historique aussi bien que les modes d’interprétation des divers passés, pour ne pas se laisser piéger à nouveau par les fausses connaissances, les fausses consciences, les objets mentaux (comme l’Orient, l’Occident, l’Islam, le Développement, les Droits de l’homme, le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc.) construits par et pour les centres d’homologation des savoirs “ vrais ”, entendons fiables, pour les volontés de puissance ? Où sont les lieux de formation de chercheurs et d’enseignants qui élargiraient les champs d’investigation des sciences de l’homme et de la société et radicaliseraient leurs questionnements critiques à propos des problèmes légués par des passés ignorés, mutilés, impensés et des présents qui brouillent ou brisent les visions porteuses d’avenir ?
J’ai longtemps partagé l’opinion ambiante qui réclame l’élaboration d’une “ théologie moderne ” de l’islam à l’instar de ce que continuent de faire des catholiques et des protestants en milieu occidental, depuis ce que les historiens appellent la crise moderniste. L’effondrement de toutes les idéologies s’ajoutant aux défis lancés par les sciences expérimentales à la raison politique, juridique, éthique, philosophique, a sûrement accru les demandes de solutions en direction des théologies traditionnelles; mais celles-ci demeurent trop prisonnières de cadres et d’outils cognitifs médiévaux pour pouvoir assumer avec quelque succès les tâches délicates qu’impose la sortie en cours des imaginaires religieux. En ce qui concerne l’islam, le discours de Djihad a pratiquement réduit au silence ou frappé de dérision toutes les voix qui tentent de réactiver une pensée théologique, philosophique, éthique, juridique capable d’intégrer, dans un même mouvement critique, toutes les tâches prescrites par le développement historique spécifique à ce que j’ai appelé la tradition islamique exhaustive. Un raccourci historique est ici nécessaire pour rendre plus intelligibles ces observations sur les aventures du sens en contextes islamiques.
1) Le système de pensée élaboré en contexte islamique durant la phase d’émergence et la période classique (661-1258) est totalement enfermé dans l’espace cognitif antique et médiéval, ou si l’on veut prémoderne.
2) La longue période qui s’étend du XIIIe au début du XIXe siècle a longtemps été passée sous silence, superficiellement évoquée dans les manuels scolaires sous les noms de décadence, de léthargie, d’oubli, de conservatisme, de retour aux superstitions populaires… Les Turcs peuvent s’enorgueillir des succès initiaux d’un vaste Empire, mais ils sont obligés de baisser le ton devant l’ascension irrésistible de l’Europe dès la défaite de Lépante en 1571. Or, c’est durant cette phase historique cruciale que sont programmés politiquement, sociologiquement, culturellement d’importants aspects des crises, des tensions, des explosions, des formations étatiques, des ruptures, des oublis, des retards qui marquent l’évolution contemporaine de toutes les sociétés soumises à des recompositions rapides, arbitraires et incontrôlables. C’est alors, en effet, que se consomment dans ces sociétés deux ruptures majeures qui prescrivent aujourd’hui des tâches spécifiques : la rupture interne de la pensée islamique à l’égard du pluralisme doctrinal, du cosmopolitisme ethnoculturel, de l’humanisme inchoatif qui ont fait la richesse de la période classique; la rupture avec l’extérieur, c’est-à-dire l’Europe où se succédaient les grands changements et découvertes constitutifs de la modernité.
3) Quand le mouvement intellectuel et culturel de la Nahdha engage le travail de réactivation du legs précieux de la période classique sous les noms de Turâth, d’Age d’or de la civilisation islamique, les deux ruptures qu’on vient de mentionner avaient déjà creusé un fossé profond entre l’Europe révolutionnaire, euphorique, des Lumières et des sociétés qui ne pouvaient plus bénéficier ni des outils légués par la pensée classique, ni encore moins de ceux que proposaient, aux XIXe et XXe siècles (1850-1940) en Europe, les praticiens de l’historiographie historiciste et de la lecture philologique des grands textes. Les efforts prometteurs de trois générations d’intellectuels, chercheurs, écrivains, artistes ont suscité, dès les années vingts, des rejets annonciateurs des combats politiques plus radicaux durant les guerres de libération (1945-1970) et, aujourd’hui, de Djihad versus McWorld. Depuis les années soixante, la démographie a bouleversé les conditions sociologiques de l’expression politique, de la circulation des savoirs, de la manipulation des imaginaires sociaux. On peut penser que souterrainement des évolutions imprévisibles vers le pire ou le meilleur s’opèrent; la visibilité de l’horizon le plus proche, 2010 par exemple, demeure floue tant les sciences sociales se confinent dans la description presque journalistique des événements de surface en s’appuyant sur les discours des acteurs les plus bruyants, les plus directement engagés dans la conquête des pouvoirs politiques et religieux.
Je m’en tiendrai à ces observations rapides. Je sais qu’elles demandent plus d’éclaircissements, d’examen critique, de débats contradictoires; mais cela n’est pas possible tant que les grandes tâches de l’histoire générale de la pensée, de toutes les traditions de pensée qui cherchent à prendre place et à prendre date dans la quête généralisée d’un sens fiable, durable, universalisable, ne mobiliseront qu’un nombre réduit de penseurs et chercheurs exceptionnels.


Références citées

ALLEGRE Claude. 1996. La défaite de Platon ou la science du XXe siècle. Paris : Fayard.
ARKOUN Mohamed. 1982. Lectures du Coran. Paris : Maisonneuve et Larose.
— 1985. “ L’islam devant sa tradition ”, in : Jacques BERQUE (dir.), Aspects de la foi de l’islam, p. 149-192. Bruxelles : Facultés Universitaires Saint-Louis.
— 1996. “ Transgresser, déplacer, dépasser ”. ARABICA 1 [L’œuvre de Cl. Cahen. Lectures critiques] : [PAGES].
BARBER Benjamin R. 1996. Djihad versus McWorld : mondialisation et intégrisme contre la démocratie. Paris : Desclée De Brouwer.
BENNABI Malek. 1954. Vocation de l’islam. Paris : Seuil.
BENVENISTE Emile. 1969. Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Paris : Ed. de Minuit.
BOSWORTH Clifford Edmund. 1996. The New Islamic Dynasties. Edinburgh : Edinburgh University Press.
BOURDIEU Pierre. 1997. Méditations pascaliennes. Paris : Seuil.
BRAUDEL Fernand. 1967. Civilisation matérielle et capitalisme : XVe-XVIIIe siècle. Paris : A. Colin.
DROIT Roger-Pol. 1995. Philosophie et démocratie dans le monde. Paris : UNESCO.
FINKIELKRAUT Alain. 1987. La défaite de la pensée : essais. Paris : Gallimard.
GEERTZ Clifford. 1968. Islam Observed. Chicago / Londres : University of Chicago Press.
GOITEIN Solomon D.F. 1966. Studies in Islamic History and Institutions. Leiden : Brill.
GOODY ?
HABERMAs Jürgen. 1988. Le discours philosophique de la modernité. Paris : Gallimard.
HOURANI Albert. 1962. Arabic Thought in the Liberal Age : 1798-1939. Londres : Oxford University Press.
PRIGOGINE Ilya. 1996. La fin des certitudes : temps, chaos et les lois de la nature. Paris : O. Jacob.
SHAEGAN Dariush. 1991. Q’est-ce qu’une révolution religieuse ? Paris : Albin Michel.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire